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Mémoire Vive

- Instants Critiques

- Habiter le temps

De la figure du monstre à l'infigurable monstrueux

De la poïesis Open source à la poétique de l'apparaître

Spectrographie des pratiques micromédia

Métamodélisation et inframodélisation

 

Mémoire Vive

Par David gé Bartoli et Sophie Gosselin

« Les philosophes n'ont jamais eu de destinataires institués, ce n'est pas nouveau. La destination de la réflexion est aussi un objet de réflexion. La fin de série dure depuis longtemps, et la solitude. Il y a pourtant du nouveau. C'est le rapport au temps, on est tenté d'écrire : l'« usage du temps », qui règne dans l'« espace public » aujourd'hui. On ne repousse pas la réflexion parce qu'elle est dangereuse ou dérangeante, mais simplement parce qu'elle fait perdre du temps, et ne « sert à rien », ne sert pas à en gagner. […] Le différend ne porte pas sur le contenu de la réflexion. Il touche à sa présupposition ultime. La réflexion exige qu'on prenne garde à l'occurence, qu'on ne sache pas déjà ce qui arrive. Elle laisse ouverte la question : Arrive-t-il ? » (Jean-François Lyotard, Le différend, éd. de Minuit, 1994, p. 14)

Mémoire vive : mémoire alerte et en alerte, mémoire vivace, perplexe. La mémoire n'est pas le lieu d'un temps particulier, mais le lieu de tous les temps. Une basse continue des temps.

Ouvrir un espace critique c'est être capable de cerner où se situent les instants critiques tout en laissant poindre la question du « Arrive-t-il ? » comme seuil : là où tout peut toujours basculer, là où le possible peut se faire devenir.

Voir dans le profil du monde

« Que ce soit le chant d'une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer, qui t'environne - toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n'a sa place que de temps à autre. Savoir à quel moment c'est à toi d'attaquer, voilà le secret de ta solitude : tout comme l'art du vrai commerce c'est : de la hauteur des mots se laisser choir dans la mélodie une et commune. » (Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses)

Mémoire vive se compose et se recompose au fil de ses apparitions. Chaque apparition donne lieu à la réunion d'une multiplicité d'oeuvres littéraires, philosophiques, scientifiques, visuelles, musicales, qui dans leur mise en tension, friction, frottement, provoquent le réveil d'une mémoire paradoxale, d'une mémoire spectrale.

La mémoire spectrale qui se déploie dans Mémoire vive tient de l'espacement entre la mémoire individuelle et la mémoire objective de l'histoire. Elle n'est ni l'une ni l'autre, les débordant toutes les deux tout en les rendant possible. En cela Mémoire vive rejoint une des intuitions fondatrices de l'oeuvre de Chris Marker qui ne cessa d'explorer l'espace intermédiaire entre mémoire individuelle et mémoire collective, espace intermédiaire qu'il figure par un spectre revenant de l'immémorial 1). Mais à la différence du spectre de Chris Marker, la mémoire spectrale n'appartient à aucun temps, ni passé ni futur, elle ouvre bien plutôt à la suspension d'un hors-temps immanent.

Comme ces multiples voix qui, chez Rilke, forment la texture du monde, sa mélodie sous-jacente, la mémoire spectrale persiste dans la retenue, toujours déjà là et jamais immédiatement perceptible, elle se joue dans l'immanence du réel, dans son imperceptible.

Cette mémoire est spectrale, non dans le sens où elle donnerait lieu à la revenance anachronique d'un spectre, mais au sens où la possibilité même d'une donation, d'un avoir lieu, suppose dans le même temps le retrait du monde. Cette retenue ne se confond ni avec le néant ni avec la virtualité, mais indique que le monde ne s'offre jamais dans une pleine présence. Le monde ne se donne que par apparitions.

L'ample mélodie des choses, tissée de mille voix, se trame dans la retenue, sur le seuil du monde, dans son profil.

Les oeuvres réunies dans Mémoire vive forment autant d'apparitions spectrales, autant de masques donnant corps à cette mélodie imperceptible. Or le masque 2) ne préexiste pas aux voix qui le traversent, comme si ces voix appartenaient à un arrière-monde auquel le masque devrait donner accès. Au contraire, le masque ne prend forme que depuis l'orifice que la voix ouvre dans son passage du possible au devenir. « Orifizio » du latin « orificium » veut dire faire (facere) bouche (oris), faire ouverture. La voix est la poussée qui fait ouverture, engendre la bouche qui rendra possible son articulation. Le masque est la poétique pensée comme technique d'ouverture. Elle articule la trouée par où s'opère le passage du possible au devenir. L'orifice indique le seuil comme espacement inframince 3), à l'image de cette ligne atopique qui dans le double profil du Rubin 4) dessine le profil de deux visages. Cette ligne non figurale est ce qui permet le battement incessant du regard entre les deux visages et l'horizon dans lequel ces deux visages prennent forme. Le masque pensé comme orifice (et non comme surface) est à la fois la ligne du visage et son négatif, l'espacement inframince qui le sépare de l'autre visage. La spectralité est ce négatif, elle se déploie dans l'inframince des manifestations mondaines, dans l'infraphysique.

Or les masques n'apparaissent jamais seuls, comme les spectres, ils adviennent toujours au pluriel. C'est dans le battement entre les masques, dans la persistance du spectre de tous les masques possibles, que la spectralité se donne à sentir. C'est pourquoi Mémoire vive réunit à chaque fois une multiplicité d'oeuvres, chaque oeuvre contenant déjà en elle-même une multiplicité de spectres. L'introduction d'une oeuvre à l'intérieur de cette chorale spectrale permet de réveiller les résonances insoupçonnées qu'elle provoque dans sa mise en écho avec d'autres oeuvres. Il faut ici entendre par résonance moins l'accord entre deux sons que l'écho des corps qui ainsi se donne à entendre.

L'art du solo (de l'artiste ou penseur) consiste à faire résonner sa voix parmi les voix. « Savoir à quel moment c'est à toi d'attaquer, voilà le secret de ta solitude » (Rilke). Le secret de l'acte de création ne renvoie pas à quelque chose de caché, mais au processus de sécrétion qui fait que sa voix ne se donne jamais complètement dans l'infinité de ses résonances possibles. La voix du solo est toujours déjà plurielle. Le surgissement de la voix dans le masque correspond à la constellation singulière que prend cette pluralité dans le moment de la résonance.

Dans le passage du possible au devenir les voix spectrales adviennent en tant que corps abstraits.

Les corps abstraits forment le battement imperceptible des voix dans le perceptible, ils sont ce qui fait battre le perceptible. A travers eux la mémoire s'affectue, elle s'effectue par affect. C'est pourquoi la poétique mise en oeuvre dans Mémoire vive consiste dans une érotique des corps abstraits : provoquer des frottements, frictions et tensions entre les oeuvres.

Cette érotique propose une expérience du temps qui se démarque de toute configuration chronologique. C'est pourquoi, si Mémoire vive hérite d'un Aby Warburg, qui dans son atlas Mnemosyne cherche à saisir de l'intérieur les relations conflictuelles qui se nouent dans les oeuvres, elle se défait de toute influence historiciste présupposant une pensée chronologique (même si anachronique), ainsi que de toute représentation spatiale du temps (de type atlas, cartographie, espace de projection). Mémoire vive ouvre l'expérience d'un temps multiple ou plutôt d'une multiplicité de temps, correspondant à la multiplicité des voix spectrales qui font battre la pulsation des oeuvres réunies.

Une tempologie

Chaque oeuvre est donc traversée d'une multiplicité de temps, temps correspondant à l'advenue de la mélodie de cette voix singulière et aux résonances qu'elle provoque dans son surgissement : temps-en-espace, temps du seuil qui ouvrent l'espace.

La mise en résonance des voix déploie le spectre d'une multiplicité de temps réouvrant et gonflant l'espace, retrouvant l'épaisseur d'une harmonie dans laquelle temps et espace se confondent et se démultiplient. L'harmonie tient de ces « liens qu'on ne voit pas mais qui sont plus fort que ceux qu'on voit » (Héraclite, fragment 54). Ces liens invisibles, infraphysiques, ouvrent à chaque fois le possible d'un nouveau temps : ils ouvrent le spectre d'une multiplicité des temps. Mémoire vive procède à une tempsification de l'espace. L'espace ne préexiste pas au temps et le temps n'est pas une quatrième dimension de l'espace. Une multiplicité de temps-en-espaces se déploient dans l'épaisseur d'un champ de forces spectrales.

C'est cette épaisseur que rend sensible le retournement du schéma 5) de Marcel Duchamp. Dans sa version originale, le schéma duchampien propose une représentation de la durée plastique. En le retournant à 90° nous retrouvons une autre intuition de l'oeuvre duchampienne, celle consistant à voir la pendule de profil et à penser le temps en dehors de toute chronicité horizontale et directionnelle au profit d'une ligne verticale où se déploie le spectre d'une multiplicité de temps-en-espace. La tempologie désigne l'approche sensible de cette multiplicité des temps.

Apparitions

Mémoire Vive se donne sous la forme d'apparitions.

Jusqu'à maintenant, il a donné lieu à deux apparitions :

Instants Critiques

Habiter le temps

1)
Dans les films La Jetée et Level 5 par exemple. Dans La Jetée, il y a cet homme qui revient du futur pour retrouver une femme. « Elle l'accueille sans étonnement. Elle l'appelle son spectre ». Dans Level 5, le masque qui se présente sur l'écran d'ordinateur face à Laura est en même temps le masque de l'espace virtuel du numérique que le masque du spectre de son amant décédé. Dans les deux cas, la plongée dans la mémoire individuelle est en même temps la plongée dans une mémoire collective, historique. Le spectre figure l'espace intermédiaire, indécidable, entre l'individuel et le collectif.

2)
Le masque chez les grecs servait de porte-voix.

3)
Nous reprenons ce concept à Marcel Duchamp. Dans Notes, il définit l'inframince comme passage du possible au devenir

4)
Image sur la page d'accueil du site

5)
Cf. Dessin retourné qui apparaît ci-dessous. Ce dessin renversé doit être vu comme le profil de la ligne du double profil de Rubin, pris depuis la gauche.