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Petite histoire non exhaustive des polémiques sur la commémoration de l’abolition de l’esclavage
16 mai 2014

Origine : http://desmotsmediatiques.wordpress.com/2014/05/16/petite-histoire-non-exhaustive-des-polemiques-sur-la-commemoration-de-labolition-de-lesclavage/

Comme chaque année et par coutume politique, la date retenue pour la mémoire de l’abolition de l’esclavage donne lieu à de nombreux débats et polémiques autour de trois notions : « commémoration », « abolition » et « esclavage ». Certains disent qu’il n’est pas là sujet à commémorer ; d’autres que, si commémoration il y a, ce ne devrait pas être de l’abolition ; les derniers mettent en cause la pertinence de parler d’esclavage encore aujourd’hui. Dit autrement : « la mémoire de l’abolition ne doit pas être érigée en fierté nationale » ; « nous devrions plutôt nous souvenir que nous avons eu des comportements esclavagistes au lieu de se contenter du fait de les avoir abolis » ; « l’esclavage, ce n’est pas nous, il faut cesser de nous culpabiliser avec ses pensées passéistes ».

On célèbre l’abolition de l’esclavage le 10 mai depuis 2006, cinquième anniversaire du vote de la loi Taubira sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité, en 2001. Selon le décret de 2006, une cérémonie doit avoir lieu dans chaque département ainsi que dans les lieux de mémoire de la traite et de l’esclavage. Cependant, la journée de commémoration de l’abolition de la traite et de l’esclavage fait polémique depuis aussi longtemps qu’elle existe (voire davantage).

Après les nombreuses polémiques, revenons à froid sur la journée de commémoration.

Faux départ

Avant même de faire l’étalage des différentes polémiques qui ont accompagné les journées de commémoration de l’abolition de l’esclavage, je peux déjà citer la date de l’instauration de cette journée de commémoration : le 10 mai 2006. Donc il s’est passé 212 ou 158 années entre la première abolition de l’esclavage le 4 février 1794 et la deuxième le 27 avril 1848. La première polémique est donc de reconnaître la culpabilité historique de la France dans la traite négrière et de louer l’abolition de l’esclavage. Et ce n’est pas rien puisqu’il nous a fallu plusieurs siècles pour le faire ! On peut réduire de 5 ans cet écart temporel si on prend pour seconde donnée la date du vote de la loi Taubira en 2001, mais ça ne fait guère une grande différence. Et si on prend comme donnée la fin de la colonisation française… vous avez compris.

Pourquoi c’est une polémique selon moi ? Parce que, quand on décide de cesser une activité parce qu’on reconnait qu’elle est moralement mauvaise, il va de soi (a priori) qu’on reconnaisse qu’avoir pratiqué cette activité (immorale, donc) est une chose de laquelle on doit se repentir. Or, ce n’est pas ce qu’il se passait, jusqu’à encore très récemment. Précisément, jusqu’à ce que Christiane Taubira, à l’époque députée de Guyane, métisse de couleur, décide de faire quelque chose dans ce sens. La condamnation officielle et légale du « crime contre l’humanité » vient de quelqu’un qui hérite de la mémoire des victimes et qui cherche la reconnaissance de ce passé français. Non sans attirer les critiques de ceux qui refusent cette mémoire. Eh oui, les attaques contre Christiane Taubira ne datent pas d’hier !

Deuxième raison de parler de « faux départ » : le choix de la date pose problème.

En somme, de nombreuses associations ultramarines, de Martinique et de Guyane, préféraient le 23 mai, date de la première véritable journée de liberté des esclaves martiniquais en 1848, et anniversaire de la manifestation qui avait réuni silencieusement 40 000 « descendants d’esclaves » à Paris en 1998. D’autres associations s’orientaient vers le 4 février et/ou le 27 avril, dates des deux abolitions de l’esclavage. Mais le choix de Jacques Chirac a été de célébrer cette journée le 10 mai. Ce faisant, il a choisi une date « neutre » qui « n’appartient à personne pour pouvoir appartenir à tout le monde », mais qui est surtout l’anniversaire du vote de la loi Taubira. La décision présidentielle a été vivement condamnée : une « usurpation » de la mémoire selon Serge Romana (à Libération en 2006), une tromperie qui célèbre l’abolition au lieu de reconnaître les erreurs selon Victorin Lurel, ancien président PS du Conseil régional de la Guadeloupe pour qui le 10 mai commémore les abolitionnistes au lieu des victimes de l’esclavage. Une date qui ne parle donc pas trop aux personnes les plus concernées et qui ressemble à une compromission plus qu’à un compromis….

Troisième point : la mémoire est un bien immatériel.

Ce n’est pas un dédommagement, c’est un souvenir, un clin d’œil. Du moins c’est ce que certains pensent, comme Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran) qui jugent que l’esclavage est un « crime parfait », « apparemment sans victime, sans coupable, sans dommage ». Ce sont les victimes, mêmes, qui ont payées pour devenir indépendantes (comme Haïti) et les bourreaux ont été dédommagés (en échange de la libération de leur main d’œuvre). Selon Ali Moussé Iyé, coordonnateur du projet La route de l’esclave (Unesco), la France ne veut pas payer parce qu’elle ne veut pas se positionner en perdante, parce que ce sont les perdants qui paient aux vainqueurs. Aujourd’hui encore, et malgré les plaintes posées au Conseil d’Etat, François Hollande juge qu’une réparation financière aux descendants des victimes ne résoudrait aucun problème de mémoire, qui ne cessera jamais, ni ne changerait le travail de commémoration engagé. D’ailleurs, l’opinion du Cran n’est pas partagée par toutes les associations noires ou métisses. Par exemple, Claude Ribbe, écrivain guadeloupéen, dénonce quant à lui une stratégie de « happening ».

C’est clair : la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage prenait un mauvais départ
François Hollande lors de la Journée nationale de commémoration de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions, en 2012

François Hollande lors de la Journée nationale de commémoration de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, en 2012

Euh… et les autres négriers ?

Le texte de la loi Taubira limite volontairement la culpabilité à l’Europe et à la France, en laissant de côté la culpabilité de l’Afrique et de l’Orient. Mais certains ne l’entendent pas de cette oreille !

En 2004, Olivier Pétré-Grenouilleau publiait chez Gallimard un ouvrage intitulé Les Traites négrières. Essai d’histoire globale. Il y fait un travail historique remarquable qui convoque de nombreuses références françaises, européennes, orientales et africaines pour comprendre la traite négrière dans son entier. Il y parle sans fausse pudeur de la traite française et livre des chiffres édifiants mais surtout très clairs sur l’idée d’une culpabilité largement et géographiquement partagée. 11 millions d’Africains victimes du trafic occidental, 14 millions pour la traite interafricaine, 17 millions pour la traite orientale. Il s’oppose ainsi à l’idée commune selon laquelle les Africains n’auraient pas compris ce qu’il se passait et se seraient laissés naïvement avoir par les Blancs (ce qui n’est pas exactement avoir une bonne image des Africains !). Certains – pas tous, évidemment, ce n’est pas mon propos – furent aussi des acteurs de la traite en fournissant des captifs aux négriers et en recourant eux-mêmes à l’esclavage. Pétré-Grenouilleau n’essaie pas de faire oublier la culpabilité des Occidentaux – ce que je ne veux pas faire non plus – mais, sans rien relativiser, il nous fait comprendre que, pour demander réparation, il faut s’adresser à tous les coupables et non pas seulement à ceux auxquels on veut bien faire des reproches officiels.

Aujourd’hui, l’objection est reprise sur le site Clicanoo, journal en ligne réunionnais. Le constat est simple : « Pour acheter des esclaves, il faut des vendeurs ! ». Mais les « vendeurs » ont été oubliés de la loi, des programmes scolaires, des discours de commémoration,… de l’histoire. D’accord ou pas avec l’idée d’une commémoration de l’abolition de l’esclavage, on est en droit de demander à ce que tous les pays coupables (puisque les hommes coupables n’existent plus) fassent cette même démarche de mémoire.

Bon, deuxième élément fondateur que l’on peut questionner… et qu’on va retrouver jusqu’aux polémiques actuelles, notamment celle de Thierry Mariani et de son fameux tweet sur la déculpabilisation des Blancs, du fait du kidnapping de plus de 200 filles nigériannes par Boko Haram qui seront réduites en esclavage :

Des affrontements « communautaires »

Vieux pays, la France se partage entre de nombreux lieux de mémoire qui ne sauraient pourtant se juxtaposer les uns aux autres ou se faire de l’ombre. Pourtant, la mémoire est le sujet de nombreux conflits notamment entre certains descendants de victimes de l’esclavage et certains descendants de victimes de la Shoah. On se dispute pour définir la place à accorder, dans la société, à la mémoire de chacun, sachant que certains descendants de victimes de l’esclavage (dont Dieudonné) jugent que la mémoire de la Shoah supplante en nombre et en valeur reconnue (et non factuelle, symbolique ou effective) la mémoire de l’esclavage. Voilà qui pose un sérieux problème pour la prise en compte des revendications communautaires adossées à la reconnaissance par au moins la France de « l’équivalence » du point de vue de l’humanité de la traite négrière, de l’esclavage, et du génocide juif.

Le rassemblement des descendants de victimes de l’esclavage fait craindre à certains, généralement des Français d’origine française (de toutes générations), de se voir culpabiliser pour des crimes qu’ils n’ont pas commis puisque, comme le dit la phrase déculpabilisatrice la plus prononcée, « ils n’étaient pas nés à cette époque », voire « leurs familles n’a pas eu affaire à l’esclavage ». Et de fait, c’est possible. Mais ce n’est pas la question : c’est un travail d’un pays, qui porte son histoire, à reconnaître à une autre histoire qu’elle a souffert de la sienne. D’ailleurs, on ne peut pas se targuer d’être le pays des droits de l’homme, et donc d’endosser cette histoire à bras le corps, si on n’endosse pas aussi le reste. Le discours de commémoration passe pour culpabilisateur aux yeux d’une forme de communautarisme qui se sent menacé par le regroupement d’une communauté qui ne fait rien d’autre qu’agir selon son droit : demander, si ce n’est réparation, au moins reconnaissance. Ce « communautarisme blanc » crée la polémique en remettant chaque année sur le tapis cette idée de « discours culpabilisateur » qui n’en est pas un.

C’est dans ce sens que l’on peut comprendre le refus du maire FN de Villers-Cotterêts, Franck Briffaut, de commémorer l’abolition de l’esclavage samedi dernier, par opposition à la culpabilisation constante des Français. Alors même que Villers-Cotterêts est une ville symbolique où a été enterré le Général Dumas, père d’Alexandre Dumas. Contrairement à ses dires, le travail de commémoration n’est pas un travail de culpabilisation, et leur rapprochement est un amalgame politique ressortant nettement de la manipulation rhétorique. Le travail de mémoire, c’est se souvenir pour reconnaître les erreurs commises pour ne pas les reproduire. Personne ne parle de culpabilisation des citoyens français contemporains. Parler de culpabilisation est un abus de langage.

J’ose à peine mentionner une certaine ignorance de la condition africaine par certains représentants français qui traduit, avec d’autres choses, une profonde méconnaissance et surtout un désintérêt pour non seulement la condition africaine contemporaine mais aussi l’histoire des peuples et des pays africains. Je mentionnerais bien sûr le fameux discours de Dakar de Nicolas Sarkozy en 2007, auquel des intellectuels africains ont offert une très belle et pertinente réponse le 10 août 2007 à Libération et que je conseille à quiconque lira cet article, si ce n’est pas entrer dans le débat, au moins pour la réflexion personnelle. L’ignorance de l’ancien chef de l’Etat, et celle de celui qui écrivait ses discours, sont d’autres polémiques autour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage selon moi pour une simple raison : elles attestent d’un respect que les Africains n’ont pas encore acquis à l’international ou au moins dans l’esprit de certains Français ; elles attestent d’un occidentalo-centrisme qui se croit encore, inconsciemment peut-être, avec de bonnes intentions (mais l’expression populaire ne dit-elle pas que l’enfer est peuplé de bonnes intentions ?), un modèle conceptuel et intellectuel à partir duquel on devrait penser le monde. Mais l’histoire, dans laquelle le peuple africain ne serait pas assez entré selon ce discours, c’est un concept aussi universel que branlant, une définition aussi fixe que changeante. Personne ne la possède ni personne ne peut légiférer sur ce qui est historique ou ne l’est pas.

La dernière fenêtre du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes donne sur le Palais de justice

Oublieuse des esclavages contemporains

Un dernier défaut peut-être de cette commémoration, c’est qu’on y parle de « mémoire pour ne pas reproduire », mais on reproduit encore et toujours, aujourd’hui même, ailleurs mais pas seulement, chez nous aussi.

En 2008, Libération nommait 3 formes d’esclavage contemporain qui existent encore en 2014 :

L’esclavage traditionnel : la servitude pour dettes, la vente d’enfants, l’esclavage de caste ;

L’exploitation de la main d’œuvre dans des conditions de servitude extrême : mines, usines, plantations ;

La servitude domestique, la prostitution forcée, le travail clandestin.

Alors comment nous faire croire que nous nous souvenons de l’esclavage pour ne pas reproduire alors que nous reproduisons, à une échelle moindre en effet, mais une reproduction quand même. Et quand je dis « nous », je ne parle pas de moi ni de quelqu’un en particulier, je parle de la société qui laisse faire ce qu’elle dit combattre.