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Un mémorial qui fait polémique à Nantes
Anaïs Toro-Engel

Origine : http://www.slateafrique.com/81993/memorial-qui-fait-polemique-nantes-esclavage

La cité des Ducs de Bretagne a ouvert les yeux sur son passé colonial en érigeant un mémorial de l'abolition de l'esclavage dont l’inauguration est prévue le 24 mars 2012. Mais cette démarche fait-elle vraiment l’unanimité?

L’inauguration approche. Effervescence le long du quai de la Fosse à Nantes, en bord de Loire. C’est ici qu’ouvrira bientôt le mémorial de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, à quelques encablures du pont Anne de Bretagne et de la passerelle Victor Shœlcher.

Lieu symbolique dont la première pierre a été posée le 10 mai 2010, il se compose sur sa partie extérieure d’une vaste esplanade de 7.000 m². 2.000 plaques de verre y sont incrustées dans le sol.

La grande majorité d’entre elles (1.710) rappelle le nom des bateaux négriers, les autres (290) retranscrivent les noms des comptoirs négriers et ports par lesquels transitaient les navires nantais.

Vient ensuite un escalier massif qui s’enfonce sous le quai de la Fosse. Le visiteur pénètre alors dans un souterrain de 90 mètres, qui s’étend tout le long de la Loire. Un extrait de la Déclaration universelle des droits de l’homme (ONU, 1948) est exposé à l’entrée: «Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes.»

Marie-Hélène Jouzeau, directrice de la direction du Patrimoine et de l’Archéologie pour la ville de Nantes, est en charge du projet du mémorial. Slate Afrique l’a contactée:

«C’est différent d’un musée qui se contente de retracer l’histoire sans se tourner vers l’avenir. La portée du mémorial est toute symbolique, et beaucoup plus forte: c’est un lieu pérenne destiné à être transmis aux générations futures.»

Elle poursuit: «Le mémorial est un espace commémoratif propre à l’espace public, à l’image d’un monument aux morts. Il doit servir de support à des actions culturelles, éducatives: la vie du Mémorial commence à peine, ce n’est qu’un début.»

Nantes, première ville négrière de France

Si la ville de Nantes tient tant à renouer avec son passé colonial, c’est bien parce que sa position dans ledit commerce a été des plus particulières. De par son importance tout d’abord, car la cité était le premier port négrier français durant l’ère coloniale. On estime ainsi à 450.000 le nombre d’esclaves embarqués à bord des galères nantaises.

«A l’époque, un esclave était considéré au même rang qu’une marchandise qu’on échangeait contre de l’indigo, du tabac, du sucre… Peu de personnes s’émouvaient de leur condition, c’est la création de richesse qui comptait», explique Franck Barrau, secrétaire général du Secrétariat permanent aux droits de l’Homme.

De la fin du XVIIe siècle jusqu’à l’abolition de la traite, en France, c’est environ «45 % du trafic qui transitait par Nantes», ajoute-t-il.

En outre, l’abolition de l’esclavage en 1848 a été très mal vue par les armateurs nantais, à tel point que la plupart d’entre eux ont refusé cette décision et ont continué le commerce d’esclaves, devenu illicite. C’est l’époque de la «traite illégale».

«Le commerce a continué d’une manière entêtée, intégriste, dans la pure illégalité, dénotant ainsi la réticence des milieux d’affaires nantais à enrayer la traite. La ville a longtemps eu une mauvaise réputation à cause de ça», raconte Jean Breteau, l’un des fondateurs de l’association Les Anneaux de la Mémoire.

C’est vraisemblablement depuis cette période que le tabou nantais autour du commerce de la traite prend tout son sens. Il faudra attendre le début des années 80 pour que des universitaires entreprennent de dépoussiérer tout ce pan de l’histoire de la ville.

En premier lieu avec un colloque à l’université de Nantes en 1985, puis avec l’exposition Les Anneaux de la mémoire au Château des Ducs de Bretagne, qui va constituer un véritable tournant dans les recherches sur l’esclavage.

«Avant, il y avait beaucoup d’approximations, de non-dits sur l’esclavage. La mairie de Nantes a voulu renouer avec son histoire et raconter la vérité en évoquant les conséquences sur le monde contemporain, par exemple en ouvrant le débat sur l’esclavage moderne», conclut Franck Barrau.

Quant à lui, Jean Breteau met en avant le besoin de la population nantaise de savoir et de connaître son histoire à l’origine du projet.

«Dans un contexte mondialisé, avec la présence de diasporas d’Outre-Mer et africaines et certaines relations conflictuelles de la France avec ses anciennes colonies, les Nantais ont eu envie d’inventorier le passé, car il y avait une certaine gêne, une certaine occultation de l’histoire. Dans une certaine mesure, le refus de Nantes de reconnaître la traite négrière s’apparente à un trouble de la pensée collective.»

Un événement aussi attendu que controversé

«Il ne faut pas confondre l’histoire et la mémoire», avait récemment confié un historien nantais à Slate Afrique. Car c’est bien sur cette problématique épineuse que se situe l’un des débats autour du projet, l’affrontement presque devenu incontournable entre historiens et politiques.

Si l’histoire est impartiale, c’est parce qu’elle ne donne pas de leçons: à chacun d’en tirer un enseignement et d’interpréter des faits historiques et leurs conséquences.

D’après Jean Breteau, c’est l’une des raisons pour lesquelles le monument n’est pas à la hauteur de l’enjeu: «L’idée d’une promenade méditative n’est pas une bonne chose, c’est à chacun de choisir où il veut méditer. Car l’on crée ainsi un devoir de mémoire prépensé, prémâché. Il n’y a pas vraiment d’avis contradictoire.»

D’autant plus que célébrer l’abolition de l’esclavage en particulier, est-ce vraiment judicieux dans une ville qui justement s’est opposée à l’abolition ? Pour certains, mieux valait un mémorial avec une symbolique plus forte, plus proche de l’histoire de Nantes, de ses vérités, même si celles-ci ne sont pas toujours bonnes à dire.

«La ville ne se reconnaît pas dans le mémorial car il ne correspond pas à l’identité nantaise. L’intéressant aurait été d’expliquer comment on a pu faire ça, quitte à évoquer des choses scandaleuses, parfois choquantes.»

Cela reviendrait, dans l’idéal, à avoir une vision moins idéaliste ou moralisatrice dans le message véhiculé, et à davantage retranscrire des faits bruts, propres à Nantes, sans, d’une certaine façon, sélectionner l’information.

Une appropriation politique du projet

«Il y avait beaucoup d’espoirs au moment du lancement, mais beaucoup ont été déçus de la conduite du projet, car la valorisation de l’importance historique d’un tel mémorial n’est pas au rendez-vous», souligne Jean Breteau.

Ce dernier met en avant le mauvais côté d’une appropriation politique, qui, même si elle a pu permettre la levée de fonds, a éloigné la conception du projet de la population nantaise — en particulier du tissu associatif et universitaire.

Par exemple avec le choix des architectes, Krzysztof Wodiczko et Julian Bonder. Et le tout pour un coût total estimé à 6.900.000 euros, la note est un peu salée.

Au final, difficile de se rendre compte si la population a été mise à contribution comme il se devait autour d’un tel projet. Une chose est sûre: les retards successifs pris dans les travaux n’auront pas aidé à la sensibilisation autour de l’événement.

L’ouverture initialement prévue début 2011 a ensuite été repoussée fin 2011, puis au dernier moment au 24 mars 2012. «C’est la rançon d’un projet mal pensé, mal maîtrisé», conclut Jean Breteau. Reste à espérer que l’ouverture prévue dans quelques semaines sera la bonne.