Introduction
Dans ce mémoire nous aborderons la question de la subjectivité
dans la postmodernité sous l’angle de la philosophie
politique. Pour traiter ce sujet, nous partirons de Jean-François
Lyotard et de ses deux livres sur ce thème : La condition
postmoderne publié en 1979 et Le postmoderne expliqué
aux enfants paru en 1988. ( )
Il s’agit de savoir si l’hypothèse de Lyotard
est vérifiée et si la subjectivité humaine
est touchée par cette nouvelle époque.
La notion de postmodernité a déjà été
employée en architecture avant les livres de Lyotard. Celui-ci
l’utilise en philosophie dès 1979. Son propos concerne
la nouvelle période induite par le statut du savoir dans
les sociétés informatisées. Il introduit l’idée
d’une nouvelle condition humaine.
Au début de son livre, il explique :
« En simplifiant à l’extrême, on tient
pour « postmoderne » l’incrédulité
à l’égards des métarécits. »
( )
La notion d’incrédulité aborde d’emblée
la perte de confiance, le désenchantement vis-à-vis
des métarécits. Ces métarécits sont
ceux issus des Lumières.
Il emploie la notion de postmodernité, mais il spécifie
bien que celle-ci n’est pas une notion strictement temporelle.
Le changement d’époque concerne la légitimation
et nos croyances. C’est une évolution qui touche la
manière de penser et de se représenter.
« Dans la société et la culture contemporaine,
société post-industrielle, culture postmoderne, la
question de la légitimation du savoir se pose en d’autres
termes. Le grand récit a perdu sa crédibilité,
quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné
: récit spéculatif, récit de l’émancipation.
» ( )
Lyotard cite deux métarécits : le déploiement
de l’Esprit universel, le récit spéculatif donc,
et la promesse d’émancipation par la raison. Au travers
de la notion de métarécit Lyotard rend évident
ce qui était implicite dans la modernité : la philosophie
de l’histoire, une projection dans le temps nommée
progrès.
Lyotard s’interroge sur les causes de la délégitimation
des métarécits. Il commence par proposer deux explications
:
« On peut voir dans ce déclin des récits un
effet de l’essor des techniques et des technologies à
partir de la deuxième guerre mondiale, qui a déplacé
l’accent sur les moyens de l’action plutôt que
sur ses fins ; ou bien celui du redéploiement du capitalisme
libéral avancé après son repli, sous la protection
du keynésisme pendant les années 1930 – 1960,
renouveau qui a éliminé l’alternative communiste
et qui a valorisé la jouissance individuelle des biens et
des services. » ( )
Lyotard note la conjonction entre la puissance de la technoscience
et le développement du capitalisme. Il met l’accent
sur le changement de cadre de pensée de deux façons
: la primauté donnée aux moyens au détriment
des fins et la valorisation de la jouissance individuelle. Ces deux
aspects sont des caractéristiques de la postmodernité
que l’on peut trouver chez d’autres auteurs contemporains.
Par contre, une fois énoncées ces ceux causes du
changement dans notre cadre mental, Lyotard reconnaît que
:
« Ces recherches de causalité sont toujours décevantes.
» ( )
Il va adjoindre la notion de jeux de langage aux deux causes déjà
énoncées. Les « jeux de langage » sont
considérés comme la cause principale de la délégitimation
des métarécits. Mais, tout en donnant plus d’importance
aux jeux de langage, Lyotard ne sépare pas les trois faisceaux
de causes dans son analyse. Cette façon de procéder
est symptomatique de la postmodernité. C’est une notion
complexe qui demande la confrontation de plusieurs approches pour
en rendre compte.
Avec l’incrédulité vis-à-vis des grands
récits, Lyotard nous parle de l’état de la pensée
dans le contexte postmoderne. Il essaie de comprendre comment notre
pensée est influencée par le bain mental collectif
dans lequel nous vivons. Il utilise l’impact de grands événements
marquants comme Auschwitz, le goulag de Staline, les bombes d’Hiroshima
et Nagasaki pour montrer qu’ils ont produit une rupture au
niveau de la pensée politique. L’ambiance a changé,
il faut parfois du temps pour s’en rendre compte, mais ce
n’est plus comme avant, quelque chose s’est brisé.
Ce qui est détruit c’est la croyance dans les récits
de la modernité, l’enchantement de la promesse contenue
dans le progrès.
« La république ne se donne pas à croire, mais
à réfléchir et à juger. Elle se veut.
Les grands récits qu’elle requiert sont des récits
d’émancipation, ce ne sont pas des mythes. Ils remplissent
comme eux une fonction de légitimation, ils légitiment
des institutions et des pratiques sociales et politiques, des législations,
des éthiques. À la différence des mythes ils
ne trouvent pourtant pas cette légitimité dans des
actes originels « fondateurs », mais dans un futur à
faire advenir, c’est-à-dire dire dans une Idée
à réaliser. Cette Idée (de liberté,
de « lumières », de socialisme, d’enrichissement
général) a une valeur légitimante parce qu’elle
est universelle. Elle donne à la modernité son mode
caractéristique : le projet, c’est-à-dire la
volonté orientée vers un but. » ( )
Cette vision de l’avenir contient des promesses, ce que ne
peuvent pas proposer les mythes qui répondent à la
question de l’origine et donc basés sur le passé.
La modernité changeait l’orientation temporelle de
la légitimation. Le bonheur était devant nous, changer,
améliorer, réformer, penser en terme d’utopie,
c’est le propre de la modernité. La tradition n’était
plus une référence, la raison, les inventions et découvertes
humaines étaient au centre de nos métarécits.
La légitimation donnait du sens à l’histoire
humaine, notre vie faisait partie d’un grand tout. Sans les
métarécits nous ne pouvons plus nous référer
à un ensemble surplombant l’histoire humaine. Lyotard
constate l’échec des points de vue totalisants.
Il donne plusieurs exemples de cette délégitimation
et de ses modalités, en voici deux :
« - Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui
est rationnel est réel :
« Auschwitz » réfute la doctrine spéculative.
Au moins ce crime, qui est réel, n’est pas rationnel.
- Tout ce qui est prolétarien est communiste :
« Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968,
Pologne 1980 » (j’en passe) réfutent la doctrine
matérialiste historique : les travailleurs se dressent contre
le Parti. » ( )
L’évolution de l’histoire humaine est un opérateur
mental. Ces événements invalident nos croyances. La
contradiction ne vient pas d’un débat théorique,
d’une discussion politique ou philosophique. Ce sont les faits
sociaux et politiques qui détruisent la confiance accordée
aux métarécits. Lyotard fait des allers-retours permanents
entre la philosophie et l’évolution de la société
pour construire son argumentation. Penser l’évolution
du monde ne peut pas se faire seulement d’un point de vue
abstrait. L’expérience de la société
doit être intégrée au raisonnement de la philosophie
politique, sinon elle reste une démarche purement spéculative.
Une des clés de l’évolution vers la postmodernité
ce sont les « jeux de langage ». Lyotard justifie son
utilisation de ces jeux de langage pour analyser l’évolution
de la société ainsi :
« … dans une société où la composante
communicationnelle devient chaque jour plus évidente, à
la fois comme réalité et comme problème, il
est certain que l’aspect langagier prend une nouvelle importance
… » ( )
La communication se développe avec l’informatisation
de la société et la place des médias de masse
est de plus en plus importante. Le langage participe de cette communication.
Au-delà des moyens qui permettent les nouvelles formes de
communication, Lyotard cherche à comprendre les transformations
sociales et politiques liées à ces nouveaux jeux de
langage. Son argumentation s’appuie sur ce que transmettent
les récits :
« Ce qui se transmet avec les récits, c’est
le groupe de règles pragmatiques qui constituent le lien
social.» ( )
Lyotard s’intéresse aux mutations du lien social.
Si les récits sont des organisateurs qui légitiment
la vie collective, un changement au sein des récits aura
une incidence sur le lien social, et un changement dans la société
aura une incidence sur les récits. Il s’appuie sur
les travaux qui étudient la littérature comme ceux
de Gérard Genette. ( ) La structure des récits contient
une logique et transmet un rapport au monde :
« ... la tradition des récits est en même temps
celle des critères qui définissent une triple compétence,
savoir-dire, savoir-entendre, savoir-faire, où se jouent
les rapports de la communauté avec elle-même et avec
son environnement. » ( )
Les métarécits ne fonctionnent plus, l’être
au monde, le vivre ensemble se modifie.
« La nouveauté est, que dans ce contexte, les anciens
pôles d’attraction formés par les États-nations,
les partis, les professions, les institutions et les traditions
historiques perdent leur attrait. » (…)
« Chacun est renvoyé à soi. » ( )
Les métarécits légitimaient une organisation
collective, où chaque personne avait une place et trouvait
du sens. Le passage à la postmodernité provoque une
individualisation. Lyotard le constate :
« De cette décomposition des grands Récits,
(…), il s’ensuit ce que d’aucuns analysent comme
la dissolution du lien social et le passage des collectivités
sociales à l’état d’une masse composée
d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement
brownien. » ( )
Lyotard, en étudiant la postmodernité et en prenant
acte du changement, soulève la question du lien social de
façon explicite et la question du sujet politique. Pour lui,
le renvoi à soi-même est le résultat d’une
« dissolution ». Ce qui s’est dissout c’est
le collectif. La mutation postmoderne provoque un rapport au monde
inédit. La métaphore des atomes animés d’un
mouvement perpétuel est forte. Le propre du mouvement brownien,
c’est qu’il s’observe de l’extérieur,
les atomes subissent diverses contraintes qui les font s’agiter
en tout sens. L’individu postmoderne est lui exposé
aux « coups de langage ».
« Les atomes sont placés à des carrefours de
relations pragmatiques, mais ils sont aussi déplacés
par les messages qui les traversent, dans un mouvement perpétuel.
Chaque partenaire de langage subit alors des « coups »
qui le concernent un « déplacement », une altération
… » ( )
Le sujet est traversé par ces « coups », il
a tendance à agir de façon réactionnelle avec
des « contre-coups ». L’attitude réactionnelle
ne favorise pas l’autonomie du sujet, ni la réflexion
en raison. Il reste collé à l’événementiel
langagier et a des difficultés pour mettre à distance
ce qui l’influence. La communication dans la postmodernité
ne vise pas le sujet en tant qu’être rationnel. De fait,
il est à disposition des forces qui utilisent le langage
pour le désorienter, le déplacer. La pensée
individuelle reste souvent prisonnière de la façon
de poser les problèmes des maîtres du langage, en particulier
au sein des médias de masse. Lyotard s’interroge donc
sur le fonctionnement du système dans cette nouvelle époque
qu’est la postmodernité.
C’est son hypothèse qui sera l’objet de ce travail
et au centre de notre problématique. L’atomisation
du lien social change la situation du sujet, telle est la thèse
de Lyotard. Nos questions seront les suivantes :
La subjectivité est-elle transformée par la postmodernité,
le sujet a-t-il encore une place et quelle place ? Est-ce que nous
sommes dans un processus de dé-subjectivation ? S’il
perd son autonomie, quelles sont les méthodes qui permettent
de soumettre le sujet ? Une re-subjectivation est-elle possible
?
Pour étudier les évolutions de la subjectivité
dans la postmodernité, l’examen de plusieurs champs
théoriques, relativement séparés les uns des
autres, est nécessaire afin de mettre en évidence
les enjeux philosophiques liés à l’hypothèse
de Lyotard.
Le parcours sur la désubjectivation commencera par l’étude
de deux grandes évolutions dans la société.
Dans le domaine du travail, il est question de projet, d’implication
subjective. Il s’agit d’un nouveau mode de gestion des
humains qui a été nommé : Le nouvel esprit
du capitalisme. Puis, nous rencontrerons les besoins du marché,
qui cherche à capter le désir des consommateurs pour
réaliser la plus-value. Le désir subjectif étant
la cible de nombreuses sollicitations au moyen du marketing et de
la publicité.
Nous aborderons alors la question de la politique. Celle-ci est
maintenant vue sous l’angle de la gestion. Dans le même
temps, la communication politique envahit les écrans. La
langue elle-même sembe touchée. Une évolution
du langage a été mise en évidence sous le nom
de LQR, Langue de la cinsquième république. La gestion
semble avoir évacué la question d’une explication
générale de la vie humaine. Nous sommes dans une nouvelle
époque, où le ciel est vide et le maître ne
parle plus, il gère.
Nous continuerons notre parcours en étudiant comment l’intime
est bouleversé. Notre chemin passera par l’étude
des symptômes des malaises psychiques contemporains pour savoir
si les observations de Freud sur la névrose sont toujours
d’actualité. La dépression et la « fatigue
d’être soi » sont à l’ordre du jour.
Ensuite, les hypothèses des psychanalystes sur l’évolution
du fonctionnement subjectif contemporain seront abordées
pour prendre en compte les effets du délitement du lien social
dans le domaine subjectif. Il est maintenant question de la prévalence
de l’objet sur l’idéal et d’une nouvelle
économie psychique.
Les jeux de langage de la postmodernité témoignent
bien d’une évolution pour la subjectivité. Il
s’agit d’injonctions marquées par des tendances
contradictoires. Le lien entre le capitalisme et la schizophrénie
a été développé en particulier dans
L’Anti-oedipe. Nous pouvons nous demander si nous ne vivons
pas dans l’étau d’une double contrainte. D’un
côté, le capitalisme cherche à se développer
partout. Il encourage la déterritorialisation et toutes les
créations humaines pour son expansion. Tout semble possible
si l’échange marchand s’étend. De l’autre,
la tendance à nous surveiller, à nous encadrer cherche
à nous enclore pour éviter les débordements
par le contrôle.
La question d’une possible resubjectivation constituera notre
second volet. Nous regarderons si les thèses de Antonio Negri
sur la multitude peuvent aller dans ce sens. Ces analyses du sujet
créateur s’opposent à celle d’Agamben
sur le contrôle de la vie nue et le paradigme du camp qui
aurait remplacé celui de la cité.
Deleuze et Guattari nous permettront de prendre en compte la multiplicité
dans l’immanence pour l’un et l’écologie
existentielle pour l’autre. Les lignes de fuite et les ritournelles
pour le premier, les trois écologies pour l’autre.
Les nouveaux agencements militants seront des témoins de
cette possible resubjectivation au sein de la postmodernité.
Nous terminerons par la réponse à la question de
savoir si Lyotard a raison de parler d’une nouvelle époque
: la postmodernité.
La tendance à l’effacement du sujet contenue dans
ce contexte nous impose une nouvelle approche. La raison doit donc
tenir compte du désir et de l’oeil dans le cadre de
la postmodernité, parce qu’il s’agit en même
temps de limites réelles à la subjectivité,
mais aussi d’une base possible et d’une alliance à
construire pour resubjectiver et envisager un sujet lucide, réaliste
et actif. Le sujet pouvant alors se poser la question de savoir
s’il peut ou non influer sur les jeux de langages qui le traversent.
A / La subjectivité transformée
Le désubjectivation dont nous parlons n’est pas celle
étudiée par Agamben. Celui-ci cherche à savoir
ce qui reste d’Auschwitz. La subjectivation qu’il aborde
est celle du camp nazi. Le processus est brutal, il vise la mort
et à effacer l’humain corporellement et mentalement.
Auschwitz est :
« Un lieu où l’état d’exception
coïncide parfaitement avec la règle, où la situation
extrême devient le paradigme même du quotidien ».
D’où sa conclusion :
« La thèse résumant la leçon d’Auschwitz
: l’homme est celui qui peut survivre à l’homme.
» ( )
Les SS cherchaient à détruire l’humain dans
l’homme. Les témoignages de Robert Antelme et de Primo
Levi concordent sur ce point : l’un nomme son livre L’espèce
humaine et l’autre Si c’est un homme. Dans les deux
cas, l’enjeu est bien l’atteinte à l’humanité
par la désubjectivation physique et culturelle.
La désubjectivation que nous souhaitons étudier est
celle d’aujourd’hui. Elle ne vise pas la destruction
d’une partie de l’humanité, mais l’instrumentalisation
des humains. C’est une version douce de la désubjectivation.
Elle est essentiellement mentale. Sons sens est proche de l’aliénation.
Elle est basée sur une illusion, parce que, bien que soumis
à une désubjectivation et une resubjectivation pour
les rendre compatibles avec le fonctionnement du capitalisme postmoderne,
les humains continuent de se croire libre et d’agir comme
s’ils décidaient de leurs actes de façon délibérée.
Cette désubjectivation est donc complexe, parce qu’elle
semble laisser intactes les capacités de subjectivation des
humains, mais en réalité ils deviennent conformes
aux attentes du système et se comportent exactement comme
il faut pour que les marchandises et le spectacle continuent de
régner en maîtres dans notre monde.
Nous sommes assez loin de la désubjectivation d’Auschwitz,
mais il s’agit bien là aussi d’une contruction
de la subjectivité, qui commence par une désubjectivation
et continue par une resubjectivation qui nous transforme en membres
actifs du capitalisme. Même si nous sommes rétifs à
ce processus, il s’impose à nous, puisque nous n’avons
aucune possibilité de vivre autrement. Tout en étant
résignés et virtuellement contre le système,
nous devons nous comporter en bons serviteurs du capitalisme postmoderne.
De fait, nous le sommes, parce que ce système prend toute
la vie, c’est une biopolitique très efficace.
1/ Au niveau de la société
a / Dans le domaine du travail
Au niveau sociétal, le premier domaine, où la subjectivité
est modifiée, est celui du travail. Quand on pense au travail
et à ses difficultés, très souvent nous nous
réfèrons au travail à la chaîne et à
son lot de contraintes. Le corps doit suivre le rythme, les cadences
sont quafifiées d’infernales, les horaires de travail
en équipes en trois huit demandent une adaptation permanente.
Le côté répétitif semble une contrainte
qui use la personne et broie le sujet, qui tend à devenir
un appendice de la machine et à n’être plus qu’un
moyen.
La postmodernité a encore ses usines, souvent elles sont
délocalisées dans les pays du Sud. Les salariés
de nos pays sont de plus en plus employés dans les services.
Il y a déjà quelques années, nous avons commencé
à entendre parler de cercles de qualité, d’organisation
polyvalente pour de meilleurs conditions de travail. Dans le toyotisme,
( ) par exemple, il est question de prise en considération
de l'avis des salariés rebaptisés opérateurs
: ceux-ci participent au diagnostic des problèmes et à
leur résolution. Il s’agit de mettre en oeuvre un principe
d'amélioration continue du système, dynamique interne
qui intègre tous les acteurs concernés, de l'ouvrier
à l'ingénieur. ( )
Si l’homme n’est plus seulement un moyen dans le cadre
du travail, ceci peut sembler une évolution positive. Mais,
il est nécessaire d’étudier le phénomène
de plus près. En 1999, paraît le livre intitulé
Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello.
( ) Le titre de cet ouvrage fait écho au livre de Max Weber
L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme
paru en 1904 et en 1905 en Allemagne et traduit en français
en 1964. Le thème central du livre est celui de l’intégration
des critiques dans le cadre des mutations du capitalisme.
Selon ces auteurs, il existe deux types de critiques, la critique
sociale et la critique artiste :
- Le capitalisme est source de misère et d’inégalités
;
- Le capitalisme est source d’opportunisme et d’égoïsme,
il est destructeur des liens sociaux et des solidarités communautaires
;
- Le capitalisme est source de désenchantement et d’inauthenticité
;
- Le capitalisme est source d’oppression, en tant qu’il
s’oppose à la liberté, à l’autonomie
et à la créativité des êtres humains.
La critique sociale a plutôt été portée
par les syndicats et les courants politiques comme le socialisme
et le communisme. Quant à la critique artiste, elle est rattachée
à la révolte de Mai 1968 et aux diverses avant-gardes
artistiques. Mais, il peut être difficile de séparer
les deux, parce que les courants radicaux, dont les anarchistes,
critiquent le capitalisme des deux points de vue à la fois,
c’est-à-dire qu’ils luttent en même temps
contre l’exploitation économique, la domination et
l’oppression des individus et leurs conséquences.
Eve Chiapello et Luc Boltanski, pour comprendre le nouvel esprit
du capitalisme, sont partis d’une analyse du discours managérial
et non pas du discours économique ou libéral. Ils
proposent une modélisation des types d’autorité
dans l’entreprise :
- L’autorité familiale, patriarcale et marchande est
issue du modèle domestique. Celui-ci est remis en cause dès
les années cinquante du vingtième siècle.
- L’autorité de type rationnel et industriel, elle
est portée par les ingénieurs et les cadres des années
soixante qui parlaient déjà de projet. C’était
une façon de donner de l’autonomie aux cadres en gardant
le contrôle sur les finalités. C’était
un pouvoir basé officiellement sur la rationalité
technique et scientifique.
- L’autorité contemporaine du monde « connexionniste
», où les leaders sont hyper-mobiles, capables de gérer
des équipes composites, de mobiliser les émotions,
de travailler en réseau, etc... Un monde où la communication,
la rapidité, la souplesse, la réactivité sont
la règle.
Ils emploient la notion de « cité » pour nommer
ces trois types de fonctionnement social et de commandement. La
description faite des « grands », ce que le sens commun
nomme « les chefs », dans la cité nommée
« cité par projet » est intéressante au
regard de l’étude de la postmodernité. Nous
nous apercevons vite qu’il s’agit d’une description
du monde postmoderne : transversalité, réseaux, connexions,
autonomie, ouverture d’esprit, tolérance, souplesse
mentale, enthousiasme, motivation, inventivité, modèles
ouverts, gestion de la multiplicité, importance des émotions,
etc.
Le contrôle mental et l’individualisation sont devenus
des éléments importants pour la domination capitaliste.
La prise en compte des critiques du pouvoir, issues des années
soixante-dix du siècle dernier, a permis de transformer le
contrôle extérieur sur les personnes salariées
en un auto-contrôle avec les notions de projets et d’objectifs.
Les dirigeants diminuent les pyramides hiérarchiques et ils
transfèrent la responsabilité et l’évaluation
aux salariés eux-mêmes, l’entreprise y gagne
en coûts et en performances.
L’implication subjective est au centre de ces nouvelles modalités
de pouvoir. La différence entre travail et non-travail s’estompe,
les activités associatives ou de loisirs peuvent être
un atout important pour les cadres. Il faut être capable de
rebondir, d’avoir le sens de l’humanité, du feeling
et l’intelligence des émotions pour diriger. Il faut
être capable de tirer parti de tout et ce dans toutes les
situations. Le « tout se vaut ! », hormis la différence
des places, est le présupposé général
de cette idéologie. Nomadisme et adaptabilité sont
des concepts parfaitement intégrés au système
managérial.
Ce livre montre comment le capitalisme a su intégrer ce
que Chiapello et Boltanski appelent « la critique artiste
», comment il y a eu un transfert de compétence du
gauchisme au management après les années soixante-huit,
et comment la critique du pouvoir que l’on trouve chez Foucault,
Deleuze et Guattari a été utilisée pour mettre
en oeuvre une nouvelle façon de dominer. D’autre part,
cette démarche permet de penser le changement en sociologie
de façon originale. Chiapello et Boltanski décrivent
également toutes sortes d’attaques contre le droit
du travail, contre les protections sociales et comment s’opère
une séparation du salariat entre les emplois stables et la
galaxie précaire. Ce livre essaie d’expliquer comment
le rapport de force s’est transformé à l’initiative
du capitalisme lui-même. Les auteurs notent, à juste
titre, qu’il n’y a pas de volonté centralisée
dans le capitalisme, qu’il s’agit, dans la mutation
étudiée ici, d’un ensemble de micro-déplacements.
L’observation est juste, mais la conclusion peut engendrer
discussion, puisqu’elle refuse de parler de la responsabilité
du système. Nous maintenons que ce qui unit l’ensemble
du système, c’est encore et toujours la nécessité
de faire du profit et la reproduction du système lui-même,
donc la reproduction de la domination capitaliste. Ce système
reste un ensemble organisé autour de la domination et de
l’exploitation, celles-ci prenant maintenant de multiples
formes. Il n’y a ni centre ni volonté unique affichée
publiquement, mais l’ensemble des acteurs favorables à
se système se comportent pour que leurs profits se maintiennent
ou augmentent et pour que leur domination continue. Les faits sont
têtus.
Cette évolution, qui est nommée ici Nouvel esprit
du capitalisme, accentue la pression sur les salariés, les
managers transfèrent sur leurs épaules le facteur
risque. Christophe Dejours a observé les conséquences
de ce phénomène dans son livre Souffrance en France.
( ) Il constate que cette façon de diriger provoque beaucoup
de souffrance au travail. C’est également le constat
de Marie-France Hirigoyen dans son ouvrage Harcèlement moral,
la violence perverse au quotidien. ( )
La notion d’autonomie présentée par le management
est biaisée, elle passe sous silence le rapport inégal
entre les parties concernées. Ce faisant, la domination,
le rapport de violence réelle et symbolique lié au
salariat, est occulté.
Ce livre nous explique comment le système capitaliste est
capable de produire les conditions de possibilité de sa survie
et de son renforcement. Ce système est capable de tout récupérer
ou presque, ce qui fragilise les oppositions et les condamne très
souvent à l’impuissance.
Nous pouvons conclure que ce nouvel esprit du capitalisme est l’esprit
de la postmodernité. Luc Boltanski et Eve Chiapello n’emploient
pas ce terme, pourtant leurs descriptions et leurs analyses ne parlent
que de cela. Ils montrent comment la subjectivité est un
élément important pour le capitalisme contemporain.
De plus, cette analyse est centrée sur le changement dans
le fonctionnement des entreprises. Le langage des managers est le
point de départ de l’étude de ces deux auteurs.
Ils confirment l’analyse de Lyotard sur les « jeux de
langage » et le changement de période. La subjectivité
est sollicitée par le système capitaliste. Le passage
d’une société disciplinaire à une société
dont la norme est l’autonomie est confirmée par Boltanski
et Chiapello. L’analyse de Lyotard va bien dans ce sens. Les
grands récits inclusifs et totalisants ont laissé
la place à la responsabilité individuelle. La subjectivité
n’a plus la même place ni les mêmes modalités
de fonctionnement que pendant la modernité, dans la postmodernité
elle est instrumentalisée par le capitalisme en vue d’une
meilleure efficacité au travail.
b / La libido au service du marché
Le second domaine au niveau sociétal, où la subjectivité
est modifiée, est celui de la consommation. Dans ce cadre,
il s’agit de capter le désir pour vendre. L’influence
du marketing et de la publicité est telle que, même
si nous nous croyons libres, nous sommes sous influence. Sur ce
point, nous nous appuierons sur les analyses de Bernard Stiegler.
Bernard Stiegler développe une démarche théorique
qui propose une analyse de ce qu’il nomme « la catastrophe
du sensible » et « la misère symbolique ».
( ) Il analyse notre société comme une nouvelle étape
du capitalisme, lui aussi. Après la prolétarisation
des ouvriers dans la production, il estime que maintenant nous sommes
dans une nouvelle phase de prolétarisation qui concerne la
consommation. Nous sommes devenus des prolétaires consommateurs,
selon son analyse.
Dans son livre Aimer, s'aimer, nous aimer Bernard Stiegler explique
que l’enjeu de notre temps est la maîtrise des consciences
par les appareils culturels du capitalisme. ( ) L’amour, dont
il est question ici, c’est d’abord l’amour de
soi : le narcissisme, et en second lieu l’amour de la communauté
humaine, le « nous » auquel nous appartenons.
Il propose une hypothèse pour comprendre l’articulation
des deux sphères dans notre contexte. Le capitalisme, pour
vendre ses marchandises matérielles et spectaculaires, a
besoin d’influencer les comportements, sinon la transformation
des produits en argent, la fin du cycle du capital, ne se réalise
pas correctement et le circuit du capital ne fonctionne pas bien.
La maîtrise du mental est nécessaire au capitalisme
pour qu’il puisse faire des économies d’échelle.
Les investissements en capital représentent des sommes très
importantes, la baisse tendancielle du taux de profit impose d’augmenter
le nombre des produits vendus pour faire du profit, parce que la
part de profit réalisé sur chaque unité diminue.
Par voie de conséquence, il faut intervenir sur la sphère
des besoins et pour cela il existe un moyen très efficace
: la captation du désir humain. Cette appropriation de la
libido par le marketing et la publicité permet d’obtenir
une synchronisation des comportements humains avec les productions
des multinationales. Le marketing et la publicité vantent
des objets et services en les faisant valoir comme la promesse d’une
plus-value narcissique. Ils essaient de rabattre le désir
sur le besoin avec l’espérance d’une assomption
du sujet. C’est un leurre et une manipulation. Cette captation
de l’énergie vitale modifie notre rapport à
nous-même sur deux plans : celui de la subjectivité,
le narcissisme étudié par la psychanalyse, et le plan
collectif dans notre rapport à la communauté humaine,
la cité des politiques, le « vivre ensemble »
des philosophes, les phénomènes sociaux étudiés
par les sociologues.
Pour essayer de maîtriser notre vision de l’espace-temps,
les industries culturelles capitalistes nous proposent un monde
imaginaire, qui tend à nous couper de nos fictions antérieures.
Ces fictions nous sont nécessaires pour penser notre passé
commun et surtout pour nous projeter dans l’avenir, pour nous
construire sur le plan psychique et social. Cette maîtrise
de l’espace-temps est visible dans la manière mise
en oeuvre par les grands médias internationaux (télévision,
journaux, Internet, campagnes de pub, images planétaires,
…) pour nous fixer des rendez-vous réguliers et nous
installer dans leur cadre mental qui découpe l’espace-temps
de façon bien spécifique. Les événements
culturels et sportifs ont cette fonction. Ils sont accompagnés
de publicités ciblées et d’incitations à
consommer.
Bernard Stiegler propose une analyse, où les industries
culturelles utilisent la conscience comme une matière première
pour induire des comportements de masse, pour nous installer dans
la consommation. Pour créer des besoins, ces industries nous
proposent des fantasmes, des fétiches, des identifications,
des modèles, tout en nous laissant croire que nous sommes
libres et que l’individualisme domine tout. Il dénonce
ici une mystification à grande échelle : l’individualisme
est réduit à l’égoïsme consumériste,
tout en étant inclus dans un comportement de masse. Nous
sommes devant les écrans presque toutes et tous en même
temps, nous allons au supermarché aux mêmes heures,
etc.…
Selon Stiegler, la marchandise et le spectacle sont alliés
pour produire du « on », pas du « nous »,
qui est un assemblage de « je ». Cet ensemble de domination
mentale provoque une perte au niveau du désir, des déceptions
à répétition, du dégoût, de la
souffrance, parce que l’horizon proposé est celui d’une
jouissance limitée aux seuls produits marchands. Pour que
le désir se déploie, il faut que notre subjectivité
devienne ou tende à devenir un « je », que nous
puissions nous inclure dans des fictions qui donnent du sens à
notre passé et à notre avenir. La souffrance est celle
de notre bain perpétuel dans une ambiance a-signifiante (Cornélius
Castoriadis parlait, lui, de la montée de l’insignifiance).
( ) En contrôlant les consciences, le capitalisme provoque
des perturbations sur le plan de l’individuation, parce que
le narcissisme n’est utilisé que pour consommer et
aimer dans le cadre assez limité de la marchandise et du
spectacle. Bernard Stiegler pense que c’est l’origine
de la catastrophe du sensible et de la misère symbolique
dans laquelle nous sommes plongés. La crise du sens est un
vide de sens. Il n’y a pas de réponse à la question
existentielle, si ce n’est d’acheter, de consommer et
d’être conforme aux modèles du spectacle marchand.
C’est ainsi qu’il explique le geste meurtrier de Richard
Durn. ( ) Celui-ci a justifié son crime en disant qu’il
avait besoin de se sentir exister. Stiegler estime également,
que ce dégoût et cette souffrance mentale sont à
l’origine du vote d’extrême droite.
Bernard Stiegler nous propose donc une thèse qui s’appuie
sur l’analyse de la persuasion de masse, il cite Vance Packard
et Edward Bernays. Le premier a écrit à la fin des
années cinquante un livre sur La persuasion clandestine et
le second, le neveu de Sigmund Freud, a inventé, dans les
années trente du vingtième siècle, le marketing
en disant qu’il fallait faire en sorte :
« … que les gens désirent ce dont ils n'ont
pas besoin et qu'ils aient besoin de ce qu'ils ne désirent
pas ». ( )
Packard disait en 1957 que :
« Des efforts soutenus sont produits, souvent avec au final
de surprenants résultats, pour diriger nos habitudes inconscientes,
nos décisions d'achats; et nos processus mentaux... Typiquement,
ces efforts sont concentrés pour nous toucher sous le niveau
de notre conscience ; ainsi les mobiles qui nous dirigent sont souvent,
dans un sens, cachés. » ( )
Aujourd’hui, tout cela se déploie ouvertement, plus
rien n’est caché. On peut aussi penser aux analyses
de Marcuse sur l’homme unidimensionnel, à la nuance
près, qu’ici, ce n’est plus la répression
qui est à la base du raisonnement, mais l’encouragement
à la jouissance.
Stiegler reprend l’analyse d’Adorno et Horkheimer sur
l'industrie culturelle. Ils estimaient que la notion de «
culture de masse » signifiait la soumission de la culture
au capitalisme. La théorie de l'industrialisation de la production
culturelle a été développée dans leur
livre La dialectique de la raison. ( ) Ils analysent la diffusion
massive de la culture réalisée par les industries
culturelles comme ce qui met en péril la véritable
création artistique. Ils estiment que la liberté est
une apparence trompeuse. Cette liberté cache des comportements
de masse, où tout le monde fait la même chose en même
temps tout en se croyant libre. Quand Stiegler parle de la «
catastrophe du sensible » il pense explicitement à
la télévision et en particulier aux chaînes
commerciales comme TF1. La misère symbolique ce sont les
centres commerciaux ou les sorties des grandes villes bordées
de magasins.
D’autre part, l’insistance de Stiegler sur la captation
de la libido est justifiée par l’exemple de Bernays.
Celui-ci connaissait bien les travaux de son oncle : Sigmund Freud
et il a su s’en servir pour inciter les femmes à fumer
et accroître les ventes et les profits de l’industrie
du tabac. C’est André Gorz qui rapporte ce fait dans
son article La production du consommateur :
« Quand l'industrie du tabac approcha Bernays en lui demandant
s'il voyait un moyen pour amener les femmes à fumer, Bernays
releva sans hésiter le défi. La cigarette, expliqua-t-il,
était un symbole phallique et les femmes se mettraient à
fumer si elles voyaient dans la cigarette un moyen de s'émanciper
symboliquement de la domination masculine. La presse fut prévenue
qu'à l'occasion du grand défilé, à New
York, de la fête nationale, un événement sensationnel
allait se produire. Effectivement, au signal convenu, de jeunes
élégantes, au nombre d'une vingtaine, tirèrent
cigarettes et briquets de leur sac à main et allumèrent
leurs symboliques freedom torches ("torches de la liberté").
La cigarette était devenue le symbole de l'émancipation
féminine. Barnays - et l'industrie du tabac - avaient gagné.
» ( )
Tous ces éléments permettent à Bernard Stiegler
de proposer une théorie sur la captation de la libido des
sujets du capitalisme contemporain. Il confirme, lui aussi, l’hypothèse
de Lyotard. La subjectivité est orientée et utilisée
pour faciliter la consommation et la réalisation de la plus-value.
Nous ne sommes plus dans la modernité, où le sujet
pouvait se représenter conscient et volontaire. Le marketing
et la publicité cherchent à modeler le sujet désirant
pour qu’il devienne conforme aux attentes du capitalisme.
Dans cette situation, le sujet n’est ni complètement
conscient, ni aussi libre qu’il le croit, sa liberté
est en partie illusoire. Le mécanisme de captation du désir
peut fonctionner en nous laissant libre et ne pas détruire
nos représentations sur nous-mêmes, l’essentiel
c’est que nous soyons des consommateurs assidus. La publicité
est une grande adepte des « coups » de langage, des
jeux de mots, des détournements et elle nous insère
dans ses filets pour nous guider vers l’achat. La haute idée
de soi est toujours valorisée par la publicité. Narcisse
ne se regarde plus dans miroir formé par l’eau de la
source, mais dans les images de la publicité et du spectacle,
il se projette dans les identifications proposées par le
capitalisme.
2 / La politique comme gestion
a / Le langage en politique
Le changement dans la subjectivité au niveau politique prend
au moins deux formes : la politique réduite à la gestion
et la parole médiatique qui recouvre les mutations du capitalisme.
La fin des idéologies n’en était pas une, l’idéologie
continue de fonctionner. L’idéologie est indispensable
à la domination politique et économique pour se donner
une bonne image, elle est également nécessaire aux
personnes dominées afin de supporter la domination et l’exploitation.
La fin des idéologies était la fin des idéaux
de changement de la société. Les grands desseins ont
disparu, il ne reste que la gestion. La gestion s’appuie sur
les experts et le discours de la science. La gestion est technique.
Aux questions soulevées en politique, elle répond
par des dispositifs techniques, des procédures, des lignes
de crédit, des produits et du spectacle. La gestion évacue
le contenu politique des luttes des sujets individuels et collectifs.
Dans ce cadre, chaque question a une réponse, la délibération
collective n’a plus de place. Le bien commun, la volonté
générale ne sont plus l’objet de débats.
La question de la légitimité des lois est réduite
à la légalité. Au mieux, cela se traduit par
le respect des procédures législatives, mais souvent
ce sont des décrets et des circulaires, des réglements
qui énoncent les procédures à respecter. Ces
mesures sont appuyées sur un réseau d’évidences
énoncées et diffusées dans les médias.
Cette mutation de la politique, qui remplace les discussions sur
l’être ensemble par la gestion technique, est conjointe
de la captation du débat public par les médias. La
domination a pris un tour mental. La maîtrise de la langue
est devenue un enjeu pour le maintien et la reproduction du capitalisme.
Eric Hazan a appelé cela la LQR, la langue de la cinquième
République, Lingua Quintæ Respublicae en latin en référence
à la LTI - Lingua Tertii Imperii - de Victor Klemperer sur
la langue du IIIe Reich. ( )
Il y a eu une langue nazie. Les nazis ont inventé des mots
pour servir leur propagande. Ils ont gagné aussi par la langue
en changeant la valeur des mots, en transformant la langue allemande
en moyen de domination. Klemperer a mis en évidence les possibilités
d’asservir une langue, et donc la pensée elle-même.
La maîtrise de la langue a permis la manipulation des masses.
Eric Hazan démontre qu’il y a une langue du pouvoir,
issue de la politique, de la publicité, de l’expertise
économique et du journalisme. Une langue, qui se propage
dans tous les domaines pour endormir le peuple, le rendre indifférent
aux injustices et aux inégalités. Une langue, qui
gomme toute velléité de rébellion et s’emploie
à maintenir l’ordre. Une langue, qui sert le consensus
au profit de la domination capitaliste actuelle. Il situe la naissance
de cette langue aux alentours des années 60 du XXe siècle,
elle se déploie massivement dans les années 80 - 90
de la fin du vingtième siècle.
Eric Hazan étudie la modification du sens des mots, le changement
de la valeur des concepts et leur fréquence. Encore une fois,
il n’y a pas de volonté centralisée, pas de
décision unifiée dans ces transformations. Il situe
l’origine de cette langue principalement chez les économistes,
les publicitaires, les politiciens et les journalistes. C’est
une sorte de lissage, un vernis sémantique pour cacher les
réalités derrière des abstractions, une syntaxe
privée d’articulations logiques, une utilisation d’hyperboles
et d’euphémismes. L’hyperbole amplifie et l’euphémisme
atténue et adoucit. Ici, la recherche de l’efficacité
se fait aux dépens de la vraisemblance. Le message implicite
est porté par la langue, les mots sont vidés de leur
sens premier. Le discours peut n’avoir aucun sens, pourvu
qu’il atteigne le but fixé : masquer le réel,
entretenir le consensus. Sa critique rejoint celle de François
Brune, qui dénonce la publicité comme l’idéologie
de notre temps. ( )
Hazan s’interroge sur les raisons du succès de cette
langue. Il note que le contexte est celui de la concentration des
médias aux mains de grands financiers, de grands patrons
marchands d’armes ou entrepreneurs de travaux publics, les
rois du béton et du goudron. Il relève également
l’intérêt de toute une partie de la population
: politiciens, journalistes, cadres, intellectuels, hauts fonctionnaires,
etc. à voir se maintenir l’ordre sous-jacent à
la LQR, l’ordre inégal et injuste du capitalisme contemporain.
Il constate le caractère performatif de cette langue : l’énonciation
de la phrase est l’exécution d’une action. Plus
cette langue est parlée, plus les valeurs qu’elle défend
ont tendance à se réaliser. Il est presque impossible
de l’utiliser sans être imprégné du message.
Eric Hazan fait oeuvre de déconstruction en étudiant
le résultat de cette LQR, en regardant les mots employés,
les tournures de phrase, les procédés rhétoriques.
Il remarque l’usage massif des euphémismes et se demande
quelle est la fonction de l’euphémisme. Sa réponse
: la LQR vise le consensus. Elle ne concerne pas les rares cyniques,
qui s’expriment publiquement. C’est le langage commun
qui est en cause. La LQR a fait disparaître les pauvres, qui
sont devenus des « familles modestes ». Il n’y
a plus d’oppresseurs ni d’exploiteurs parce qu’il
n’y a plus d’opprimés ni d’exploités.
Les procédés de l’euphémisme ? Contournement,
évitement, substitution, atténuation. Avec les euphémismes,
il est possible de cacher une réalité, contourner
un non-dit. Par exemple, le concept de « partenaires sociaux
» remplace ceux de patrons, chefs d’entreprises, de
bourgeois, de capitalistes. Ils sont alliés dans une lutte
contre les salariés, mais, avec ce terme, les deux parties
sont mises sur le même plan. Les dominants sont ainsi débarrassés
de toutes visées agressives et dominatrices.
Eric Hazan note que de nombreux anglicismes sont utilisés,
par exemple, la gouvernance. Au passage, la domination d’une
classe sur d’autres classes a disparu. La LQR emploie la notion
de catégorie sociale, plus neutre et apparemment plus objective.
La gouvernance est fonctionnelle, elle positive, elle cherche des
solutions à nos problèmes et nous maintient dans l’idée
qu’il s’agit d’une question de gestion technique,
où les experts savent ce qui est bon pour le peuple.
La LQR masque la réalité. Il faut assez fréquemment
camoufler les contresens ou cacher le vide derrière les mots
employés. C’est le cas du mot « réforme
», qui recouvre en réalité une remise en cause
d’avantages acquis, un recul social. Cela peut concerner aussi
la mise à la trappe d’une réforme antérieure,
qui gêne un peu la gestion ultra libérale du capitalisme.
Le terme crise est très souvent présent dans les
discours politiciens ou médiatiques. Pourtant, il est question
de problèmes chroniques, qui durent depuis longtemps et dont
les origines sont liées au fonctionnement même du capitalisme
actuel. L’emploi du mot crise laisse supposer un mal bref
et aigu, dont la résolution peut être rapide, notamment
dans le domaine médical.
La croissance est un mot magique, très important politiquement.
Elle est scientifique et appuyée sur des analyses chiffrées,
mais ces données sont incontrôlables. La croissance
est censée résoudre tous nos maux. Pas de questions
sur le type de croissance, ni pour qui, ni pourquoi il faut croître,
ni sur le contenu de la production. Autre exemple, les « hauts
» conseils, qui servent à rendre respectables les chiffres
sacrés.
Le préfixe « post » donne l’illusion du
mouvement, d’une évolution vers le progrès,
alors que les problèmes demeurent. Ce suffixe efface le passé
dérangeant. La colonisation évolue vers le post-colonial,
l’ère industrielle et la lutte de la classe ouvrière
tendent à disparaître au profit du règne du
tertiaire, des services, du post-industriel.
Un autre ressort de la LQR est l’amplification rhétorique,
l’hyperbole. Il faut utiliser des mots porteurs d’un
sens très fort, pour dramatiser la situation. Pour les critiques
d’art, l’emphase est régulière. Pour le
sport, il faut toujours amplifier la nature de l’événement
et en valoriser le caractère exceptionnel. Eric Hazan note
également que la présence du vocabulaire militaire
s’accentue : feuille de route, mobilisation, intervention
sur zone, fenêtre de tir, prise en otage des usagers, «
la situation est sous contrôle », etc.
L’auteur se pose la question de savoir si nous ne sommes
pas face à un renversement de la dénégation
freudienne. La dénégation freudienne existe lorsque
nous refoulons ce que nous avons en nous, ce qui nous pose problème,
la violence par exemple, ou des désirs inavouables. Pour
la LQR, la dénégation c’est se prévaloir
de ce qu’on n’a pas. Par exemple, il est question de
la transparence, des choix judicieux des élites, de la diversité,
du dialogue social, de la concertation, etc. de toutes ces choses
positives que l’on aimerait bien voir exister. Nos dominants
affirment la solidarité haut et fort, mais sans aucun acte.
La LQR utilise l’essorage sémantique. Certains mots
perdent leur sens initial pour être dévalués,
devenir creux, sans consistances. Il en est ainsi du vocabulaire
de la révolution française avec « république
», « démocratie », « droits de l’homme
». Le mot « social » est devenu une coquille vide.
Idem pour la « modernité ». C’est, selon
le moment, un idéal inaccessible aux barbares non occidentaux,
ou un repoussoir à combattre au nom des valeurs perdues.
Par contre, la notion de modernisation fait fureur en tant que processus
présenté comme inéluctable et allant toujours
dans le sens du progrès.
La LQR c’est une ambiance, c’est l’esprit du
temps, un bain mental. Par exemple, la « société
civile » est opposée à l’État.
Par définition, c’est tout ce qui n’est pas la
société politique. La société civile
est généralement récupérée et
glorifiée comme un partenaire de la vie politique. Les liens
sont perturbés et biaisés par la dépendance
financière et politique des ONG vis-à-vis des États.
Les ONG finissent par faire le travail des États, l’image
de contre-pouvoir qu’elles ont d’elles-mêmes et
qu’elles diffusent est un leurre.
Les valeurs universelles ? Autre exemple de renversement de la
dénégation freudienne : liberté, égalité,
fraternité, terre d’accueil, etc. De grands mots pour
masquer une réalité historique et quotidienne bien
plus sombre : apartheid social, exclusions en tout genre, xénophobie
d’État, racisme ordinaire, discriminations, violences
policières, expulsions, brutalité des licenciements,
...
Les nobles sentiments sont survalorisés pour les classes
dominantes. Les élites dirigeantes sont « fermes et
décidées », ceci pour notre bien. Le paternalisme
fonctionne bien, il existe des ministres délégués
aux défavorisés. La parole politique pratique une
alternance d’indignation face aux actes criminels inqualifiables
et d’écoute bienveillante des populations malheureuses,
mais incapables de se prendre en main.
La LQR a intégré très rapidement une sémantique
antiterroriste. Après le 11 septembre 2001, le concept «
arabo musulman » est apparu. Il est maintenant banal, même
s’il fait un amalgame entre une région géographique
et une religion. Le mot islamiste est devenu un épouvantail.
Les notions de « quartier sensible », de « jeune
issu de l’immigration » ou de « maghrébin
» sont presque toujours connotées de façon négative
comme sources de problèmes.
La LQR utilise aussi l’effroi et la violence. Cette langue
vise l’uniformité et l’aplatissement, mais il
existe un domaine, où elle se permet les pires dérapages.
C’est le cas, lorsqu’il s’agit de défendre
l’Occident face aux peuples barbares. Le discours de la haine
et de l’élimination s’exprime alors librement.
Mais, si vous critiquez les USA, vous faites de l’antiaméricanisme
primaire.
La fonction essentielle de cette langue, c’est d’effacer
la division sociale. Eric Hazan constate que la LQR sert à
censurer tout ce qui s’oppose au capitalisme contemporain,
nommé ici néolibéralisme. C’est pour
cette raison, que l’évitement des mots du litige est
central dans cette novlangue. Après la chute de l’URSS,
il y a disparition des mots liés à la lutte de classes
et au communisme en général. La LQR parle de couche
sociale ou milieu au lieu de classe sociale. Le mot « élites
» est bien pratique, la domination disparaît.
En permanence, il faut recoller les morceaux. C’est une oeuvre
politique, il faut absolument empêcher la division en expliquant
à ceux qui pensent différemment, qu’ils sont
dans l’erreur, et convaincre les citoyens qu’ils sont
liés par une certaine unité. Les mots « ensemble
», « solidarité », « proximité
» sont fréquemment employés par les élus,
qui vont sur le « terrain ». Il faut affirmer que cela
existe pour qu’on puisse y croire. Le tabou de la LQR, c’est
la guerre civile. Ce que les critiques sociales et politiques nommaient
la lutte de classe.
La LQR recourt à l’éthique pour valoriser ce
qui est inacceptable. Les vices du système capitaliste sont
attribués au manque de « vertu », de «
transparence » de certains acteurs. Ceci permet de désigner
des « responsables ». Ce procédé est particulièrement
flagrant dans le monde du capitalisme financier. Ce faisant, la
LQR essaie d’entretenir du mythe de la cité unie mise
en danger par quelques éléments, qui feraient n’importe
quoi. Pourtant, le capitalisme financier est une activité
fortement marquée par le parasitisme, elle a des conséquences
sociales destructrices assez massives. Cette évidence doit
être dissimulée, parce que le problème est structurel
et systémique. ( ) Pour l’analyse du capitalisme financier
et son caractère parasitaire, on peut se référer
au travail de François Chesnais. ( )
Eric Hazan emploie souvent des métaphores médicales
pour parler de la LQR : contamination, anesthésie, antibiotique
de la pensée, nettoyage de la conscience, parasitisme mental,
endormir, hypnotiser, etc. Cette méthode sonne juste, puisqu’il
s’agit de notre être, il nous faut faire un effort pour
rester éveillés. L’ensemble langagier de la
LQR est une façon de présenter les choses, où
les réponses précèdent les questions.
Si la LQR contient des trésors d’euphémismes,
c’est pour contourner, nier, occulter la domination. Il faut
maintenir un rideau de fumée, invisibiliser, gérer
l’opinion publique pour soumettre et convaincre la masse.
C’est une arme efficace dans le maintien du statu quo, pour
la domestication des esprits. C’est un ensemble de technologies
mentales, qui agit sur notre manière de nous comporter pour
que rien ne change : consommer, voter, penser en conformité,
se distraire, accepter, choisir ce mode de vie, le désirer.
Si ça va mal, c’est de notre responsabilité.
Nous sommes passés des pauvres aux exclus, de la justice
sociale à la charité spectacle.
La LQR est un stratagème de la pensée capitaliste
actuelle, son origine est idéologique, sa fonction est idéologique.
Dans le combat politique, il s’agit de reformuler les problèmes,
de choisir les termes, d’opérer des glissements sémantiques,
d’avoir de l’influence sur les termes mêmes du
débat public. Il faut cadrer les discussions possibles et
empêcher les questions gênantes. La LQR est la langue
de la domination, une langue de domination.
Hazan nous propose aujourd’hui de développer notre
méfiance, de décoder, de déconstruire, de décaper
notre langage. Son livre est comme une leçon de liberté
pour retrouver la saveur de la langue. Il s’agit bien d’une
lutte pour les mots, d’un combat contre la domination mentale.
La lutte pour la maîtrise du contenu symbolique de notre environnement
culturel s’est amplifiée avec les médias de
masse. La nouvelle droite, le Grece et le Club de l’Horloge
en particulier ( ), ont réussi à imposer le racisme
différentialiste et à relooker le racisme, à
le rendre acceptable par tout le monde ou presque en se basant sur
la différence culturelle prétendument inassimilable.
( ) La LQR c’est la suite de cette entreprise.
Le capitalisme évolue et l’ambiance mentale le suit,
c’est un mélange de cynisme et de relativisme culturel,
une lutte de classe pour le contenu du langage. Nous retrouvons
les jeux de langage de Lyotard.
Eric Hazan nous montre que la politique de notre temps tend à
devenir une politique sans sujet. La LQR réduit le sujet
politique au silence en l’effaçant. Le sujet collectif
est émietté, nié avant même d’exister,
il n’y a pas de place pour lui dans le vocabulaire postmoderne.
L’hypothèse de Lyotard se vérifie à nouveau.
En politique, la postmodernité, qui se décline selon
le mode de fonctionnement capitaliste nouvelle mouture, n’a
pas besoin du sujet, la LQR le confirme. Il existe deux domaines
où le capitalisme a besoin des sujets pour les utiliser dans
son fonctionnement : au travail selon le mode du « projet
» tel que le décrit Le nouvel esprit du capitalisme
et dans la consommation pour capter la libido afin de vendre ses
marchandises et ses spectacles.
Dans les deux cas, il s’agit d’une torsion de la subjectivité
humaine pour l’annexer, il ne s’agit pas de lui permettre
de réfléchir, de se cultiver, de créer ou de
désirer. C’est une soumission de la subjectivité
humaine et cette soumission fonctionne sans contraintes. Elle passe
inaperçue parce qu’elle n’est pas consciente
ni le fruit d’une décision. C’est pour ces raisons
que nous n’employons pas la notion de « soumission volontaire
» et que préférons parler de « soumission
sans contraintes », parce qu’elle n’est pas le
fruit d’une violence ouverte et visible comme l’a été
la désubjectivation à Auschwitz.
Cet écart entre les besoins du système capitaliste
et les désirs des sujets est à la source du désarroi
postmoderne qu’éprouvent tant d’humains aujourd’hui.
Lyotard avait raison de dire que le sujet était ballotté
au rythme du mouvement brownien du capitalisme. La postmodernité
capitaliste instrumentalise la subjectivité, comme elle instrumentalise
la raison. Hazan démontre que le langage et son contenu sont
un enjeu politique. Les jeux de langage de la postmodernité
ont, entre autres, pour finalité dévacuer le conflit
de classe au sein de la société pour maintenir l’exploitation
et la domination.
b / Le ciel est vide et le maître ne parle plus
Après la politique comme gestion et la langue comme mode
de construction d’une vision sociale orientée, nous
allons aborder une autre pensée qui s’interroge sur
la structure du politique dans la postmodernité. Il s’agit
du travail de Dany-Robert Dufour.
Dufour propose une analyse du désarroi politique, qu’il
nomme « L’art de réduire les têtes ».
C’est le titre de son livre paru en 2003. ( ) Il présente
son travail de la manière suivante :
« Après l’enfer du nazisme et la terreur du
communisme, il est possible qu’une nouvelle catastrophe se
profile à l’horizon. Cette fois, c’est le néo-libéralisme
qui veut fabriquer à son tour un « homme nouveau ».
Tous les changements en cours, aussi bien dans l’économie
marchande que dans l’économie politique, l’économie
symbolique ou l’économie psychique, en témoignent.
Le sujet critique de Kant et le sujet névrotique de Freud
nous ont fourni à eux deux la matrice du sujet de la modernité.
La mort de ce sujet est déjà programmée par
la grande mutation du capitalisme contemporain. Déchu de
sa faculté de jugement, poussé à jouir sans
entrave, cessant de se référer à toute valeur
absolue ou transcendantale, le nouvel « homme nouveau »
est en train d’apparaître au fur et à mesure
que l’on entre dans l’ère du « capitalisme
total » sur la planète. C’est cette véritable
mutation anthropologique, et les conséquences pour le moins
problématiques sur la vie des hommes qu’elle implique,
autrement dit ce que l’auteur appelle « l’art
de réduire les têtes », qu’analyse cet
ouvrage. L’auteur traite ainsi, en philosophe, des questions
pratiques auxquelles sont confrontés aujourd’hui les
sociologues, les psychanalystes ou les spécialistes de l’éducation.
En s’interrogeant très concrètement sur l’avenir
des jeunes générations aux prises avec de nouvelles
façons de consommer, de s’informer, de s’éduquer,
de travailler ou, plus généralement, de vivre avec
les autres. » ( )
La mutation anthropologique, dont parle Dufour, est un résultat
de l’évolution du capitalisme. Son analyse peut se
lire sous l’angle biopolitique. Dufour est en phase avec le
constat de Antonio Negri : le capitalisme postmoderne prend toute
la vie. Dufour pense que le capitalisme absorbe l’homme entièrement
et qu’après la consommation des corps dans le travail,
la guerre et le sport, nous sommes arrivés à la consommation
des esprits, d’où le titre sur la réduction
des têtes. Dufour développe la thèse suivante
: l’échange marchand tend à désymboliser
le monde. Le capitalisme cherche à détruire l’excès
de sens, qui accompagne les produits ou les choses que les humains
s’échangent entre eux. La valeur d’échange
tend à évacuer la valeur d’usage, la valeur
symbolique et l’inscription socio-culturelle qui accompagnent
les objets. Seule compte la valeur monétaire. On retrouve
ici la déterritorialisation de Deleuze et Guattari qui sera
abordée plus avant. Le capitalisme postmoderne ne tolère
plus aucune entrave à la circulation des marchandises. Ceci
a des conséquences sur l’usage du langage et la place
du discours dans les échanges entre les humains comme le
dit Lyotard.
Ce nouvel âge du capitalisme, selon Dany-Robert Dufour, détruit
le sujet à plusieurs niveaux. Le sujet critique de Kant est
en difficulté, parce que la raison critique est dévalorisée
au profit des émotions, des images. Kant avait défini
le sujet critique comme un sujet utilisant le pouvoir de l’esprit
pour organiser, classer, discriminer, hiérarchiser, organiser,
évaluer, juger, argumenter. Dufour rappelle que pour Kant
ce qui n’a pas de prix est justement ce qui est concerné
par la notion de dignité. Cette dignité ne peut être
remplacée, elle n’a « pas de prix » et
« pas d’équivalent », elle se réfère
seulement à l’autonomie de la volonté. Elle
s’oppose à tout ce qui a un prix. C’est pourquoi
le sujet critique ne convient pas à l’échange
marchand, c’est même tout le contraire qui est requis
dans les incitations à consommer, dans le marketing et la
publicité pour les marchandises et le spectacle. Le système
nous promet une plus-value narcissique, si on achète tel
ou tel produit, notre qualité variant avec notre capacité
monétaire. Plus le prix est élevé, plus on
existe, du moins c’est ce que le système essaie de
nous faire croire.
Le second sujet attaqué par le capitalisme est le sujet
freudien. Ce sujet est marqué par l’inconscient. Le
sujet, théorisé par Freud, est un sujet névrosé,
sa névrose varie en fonction du grand sujet de sa culture
d’origine. Le névrosé est confronté à
la dette symbolique. Pour énoncer sa parole, il emprunte
les mots à l’instance symbolique. Cette dette est une
dette impossible à payer. Le sujet critique des Lumières
et le sujet freudien sont les mêmes, ce qui les différencie
c’est l’approche théorique.
Dufour appuie son argumentation sur la notion de « grand
sujet ». ( ) Pour lui, l’histoire montre que le sujet
est soumis à des grandes figures, la soumission du sujet
est liée à la figure de l’Autre ou des «
Autres », qu’il nomme les grands sujets.
Le premier grand sujet, c’est la phusis grecque. Le sujet
est soumis à la nature et à ses forces. Ce sont des
dieux immanents, qui déterminent des événements
dans lesquels l’humain est pris. Le sujet est soumis à
des forces qu’il ne comprend pas, et qui, de plus, sont contradictoires.
La condition de l’humain grec est celle du tragique. Pour
essayer d’y voir clair, il faut consulter l’Oracle,
comme l’a fait Oedipe. Il faut interpréter et la figure
d’Oedipe est typique. Il respecte la parole de l’oracle,
il fuit ses parents (adoptifs) pour éviter les grands malheurs
annoncés, puis, il tue son père et épouse sa
mère, sans savoir que ce sont ses vrais parents, et, par-là
même, réalise l’oracle.
Ensuite, le sujet est soumis au Dieu des monothéismes. Ce
Dieu là est lointain, il est transcendant, unique dans chaque
religion. Cela correspond à l’invention de la subjectivité,
à l’intériorité. Augustin parle du maître
intérieur. Il y a une délibération en chacun
de nous. Ce dialogue intérieur est celui des Confessions
du même Augustin. Ce dialogue avec soi, on le trouve également
chez Montaigne. Il est présent chez Rousseau. Les monothéismes
sont accompagnés de constructions politiques et de formes
culturelles et symboliques. L’une d’entre elles est
le Roi. C’est un grand sujet, la monarchie, c’est le
commandement d’un seul. Le Roi-Soleil illustre bien ce moment
historique, autour de lui il y a des astres plus ou moins proches.
Le Roi est une figure à part, c’est ce qu’a bien
montré Kantorowicz, cité par Dany-Robert Dufour, avec
la thèse des deux corps du Roi : il y a un corps mortel et
un corps symbolique, qui est permanent et sacralisé.
Plus tard, arrive un nouveau grand sujet : le Peuple. Il apparaît
comme grand sujet suite à la révolution française
et aux autres révolutions, qui ont eu lieu en Europe. La
difficulté avec le Peuple, c’est qu’on ne peut
pas l’incarner. Se pose alors la question de la représentation
et de fait une bureaucratie s’installe. Saint-Just s’en
rend compte assez vite. L’esthétique cherche une figuration
possible au travers du romantisme. La démocratie et la raison
deviennent les nouvelles références.
Ultérieurement, la figure du prolétariat s’impose
et il s’agit d’être un sujet au service de la
classe ouvrière. Cette cause a capté les aspirations
d’une partie de la jeunesse des années soixante-dix
du XXème siècle. D’un point de vue historique,
les figures des grands sujets sont au centre de la culture de chaque
époque. C’est décisif dans les créations
culturelles que sont les systèmes symboliques humains.
Pour Dufour, il convient d’ajouter à la mort programmée
du sujet critique kantien et du sujet névrotique freudien
un troisième avis de décès, celui du sujet
marxien. Dans l’économie capitaliste actuelle, le travail
n’est plus seulement ce sur quoi repose la production de la
valeur. Le capital n’est plus essentiellement constitué
de la plus-value issue du travail non payé dans le processus
d’exploitation des prolétaires. Le capital se déploie
et se développe de plus en plus sur des activités
à haute valeur ajoutée : recherche, génie génétique,
Internet, information, médias... Dans ces activités,
la part du travail salarié peu ou moyennement qualifié
est parfois extrêmement faible. Cet auteur ajoute que le capital
prospère désormais sur la gestion des finances dans
des mouvements spéculatifs de grande ampleur. La part de
l’économie réelle décroît à
mesure que le capital financier se développe. Cette évolution
fonctionne avec des nouveaux mécanismes financiers et de
nouveaux outils de gestion du capitalisme. Il s’est créé
une économie virtuelle, souvent appelée « économie
casino », qui essaie de créer énormément
d’argent avec presque rien, en vendant très cher ce
qui n’existe pas encore, n’existe plus ou n’existe
pas du tout. Les risques sont connus et les crises financières
se succèdent les unes après les autres. ( ) La valeur
travail a donc tendance à se dévaluer du fait des
délocalisations et du fonctionnement du capital financier.
Le travail est déprécié, il ne vaut presque
rien dans les pays du « Sud », même s’il
est fondamental dans la production capitaliste mondiale. Le sujet
« marxien » existait par le travail. L’engagement
syndical et politique donnait une valeur aux sujets prolétaires
et aux salariés ou étudiants qui luttaient aux côté
des ouvriers. Aujourd’hui, nous sommes plutôt des prolétaires
de la consommation. André Gorz parle à ce sujet de
La production du consommateur :
« La consommation, notamment via la publicité, produit
littéralement l’imaginaire collectif, sature le réservoir
des affects et de « l’expérience » de la
vie moderne, affects et « expérience » qui pourront
être capitalisés, mobilisés, réinvestis
par la « petite entreprise humaine » dans le travail.
La consommation, trouvant sa source dans des désirs illimités,
n’a donc pas seulement fonction d’ordre et de contrôle
social et politique, de ligne de brouillage des luttes d’émancipation
et contre les inégalités, mais bien aussi de relais
dans l’ordre de la mobilisation totale de l’individu.
Elle n’est pas l’autre de la modernité ou son
prolongement, elle est la modernité, la vérité
de l’individu moderne. » ( )
La normalité décrite par Gorz est la soumission du
sujet à l’impératif de consommer édicté
par le capitalisme.
Le sujet marxien, tel que le nomme Dufour, tend donc lui aussi
à disparaître. Il était lié à
la classe ouvrière et avait un aspect collectif très
fort. La classe ouvrière devait devenir une « classe
pour soi » par la lutte syndicale et politique pour changer
la société. L’individualisme postmoderne disqualifie
cette façon de concevoir le sujet, à la fois sur le
plan personnel et sur le plan collectif. Jamais l’individu
postmoderne ne s’annihile dans le collectif, tribal ou non.
Le modèle du sujet marxien est devenu obsolète.
Dufour pense que le capitalisme produit les sujets dont il a besoin
et nous plonge dans une indifférenciation généralisée,
où la différence entre les générations
et la différence entre les sexes s’estompe. Les difficultés
du sujet postmoderne sont liées à la désymbolisation
opérée par la mutation anthropologique en cours.
L’enjeu de ces analyses en philosophie est celui de la possibilité
même du sujet. Ce constat rejoint l’analyse de Félix
Guattari dans son livre sur Les trois écologies ( ). En 1989,
celui-ci décline la notion d’écologie sous trois
formes :
- L’écologie environnementale comme rapport à
la nature, le sens le plus courant et quasi exclusif du terme ;
- L’écologie sociale comme rapport à la société
et comme rapports des groupes sociaux entre eux ;
- L’écologie existentielle comme rapport à
soi-même et aux autres.
L’écologie existentielle concerne la subjectivité
dont parlent les psychanalystes. Félix Guattari était
psychanalyste et philosophe. Il a écrit plusieurs livres
avec Gilles Deleuze, notamment L’Anti-oedipe, dont nous parlerons
dans un des chapitres suivants. L’existentiel est devenu un
enjeu important dans le contexte de la postmodernité.
Les individus sont les parties sérielles de la société.
Les sujets sont un effet de la subjectivation. Il n’y a pas
identité entre l’individu et le sujet. Que le sujet
soit philosophique, psychologique, politique, amoureux, chercheur
en science ou esthétique, il est un résultat d’une
démarche personnelle unique dans tous les cas. La singularité
du sujet peut se fondre dans la masse, mais isoler la partie indivisible
de la masse ne suffit pas à trouver le sujet. C’est
lui-même qui se trouve ou pas. C’est un processus en
partie inconscient, qui demande une mise à distance vis-à-vis
de l’immédiateté, qui nécessite un travail
personnel et un engagement.
Dans ce cadre, la notion de vérité est différente
de la vérité proposée par la science. Ici,
pas d’hypothèses, pas de vérification, pas d’objectivité
ni de reproductabilité. La vérité du sujet
n’est jamais définitive, elle est liée au désir,
elle peut faire souffrir, sa rationalité, si elle est recherchée,
vient après-coup parfois. Cette vérité est
une énonciation imprévisible, c’est un mixte
entre notre imaginaire, la sphère symbolique et le réel.
C’est cette possibilité de subjectivation que la postmodernité
capitaliste met à mal. La lutte pour exister ne porte plus
seulement sur les besoins humains de base, elle inclut maintenant
l’existentiel au sens psychique. C’est d’autant
plus difficile d’exister de façon originale que nous
vivons dans une société de masse, qui tend à
uniformiser les comportements.
Les difficultés du sujet sont importantes. Très souvent,
il existe une dissonnance entre l’activité sociale
et les désirs subjectifs. Dans cette situation, l’existentiel
souffre et c’est banal. D’un côté, nous
avons, comme le dit Dufour, une injonction de jouissance, et de
l’autre, une autorité qui ne parle plus parce que le
ciel est vide. La transcendance a été disqualifiée.
L’autorité n’a pas disparu, elle se croit simplement
dispensée de parler du sens de la vie et de proposer un idéal
aux humains. En conséquence, la crise du sens au niveau collectif
perturbe la subjectivité au niveau personnel. Un des enjeux
de la définition de la postmodernité est donc bien
le « devenir sujet » des humains. La psychanalyse le
confirme, puisqu’elle constate que la possibilité d’existence
du sujet est devenue un élément clinique de la situation
contemporaine.
Si le sujet a du mal à exister, c’est bien que la
subjectivité est modifiée et annexée par le
capitalisme, ceci correspond à l’hypothèse que
propose Lyotard dans son livre sur La condition postmoderne.
3 / L’intime bouleversé
La postmodernité influe sur la subjectivité au niveau
social, au niveau politique et au niveau personnel. Nous commencerons
par examiner comment l’intime est soumis à des injonctions
qu’il ne peut pas toujours réaliser et la dépression
sanctionne cette incapacité.
a / la fatigue d’être soi
Alain Ehrenberg est sociologue, il a publié successivement
trois livres qui forment un ensemble. Il s’agit d’une
enquête sur l’individualisme contemporain, il souhaite
étudier le changement des normes régissant vie publique
et vie privée : Le culte de la performance en 1991, L’individu
incertain en 1995, La fatigue d’être soi en 1998. (
) Ehrenberg s’interroge sur le lien qui peut exister entre
la société et le mal-être de l’individu
contemporain qui s’exprime par la dépression. Il travaille
à partir de l’étude des travaux de psychiatres,
de psychanalystes, de sociologues, de médecins, de psychologues,
etc.
Ehrenberg analyse l’état psychique de l’individu
dans la société actuelle. Il s’agit de savoir
si les mutations de la société ont une influence sur
le psychisme individuel. Cet auteur n’utilise pas la notion
de postmodernité. Il emploie la notion d’individu,
c'est-à-dire la partie d’un tout : la société.
Mais, il étudie bien les conséquences d’une
mutation au sein de notre société. Il propose une
histoire de la maladie mentale au cours du XXème siècle.
Les chiffres le montrent, le type de pathologie mentale a changé.
Le nombre de dépressions est en hausse :
« La psychiatrie considère depuis 1970 que non seulement
elle est le trouble mental le plus répandu dans le monde,
mais que les choses vont également en s’aggravant.
Aujourd’hui, selon les critères employés, les
pourcentages varient entre 5 et 7 % de déprimés. »
( )
De plus, Ehrenberg rapporte le constat d’une augmentation
de 50% du nombre de dépression entre le début des
années 80 et celui des années 90 du XXème siècle.
Cette évolution pose question. Il commence par noter que
la notion de maladie mentale est corollaire de l’idée
d’individu.
« Sans institutions de l'intériorité, il n'y
a pas, socialement parlant, d'intériorité. Elle est
produite dans une construction collective qui lui fournit un cadre
social pour exister. » ( )
Ehrenberg insiste donc sur la construction sociale de l’individu,
il est une partie du tout nommé société, il
ne peut être séparé de façon abstraite
de la communauté humaine, l’un ne va pas sans l’autre.
Penser l’individu comme un être isolé n’aurait
pas de sens, l’individu est un être social.
Après son panorama historique, il aborde la question de
l’augmentation du nombre de dépressions. Il s’agit
de savoir si c’est le résultat de l’évolution
de l’organisation sociale.
« La dépression est le drame d’une nouvelle
normalité. » ( )
Ehrenberg propose de voir la dépression comme une pathologie
du changement et non comme le résultat de la misère
économique et sociale.
Pour Alain Ehrenberg, la dépression est « la pathologie
d’une société où la norme n’est
plus fondée sur la culpabilité et la discipline, mais
sur la responsabilité et l’initiative ». Autrement
dit, il y a eu un basculement historique où nous sommes passés
de « l’angoisse névrotique » à la
« fatigue d’être soi ».
« Observant ce manque de conflictualité au sein de
la dépression, Ehrenberg constate alors que le débat
est passé à un autre niveau : de l’angoisse
d’être soi, c’est maintenant la fatigue d’être
soi qui prime. » ( )
Selon Freud, la névrose provient d’une impossibilité
pour un homme d’accepter le degré de renoncement que
la société lui impose. Dans une société
où les règles sociales se relâchent et où
l’individualisation est croissante, la dépression devient
la pathologie dominante, car cette fois la norme est l’individu.
La dépression est une pathologie de l’individu de notre
temps. Il doit se construire sa propre identité. La société
pousse l’individu à réussir sa vie seul. Si
la névrose, décrite par Freud, est une maladie liée
à la loi et à ses interdits, à la culpabilité,
au conflit intérieur, la dépression au contraire est
fondamentalement associée à un déficit, à
une insuffisance, un retrait du sujet.
L’accès à l’égalité a un
revers :
« Chacun doit prendre en charge lui-même ses problèmes
qui relevaient de l’action en commun et de la représentation
politique. » ( )
La frontière entre vie privée et vie publique n’est
plus aussi nette qu’auparavant. La vie privée se modèle
sur la vie publique « un espace où l'on communique
pour négocier et aboutir à des compromis au lieu de
commander et d'obéir ». L'individualisme contemporain
peut se lire comme le produit de deux mutations parallèles
: la privatisation de la vie publique et la publicisation de la
vie privée.
« La perception de l'intime change. Il n'est plus seulement
le lieu du secret, du quant-à-soi ou de la liberté
de conscience, il devient ce qui permet de se déprendre d'un
destin au profit de la liberté de choisir sa vie. »
( )
« Le "nouvel" individualisme signale moins un repli
généralisé sur la vie privée que la
montée de la norme d'autonomie... L'inflation de la vie privée
ne doit donc pas être comprise comme un étalage narcissique
- c'est un épiphénomène -, elle est ce que
devient la vie privée quand elle se modèle sur la
vie publique : un espace où l'on communique pour négocier
et aboutir à des compromis au lieu de commander et d'obéir...
Privatisation de la vie publique et publicisation de la vie privée
sont le double processus que ces changements recouvrent. »
( )
La fin des transcendances (Dieu, le progrès, etc.) impose
à l'individu de se construire lui-même dans l'incertitude.
Nous sommes confrontés à un déplacement de
la culpabilité vers la responsabilité. Ce déplacement
suppose l'effacement de la référence au conflit qu’il
soit interne avec la névrose ou qu’il soit social avec
la lutte de classe.
« Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école,
famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont
plus obéissance, discipline, conformité à la
morale, mais flexibilité, changement, rapidité de
réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique
et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer
la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd
précisément sa permanence, un monde instable, provisoire,
fait de flux et de trajectoires en dents de scie. » ( )
L’incertitude et la fragilité sont devenues banales.
« L'autonomie devient une contrainte de masse pour se repérer
et agir dans une société morcelée, elle exige
de l'individualité, mais elle la fragilise. » ( )
Ehrenberg montre que la dépression est le signe de cette
fragilité et il constate que « commettre une faute
à l'égard de la norme consiste désormais moins
à être désobéissant qu'à être
incapable d'agir ». Le titre de son livre synthétise
ce malaise : aujourd’hui beaucoup d’humains ressentent
cette « fatigue d’être soi ».
« Défaut de projet, défaut de motivation, défaut
de communication, le déprimé est l'envers exact de
nos normes de socialisation. » ( )
Ces normes de socialisation sont celles de la postmodernité
que Lyotard analyse. Celui-ci parle de « renvoi à soi
». La dépression analysée par Ehrenberg est
bien un renvoi à soi, le sujet réagit par le retrait
face à l’injonction sociale.
« … il existe des transformations dans les modes d’institution
des sujets humains. »
« L’individualisme est en général assimilé
à l’idée que la règle sociale s’affaiblit,
alors qu’il est le corrélat d’une transformation
de la règle, à savoir le progressif englobement des
références disciplinaires dans celles de l’autonomie.
» ( )
La norme d’autonomie est inhérente à la postmodernité.
Le sens ne peut plus venir des récits de la modernité,
il faut construire ce sens soi-même. La dépression
est un symptôme de la postmodernité : incertitude,
flexibilité, changement permanent, etc.
Ehrenberg décrit les difficultés du sujet dans ce
« renvoi à soi » dont parle Lyotard dans La condition
postmoderne. Ehrenberg en constate les « ratés »
en quelque sorte. La subjectivité humaine est bien modifiée
par la mutation sociale et politique. La dépression est appréhendée
par Ehrenberg comme une pathologie du changement, changement que
Lyotard a théorisé en 1979.
b / Les objets à la place de l’idéal
Un autre psychanalyste s’est intéressé aux
mutations de la subjectivité de notre temps : Gérard
Pommier. Il aborde ce sujet sous l’angle d’une critique
de l’angélisme. Il a publié un livre en 2000
sur Les corps angéliques de la postmodernité. Il emploie
ouvertement le concept de postmodernité. Voici la présentation
de son livre :
« On saute à l’élastique, on s’épuise
avec l’aérobic…
Dans ce monde de plus en plus virtuel, nos corps sont contraints
de se transformer en machines à fuir le vide ambiant. Ils
ont perdu leur chair, leur érotisme, leur « sexuation
», et des ailes d’anges se sont mises à nous
pousser dans le dos.
Cet angélisme se manifeste de multiples façons :
l’engouement pour la biologie supposée nous rendre
immortels et nous dire toute la vérité sur notre être
; la chute dans la dépression, faute de désirs ; le
tatouage ; etc.
D’un côté, on se relaxe, on s’offre aux
doigts du kinésithérapeute pour oublier ses tensions
; de l’autre, on se perce le cuir, on se grave la peau, ou
on devient anorexique, boulimique, pour se marquer, se faire remarquer.
Et pour se faire souffrir, afin de retrouver des sensations qui
nous appartiennent en propre !
État des lieux du corps moderne, cet essai frappe par l’originalité
de sa thèse : pour se maintenir vivant, un corps doit être
soutenu par des discours et des idéaux politiques, sociaux
; par des projets et des croyances rassurantes, capables d’offrir
des images plaisantes de l’avenir. Privé de rêves,
le corps se fige ! Comment recommencer à rêver ? D’abord
en réalisant que l’humanité est plus belle et
plus forte que les anges, et qu’elle ne saurait se réduire
à un tas de corps « chosifiés », broyables
à merci par le capitalisme libéral et le scientisme
effréné ! » ( )
Gérard Pommier voit le corps postmoderne comme un corps
émietté, un corps autiste. La postmodernité
veut se dispenser d’idéal, il n’y a plus de lendemains
qui chantent. Les rêves sont télévisés,
technicisés. Le corps est grand comme le monde et tout est
absorbé par le réseau. L’idéologie des
sciences sature l’horizon, la fin des idéologies de
progrès nous dit que l’état actuel ne changera
plus jamais. Le monde postmoderne ne nous demande aucun acte de
foi, il nous impose un renoncement à la liberté. Les
humains sont devenus marchandises. Le corps étant génétique,
il est possible d’en isoler les composantes et la pureté
hygiéniste nous impose ses lois. Pommier voit la postmodernité
comme une immense régression, où il est agréable
de s’annuler comme sujet tout en étant porté
par la croyance autarcique. La science veille à notre bien-être
au nom d’un idéal de pureté. Gérard Pommier
nous rappelle que l’existence humaine n’est que lutte
et déchirement. La postmodernité a tendance à
évacuer cette donnée de base de l’humanité.
Comme le dit un article du psychanalyste Jack Bensimon : La souffrance
n’est pas une maladie ... Elle fait partie de la vie. ( )
La postmodernité voudrait nous faire croire le contraire.
Ce qui est devenu difficile dans la postmodernité, c’est
le désir que peut soutenir le sujet et la possibilité
de la rencontre. Pour Pommier, l’humain carbure à l’idéal
et les malaises humains de notre temps sont à mettre en rapport
avec notre société qui refuse l’idéal.
Le corps lui-même s’appuie sur des discours et des idéaux
politiques et sociaux. Il s’inscrit dans un maillage mental
qui donne sens à la vie. Si aujourd’hui les addictions
se développent, si la frénésie de consommation
est devenue massive, selon cet auteur, l’explication vient
du défaut d’idéal. Les produits, toxiques ou
non, viennent prendre la place des idéaux, ils aident le
sujet à surmonter la difficulté du rapport à
l’autre, à se supporter lui-même et à
combler la béance entre le corps physique et la psyché.
Le sujet humain doit toujours faire un effort de subjectivation
pour supporter la rencontre, pour verbaliser son existence, ses
désirs, pour calmer ses angoisses. La dépendance à
la marchandise et au spectacle est bel et bien citée comme
une des caractéristiques de la société capitaliste
postmoderne.
Gérard Pommier donne raison à Lyotard sur le changement
d’époque. La notion d’angélisme nous signale
que notre naïveté accepte trop facilement les illusions
postmodernes. Notre subjectivité ne peut plus s’appuyer
sur des idéaux, ces idéaux étaient contenus
dans les récits de la modernité dont parle Lyotard.
Ces récits contenaient une promesse de bonheur pour le futur.
Pommier note qu’aujourd’hui la seule promesse qui nous
est faite est celle que rien ne changera. Le progrès et la
philosophie de l’histoire n’ont plus cours. Nous devons
rechercher notre bonheur ici et maintenant. Encore une fois, nous
sommes renvoyés à nous-mêmes. Par exemple, Pommier
observe que les jeunes humains cherchent à inscrire quelque
chose dans leurs corps. Ils cherchent à être par le
piercing et les tatouages. A défaut d’inscription symbolique
au niveau collectif, le sujet se marque lui-même. Auparavant,
nous étions tirés en avant par des rêves d'avenir
meilleur, que ce soit sur cette terre ou après notre mort.
La science a mis fin à cette possibilité d’idéalisation
du futur. Elle nous donne des lois, dont nous sommes les jouets
plutôt que les acteurs. Le discours de la science, dont parlent
les psychanalystes, est un jeu de langage où notre subjectivité
est objectivée. On nous demande de nous soumettre aux injonctions
du discours de la science qui sait ce qui est bon pour nous ou du
moins qui prétend le savoir.
L’idéal est une projection de la collectivité
ou d’une partie de la collectivité sur elle-même.
Dans le cadre de la modernité, cette repésentation
contenait une idée du beau, du vrai et du bien. Le bien commun
et la raison donnaient la finalité et le moyen pour y parvenir.
L’idéal moderne transmettait des modèles et
était à la fois repère et guide. L’idéal
postmoderne, lui, est basé sur l’autonomie et la réussite
individuelle. L’apparence et l’argent sont des éléments
clés dans notre situation. Le beau a volé en éclat,
le relativisme, refuse la vérité, le bien commun a
de nouveau laissé la place au droit du plus fort. La jouissance
d’objet dans la consommation est un éternel retour.
Une fois possédé l’objet perd son aura et il
faut toujours acheter de nouveaux objets et consommer de nouveaux
produits spectaculaires.
L’idéal était un relais au niveau personnel
des valeurs de la société. La théorie classique,
issue de Freud, permettait de comprendre l’articulation entre
la sphère collective et la sphère individuelle. La
sublimation étant le mécanisme psychologique, qui
permettait de transformer les désirs humains en productions
acceptables par la société. La sublimation fonctionnait
par conversion, substitution ou déplacement. Le désir
amoureux pouvait devenir poésie. La sublimation allait de
pair avec la reconnaissance sociale. La valorisation des résultats
de la sublimation permettait une compensation des sacrifices consentis
au niveau individuel. La société ne pouvait pas tolérer
la réalisation de tous les désirs. Comme ces désirs
personnels vont dans le sens de la dispersion sociale, l’individu
devait être discipliné pour que la civilisation se
construise. En retour, la société honorait et récompensait
les humains qui oeuvraient à la civilisation en sublimant
leurs désirs. Il s’agissait de rendre supportable les
interdits sexuels ou le refus de l’agressivité pour
que la communauté humaine garde sa cohésion. La société
transmettait ces interdits par la famille et l’éducation.
Elle fixait des limites aux humains, qui devaient s’accomoder
de l’injonction du « pas tout ! ». Le collectif
primait sur l’individu. Les grands récits de la modernité
avait aussi cette fonction de cadrer l’action humaine pour
éviter la désintégration sociale. Dans la postmodernité,
l’individu est mis en avant. La collectivité humaine
dit à ses membres de jouir sans s’occuper des conséquences,
sans se soucier du devenir du collectif. Le bien commun est devenu
secondaire, les limites sont celles des capacités individuelles.
C’est à ce niveau que le discours de la science est
important, puisqu’il énonce que tout ou presque est
possible. Il y a bien un changement dans le rapport entre l’individu
et la société. La société elle-même
énonce que l’individu est premier, l’instance
symbolique perd sa légitimité, qui lui permettait
de transmettre des interdits et des limites. Ceci rend possible
la captation de la libido par le capitalisme pour réaliser
la plus-value, la subjectivité peut être sollicitée
au travail. La focalisation sur l’individu permet de transférer
la responsabilité des objectifs collectifs d’une entreprise
à ses salariés. La prévalence de l’objet
sur l’idéal transforme l’économie psychique.
Le lien entre l’idéal et la sublimation est mis à
mal. Il ne peut plus faire fonctionner les compensations sociales.
Le discours sur notre place dans la communauté humaine et
le sens du monde n’a plus de base psychosociale. Les maîtres
ne parlent plus et le désarroi du sujet postmoderne ne trouve
pas de réponses à son angoisse existentielle. Comme
le dit Gérard Pommier, c’est la possibilité
de subjectivation qui est en question. Les analyses de Lyotard se
confirment à nouveau. Les objets tendent à remplacer
l’idéal et les récits de la modernité.
Pommier nous propose d’inventer des nouveaux modes d’être
pour ne pas être totalement objectivé et à la
merci de la gestion appuyée sur le discours de la science
:
« Je dirais que la psychanalyse est quand-même le cas
de laboratoire, l’expérience de laboratoire qui montre
une autre position subjective de la contemporanéité,
autre que celle qui existait avant le triomphe de la science. Une
autre subjectivité de phénix dont je parlais tout
à l’heure, c'est-à-dire celle du sujet suturé
qui doit, sous peine d’objectivation, s’inventer lui-même
les propres conditions de sa survie, que ce soit politiquement,
que ce soit artistiquement, que ce soit érotiquement.
(…) Non, ce n’est pas la psychanalyse qui sauve, mais
elle montre, elle met en exergue une nouvelle position subjective.
(…) C’est un sujet nouveau qui est ainsi mis à
l’épreuve. » ( )
La psychanalyse ne nous sauvera pas du désastre, elle ne
propose aucune rédemption, mais avec son éclairage
et ses dispositifs, le sujet peut envisager de se construire hors
du discours de la science et s’éloigner un peu de la
l’attirance pour la destruction ou la mort, il peut essayer
d’assumer son désir et ses responsabilités.
Toutes choses, qui dans le contexte de la postmodernité,
ne sont pas du tout habituelles.
c / Une nouvelle économie psychique
Une autre approche des mutations du psychisme humain dans le cadre
de la postmodernité a été développée
par Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun. Le premier parle de l’homme
sans gravité et le second d’un monde sans limites.
Charles Melman a publié un livre intitulé L’homme
sans gravité en 2002 ( ). Ce titre se réfère
à L’homme sans qualités de Robert Musil ( ).
L’homme se retrouvait impuissant et sans caractère
propre chez Musil, ici il a perdu sa gravité et c’est
la seconde référence du titre : l’homme ne peut
plus se référer à une verticalité qui
donnait sens à sa vie. Il s’agit d’une métaphore
sur la gravité de Newton. La gravité étant
celle qui transmettait l’autorité et permettait à
l’homme de tenir debout. Pour Melman, nous sommes bien dans
une nouvelle période. Pour lui, les humains entrent dans
une ère, où une nouvelle économie psychique
a pris le pas sur les anciens modes d’être. La notion
d’économie psychique décrit l’organisation
de la vie psychique d’un sujet et les domaines où il
investit son énergie libidinale. Le fonctionnement de la
subjectivité vue sous l’angle du psychisme a changé,
c’est l’objet du propos de Charles Melman.
La psychanalyse explique que les humains au cours de leur enfance
doivent accepter des interdits tout en rentrant dans le langage.
Comme le langage est toujours celui des autres et qu’il n’est
jamais complètement adéquat à ce dont nous
parlons, nous devons admettre que tout n’est pas possible,
que nous devons vivre avec une soustraction de jouissance que la
psychanalyse nomme castration. Tous nos désirs ne sont pas
réalisables, les interdits nous obligent à refuser
la mise en oeuvre de certaines de nos envies. Le désir humain
s’organise alors autour d’un manque structural. La parole
de la personne en situation d’autorité permet à
l’enfant de se détacher de notre premier amour : notre
mère. Cette instance fait tiers et permet d’accéder
à la fonction symbolique. Cette place était occupée
par les pères.
Melman constate que la position des figures d’autorité
est de plus en plus faible sur le plan social. Ce changement va
de pair avec la promotion de la jouissance. À une question
sur la généralisation des états dépressifs,
il répond ainsi :
« Je pense qu’elle témoigne de l’avènement
d’une nouvelle économie psychique fondée non
plus sur le refoulement des désirs mais au contraire sur
leur libre satisfaction. La jouissance est devenue une norme sociale,
en ce sens qu’elle guide la plupart de nos comportements.
Par conséquent, toutes les formes de frustration, jadis acceptées
et refoulées, sont aujourd’hui mal vécues par
les êtres humains. Cette aspiration à une satisfaction
« immédiate » fragilise notre psychisme et génère
d’avantage de troubles dépressifs car les limites n’existent
plus. » ( )
Melman constate que notre rapport au désir et à la
jouissance change. Le rapport au désir et à la jouissance
est au coeur de notre subjectivité. La relation aux objets
d’amour s’en trouve modifiée. Des objets d’amour
humains, nous sommes passés aux objets proposés par
le capitalisme. Il parle d’une « nouvelle économie
psychique » pour caractériser un état de
« … congruence entre une économie libérale
débridée et une subjectivité qui se croit libérée
de toute dette envers les générations précédentes.
» ( )
Le sujet contemporain voudrait pouvoir faire l'économie
de son passé. C’est une mutation qui le fait passer
d'une économie psychique organisée par le refoulement,
donc de la névrose, à une économie organisée
par l'exhibition de la jouissance.
Notre rapport au monde n'est plus marqué par le manque,
mais par un surplus de présence, par l'accent mis sur la
possession de l'objet. Pour les névrosés, tous les
objets se détachaient sur fond d'absence.
« La grande philosophie morale d'aujourd'hui est que chaque
être humain devrait trouver de quoi le satisfaire pleinement.
» ( )
Aujourd’hui dans la postmodernité, les jouissances
sont fabriquées, artificielles. Les objets marchands, les
produits spectaculaires sont la base de cette nouvelle économie
psychique. Nous sommes passés du manque à l’impératif
de jouissance.
Jean-Pierre Lebrun parle, lui, d’Un monde sans limites. (
) Lebrun analyse les pathologies psychiques humaines et sociales
de notre temps comme étant engendrées par l’idéologie
qui traverse notre société. Une idéologie qui
conduit progressivement à exclure la notion de limites. Il
emploie la notion de « discours de la science » pour
parler de l’idéologie contemporaine, qui énonce
que « tout est possible ! » immédiatement.
Charles Melman met en cause, comme jean-Pierre Lebrun, l’idéologie
de la science qui prétend résoudre tous nos problèmes
:
« Si la science était en mesure de régler nos
difficultés existentielles, cela se saurait ! » ( )
Les objets ne peuvent pas répondre à la question
du sens de la vie. Le discours de la science propose une ambiance
maternante basée sur le confort. Les questions importantes
de notre vie ne trouvent pas de réponses dans la consommation.
La nouvelle économie psychique étudiée par
Melman a tendance à infantiliser le sujet et à le
rendre dépendant des objets marchands et des produits du
spectacle. L’addiction consumériste est une conséquence
de ce nouveau fonctionnement. D’autre part, nous sommes encouragés
à consommer sans nous soucier des conséquences que
ce soit au niveau humain ou au niveau écologique. De plus,
beaucoup de marchandises arrivent de pays où les ouvriers
et les enfants sont maltraités pour obtenir des coûts
de production très bas. L’incidence écologique
de notre de vie basée sur la consommation n’est pas
prise en compte. La notion de perversion est souvent évoquée
par les psychanalystes comme Melman ou Lebrun. Nous savons tout
cela et nous n’en voulons rien savoir, ce qui est typique
de la perversion. Il s’agit d’une tendance sociale et
non de la perversion individuelle habituellement liée à
la psychose.
Sur le plan philosophique, il est notable de constater que ce que
décrivent les psychanalystes se développe au moment
où la transcendance ne peut plus fonder la référence
pour l’explication du monde. Cette référence
était liée à la loi symbolique qui organisait
les places entre les générations et la différence
entre les sexes. Maintenant les figures d’autorité
tendent à être délégitimées, par
contre la place des objets se renforce, la jouissance bouscule le
désir.
La notion de jouissance est employée par les psychanalystes
pour parler de ce qui peut conduire à des attitudes morbides
sans que nous en soyons conscients. La jouissance, dans ce contexte,
n’est pas synonyme de plaisir. Par exemple, boire de l’alcool
procure du plaisir, mais si nous en buvons trop nous devenons alcoolique,
le plaisir cède la place à l’auto-destruction.
Cette consommation d’alcool produit une jouissance dont le
sens nous échappe. Freud parlait de pulsion de mort à
ce sujet. Quand nous observons le devenir de notre système
social et politique, nous pouvons constater que la destruction des
humains et de la nature fait partie de notre fonctionnement collectif.
Cette tendance mortifère a une influence sur notre subjectivité,
elle aussi.
Cette analyse de la continuité entre la sphère individuelle
et la sphère collective, reprise par Melman et Lebrun, était
déjà ouvertement assumée chez Freud dans son
livre, Psychologie des foules et analyse du moi. ( )
Melman analyse la modification de la subjectivité du point
de vue de la psychanalyse. Il confirme que la subjectivité
actuelle n’est plus celle d’avant, celle de la modernité.
Melman n’emploie pas la notion de postmodernité, mais
il observe une mutation chez le sujet. La valorisation de la jouissance
individuelle avait déjà été remarquée
par Lyotard. La question des fins reléguées au second
plan par la mise en avant des moyens a également été
notée par Lyotard. Ceci correspond à l’idéologie
de la science et au poids des experts relevés par Melman
dans sa théorie sur la nouvelle économie psychique.
Melman confirme l’hypothèse de Lyotard : notre situation
comme sujet a changé. La nouvelle économie psychique
est celle de la postmodernité.
4 / L’ambiance schizophrène
a / Les jeux de langage de la postmodernité
Les jeux de langage de la postmodernité reflètent
bien l’emprise du système capitaliste sur la subjectivité
humaine. Le sujet au travail se doit d’être «
impliqué » et prendre en charge l’amélioration
constante de son efficacité. La notion de « projet
» permet de mobiliser les salariés. Il est courant
de parler de « challenge ». Ainsi, on oublie le lien
de subordination qui lie les salariés et l’employeur.
Le sujet est devenu responsable de son travail. Au nom de l’autonomie
et du projet, le sujet est inclus dans une nouvelle modalité
d’exploitation et de domination.
Dans le cadre de la consommation, le sujet désirant est
valorisé pour qu’il obéisse aux injonctions
de la publicité et du marketing. Les mots d’ordre sont
les suivants : « Achetez !, jouissez ! », « Faites-vous
plaisir ! », « Nous vous prêtons l’argent
dont vous avez besoin ! » Le bonheur proposé est dans
la possession d’objets ou de biens culturels. Le désir
est mis au service de la réalisation de la plus-value.
Sur le plan démocratique et politique, le débat ne
se déroule plus sur l’agora, mais au sein des médias.
Le modèle de la cité ne fonctionne plus. L’idéal
d’une société meilleure et la promesse n’ont
plus cours, puisque la politique est réduite à la
gestion.
Le sujet démocratique de la modernité promu par la
philosophie semble s’effacer. Cet effacement est mental, indolore
et souvent invisible, il est conjoint d’une utilisation du
langage. La langue est devenue un moyen de cacher la division de
la société en classes et la soif de profit du capitalisme.
Dans le même temps, la sécurité est devenue
une préoccupation obsédante avec toute sa litanie
langagière qui bloque tout débat. D’un côté,
il est nécessaire que les humains soient libres pour permettre
au capitalisme de se développer, de l’autre, la recherche
de sécurité conduit à vouloir surveiller et
contrôler les comportements humains. Ces deux fins se contredisent,
la seconde venant limiter la première. Notre situation dans
le cadre de la postmodernité est donc paradoxale et soumise
à des vents allant en des sens contraires.
b / L’anti-oedipe et la schizophrénie capitaliste
1 / L’expansion et la déterritorialisation
Le capitalisme se développe selon une axiomatique assez
simple : il accepte toutes les créations humaines en les
soumettant à l’équivalent général.
Cette expansion commence par une déterritorialisation. Cette
notion est un concept employé par Gilles Deleuze et Félix
Guattari dans Capitalisme et schizophrénie L’Anti-oedipe
en 1972. ( ) Ce terme n’est pas séparable de celui
de reterritorialisation. La notion de territoire est employée
dans un sens assez large, les territoires peuvent être géographiques,
historiques, physiques ou psychologiques, culturels et existentiels.
Pour ces deux auteurs, chaque personne dans la vie humaine :
« se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations
et se reterritorialise presque sur n’importe quoi, souvenir,
fétiche ou rêve. » ( )
Deleuze et Guattari donnent une définition de la déterritorialisation
dans la conclusion de Mille plateaux à la lettre «
D » de leur lexique :
« La fonction de déterritorialisation : D est le mouvement
par lequel « on » quitte le territoire. »
« Le territoire n’est pas premier par rapport à
la marque qualitative, c’est la marque qui fait territoire.
Les fonctions dans un territoire ne sont pas premières, elles
supposent d’abord une expressivité qui fait territoire.
» ( ) ( )
L’expressivité est ce qui permet le recodage après
le décodage de la déterritorialisation. Le terme «
décodage » est employé souvent comme un synonyme
de « déterritorialisation ». Celle-ci existait
avant le capitalisme. Deleuze et Guattari proposent une analyse
historique de la société primitive, puis de la société
despotique. Il s’agit à chaque fois de modalités
machiniques spécifiques.
La machine sociale primitive est reliée à la terre,
c’est une machine territoriale. La terre est la base de la
distribution des êtres humains et des choses. Le marquage
est général, l’échange des systèmes
de parenté dépend de ces inscriptions, c’est
dans ce cadre que les alliances et la filiation se déroulent.
Les corps eux-mêmes sont marqués : tatouages, scarifications,
excisions, … Les chefferies des sociétés primitives
sont reliées à ces segmentations de peu d’ampleur
territoriale, le quadrillage est strict et la place de chacun est
bien définie. Deleuze et Guattari estiment que le grand danger
pour les sociétés primitives est celui de l’échange
généralisé.
« La machine primitive n’ignore pas l’échange,
le commerce et l’industrie, elle les conjure, les localise,
les quadrille, les encastre, maintient le marchand et le forgeron
dans une position subordonnée, pour que les flux d’échange
et de production ne viennent pas briser les codes … »
( )
La notion de flux est importante pour ces deux auteurs. Le désir
est appréhendé sous l’angle de la production
et non pas comme s’organisant autour du manque ainsi que le
théorise la psychanalyse. Le désir produit des flux
que les machines coupent et réorganisent avec des codes.
La société despotique s’organise avec des machines
différentes. La société primitive antérieure
est réagencée avec un nouveau code et de nouvelles
alliances. Il s’agit alors d’un rapport vertical et
non horizontal comme dans la machine primitive qui a comme base
la terre. Les nouvelles figures sont celles des empereurs, des despotes,
des souverains et de l’État. C’est un nouveau
mode d’enregistrement de la production avec une inscription
qui s’élève au dessus de la terre. Le corps
plein ne s’incarne plus dans la terre comme dans la machine
primitive, mais dans l’ État et sa pyramide, sa bureaucratie,
son armée.
Dans les deux cas, le codage et le surcodage ( ) qui réorganisent
les flux le font autour d’un corps plein. Il faut canaliser
la production et ses acteurs afin qu’ils ne deviennent pas
créateurs de flux libres et non codés.
« Le problème du socius a toujours été
celui-ci : coder les flux du désir, les inscrire, les enregistrer,
faire qu’aucun flux ne coule qui ne soit tamponné,
canalisé, réglé. » ( )
Pour Deleuze et Guattari il n’y a de désir qu’agencé
et lié à une machine, nommée machine désirante.
Le concept de machine est employé dans un sens assez peu
mécanique, elle n’est pas non plus une métaphore.
On ne peut l’identifier à la seule vie, mais elle est
liée à l’organisme. Elle opère le couplage
par un système flux. ( ) Nous sommes ici dans une théorie
de l’immanence. La machine coupe le flux. La notion de machine,
telle qu’elle est utilisée par Guattari et Deleuze,
s’apparente également à la machine cybernétique
de Norbert Viener. ( ) La notion de codage est une façon
d’inscrire des informations. Ils emploient le concept de sémiotique
pour parler des signes et de leur signification. Ils refusent de
se référer à la notion de signifiant employée
par Lacan dans sa nouvelle interpétation de la psychanalyse.
Le terme « décodage » ne se réfère
pas à une opération d’interprétation
ou de traduction, mais, il a un aspect absolu. Le décodage
c’est la destruction des codes tel que le capitalisme le pratique
dans notre histoire, c’est-à-dire les flux de propriétés,
d’argent, de production, de marchandises, de travailleurs,
d’immigrés, etc. Le capitalisme met en oeuvre un «
décodage généralisé de tous les flux.
» Le capitalisme est différent des machines antérieures.
Selon Deleuze et Guattari dans L’Anti-oedipe, il permet de
révéler, en le modifiant, le projet commun de toute
société : empêcher ou neutraliser le décodage
qui marquerait son anéantissement. La machine capitaliste
capture les flux sous des modalités multiples : organisation,
assignation, localisation, identification, distribution, répartition,
etc. Ce sont ces différentes formes que Deleuze et Guattari
décrivent avec les concepts de « codage » et
de « surcodage ». Le décodage se rencontre au
travers de l’opposition entre deux processus, d’un côté
la « déterritorialisation », qui détruit,
déconstruit, modifie, déstabilise les structures déjà
constituées et l’autre la « reterritorialisation
», qui organise, structure, ordonne, reconstruit, etc. L’émission
de flux décodés prend une portée critique et
politique, la déterritorialisation attaque les agencements
machiniques que tous les pouvoirs mettent en place pour subjuguer
les flux et se perpétuer comme puissance et institutions,
comme domination.
La machine capitaliste est différente des deux machines
précédentes, primitive et despotique. Les flux s’amplifient
et le capitalisme apparaît lorsque les flux décodés
se rencontrent et opèrent une conjonction dans le corps sans
organe du capital. Ces flux sont si importants qu’ils ne peuvent
plus faire l’objet d’un recodage général.
Le capital n’a pas de code unique. La machine capitaliste
est incapable de fournir du code qui couvrirait l’ensemble
du champ social.
« … le décodage et la déterritorialisation
des flux définissent le processus même du capitalisme,
c'est-à-dire son essence, sa tendance et sa limite externe.
» ( )
Contrairement à d’autres époques, d’autres
logiques, ou d’aures cultures, où chaque déterritorialisation
était associée par une reterritorialisation autour
des logiques telles que la patrie, la famille, etc., à l’époque
capitaliste la déterritorialisation est employée non
pas pour construire de nouvelles reterritorialisations statiques,
mais plutôt pour les remplacer entièrement par ce que
Deleuze et Guattari appellent des « axiomes », c’est-à-dire
des emplacements temporaires d’un échange futur.
Les anciennes machines primitives et despotiques fonctionnaient
autour d’un axe programmatique. La machine capitaliste, elle,
se redéploie sans cesse sur la base d’une axiomatique.
Cet axiome est un postulat que l’on ne peut pas démontrer,
mais dont on ne peut pas se passer pour comprendre la réalité
du capitalisme.
Les deux livres l’Anti-oedipe et Mille Plateaux comprennent
de longues analyses sur les différents types de sociétés
et sur la manière dont elles codent les flux. La déterritorialisation
explique pourquoi et comment les hommes sont des nomades et des
reconstructeurs. Le capitalisme est une exception radicale à
cette compréhension de la nature des société
antérieures proposée par Deleuze et Guattari. Au lieu
de travailler par le codage des flux en les inscrivant dans un corps
plein, le capitalisme est un régime de décodage. Contrairement
à l'enregistrement des sociétés non-capitalistes,
le capitalisme cherche à récupérer les flux
décodés et à les remplacer par un processus
d'axiomatisation. Celle-ci fonctionne en vidant les flux de leurs
sens et de leur contexte. La machine capitaliste recode en imposant
un droit général d'équivalence sous la forme
de la valeur monétaire. Ces flux restent décodés
dans la mesure où ils sont fluides pour différents
secteurs de l'économie. Ils ont de la valeur en référence
à l’équivalent général.
« Le capital comme socius ou corps plein se distingue donc
de tout autre en tant qu'il vaut par lui-même comme une instance
directement économique, et se rabat sur la production sans
faire intervenir de facteurs extra-économiques qui s'inscriraient
dans un code. » ( Idem page 297.)
Le capitalisme « déterritorialise » pour mieux
générer des flux de capital. Il ne déterritorialise
non pas pour créer, comme dans l’acte artistique, ou
pour une quelconque vision d’un monde meilleur, mais pour
mieux assurer les flux de capital. L’axiomatique, de ce point
de vue, permet de remplacer l’objet, les moeurs ou le processus
territorialisé par un autre « d’une même
valeur » et ainsi le faire rentrer dans l’économie
marchande généralisée. Par exemple, les salariés,
y compris les dirigeants, n’ont pas de rapport direct et matériel
avec la propriété privée pour laquelle ils
travaillent.
« Avec le capitalisme le corps plein devient vraiment nu,
comme le travailleur lui-même, accroché sur ce corps
plein. C'est en ce sens que le corps plein, appareil d'anti-production,
pénètre en réalité toute la production
et lui devient coextensif. » ( Idem page 297.)
« Le capitalisme tend vers un seuil de décodage qui
défait le socius au profit d'un corps sans organes, et qui,
sur ce corps, libère les flux du désir dans un champ
déterritorialisé. » ( Idem page 41.)
« Le capital est bien le corps sans organes du capitaliste,
ou plutôt l'être capitaliste. Mais comme tel, il n'est
pas seulement la substance fluide et pétrifiée de
l'argent, il va donner à la stérilité de l'argent
la forme sous laquelle celui-ci produit de l'argent. Il produit
la plus- value, comme le corps sans organes se reproduit lui-même,
bourgeonne et s'étend jusqu'aux bornes de l'univers. »
( Idem page 16.)
Guattari et Deleuze emploient la notion de « corps sans organe
» pour décrire le fonctionnement du capitalisme. Ils
expliquent que ce concept vient d’Antonin Artaud. Le capital
fonctionne comme un corps sans organe parce qu’il est souple,
qu’il se recompose en permanence, qu’il n’a pas
de destin particulier et qu’il se fixe n’importe où.
Il est à la fois surface et profondeur de la vie sociale.
( )
Le concept de déterritorialisation est utilisé dans
le cadre de la schizo-analyse. Le modèle de la schizophrénie
est utilisé pour essayer de comprendre la fuite en avant
perpétuelle du capitalisme. La liaison entre le capitalisme
et la schizophrénie permet à Deleuze et Guattari de
construire une critique du capitalisme. Ils insistent sur le fait
que la production désirante se déploie sous la forme
aliénée de la circulation marchande. La schizophrénie
devient un analyseur de la société capitaliste. Il
s’agit de rendre compte de la socialisation du sujet dans
sa relation désirante à la marchandise et aux autres
humains. Dans cette approche, l’aliénation capitaliste
fonctionne avec le désir humain, nommé ici machine
désirante. La schizo-analyse décrit la production
du délire du schizophrène comme modèle du processus
de subjectivation productrice de désir. La théorie
de la société est une théorie des flux, il
faut étudier le rapport entre la production sociale et la
production désirante.
La machine capitaliste se développe sur deux versants contradictoires.
Elle se construit sur les ruines de la machine despotique et elle
a tendance à vouloir réguler les flux, à les
surveiller, les contrôler. D’un autre coté, elle
se développe sur le décodage, la déterritorialisation
des flux : le capital comme argent, le capital comme information
et le capital comme travail. Ces formes de flux doivent être
libres afin de produire le maximum de profits. En même temps,
la machine capitaliste inscrit et enregistre ces flux sur une surface
maîtrisable pour pouvoir en garder le contrôle et en
diriger les mouvements. La machine capitaliste a donc une tendance
schizophrène. Deleuze et Guattari montrent qu’elle
se construit sur deux tendances opposées, la tendance qui
territorialise, normalise, code les flux et l’autre qui déterritorialise,
décode en permanence. Cette dernière tendance semble
sans limites.
« Le décodage des flux, la déterritorialisation
du socius forment ainsi la tendance la plus essentielle du capitalisme.
Il ne cesse de s’approcher de sa limite, qui est une limite
proprement schizophrènique. » ( )
« Plus la machine capitaliste déterritorialise, décodant
et axiomatisant les flux pour en extraire la plus-value, plus ses
appareils annexes, bureaucratiques et policiers, re-territorialisent
à tour de bras tout en absorbant une par t croissante de
plus-value. » ( )
Jean-François Lyotard a lui aussi décrit cette dualité
capitaliste dans son livre Économie libidinale en 1974 :
« L’argent du capital rassemble les incompossibles.
Il ne s’est pas constitué par un lent procès
de naissance et de croissance comme un être vivant, mais par
un acte discontinu de vampirisation : il ne fait que s’emparer
de ce qui était déjà là, en proie à
la dissolution, force de travail d’un côté, masses
de monnaie de l’autre, moyens de travailler d’un troisième,
et de le réorganiser autrement. » ( )
La convergence entre la démarche de Lyotard et celle de
Deleuze et Guattari existe par delà les différences
de vocabulaires et de concepts. Ce sont deux univers conceptuels
différents. À cette époque, faire le lien entre
la société et la folie était banal et commun
aux deux démarches théoriques. Dire que la société
pouvait rendre fou était la base de l’anti-psychiatrie.
Felix Guattari était engagé dans la psychiatrie institutionnelle,
où les patients ont un rôle actif. Organiser un mode
de vie différent était l’objectif de ces courants
de pensée. Aujourd’hui, la recherche d’explication
se tourne plus volontiers vers les gènes pour trouver l’origine
des troubles mentaux et l’emploi des médicaments a
supplanté les tentatives de changer le mode de vie. Les théories
comportementales et le cognitivisme proposent des modes de rééducation
rapides centrés sur la maîtrise des symptômes.
C’est l’opposé des thèses de Guattari
et de Deleuze, qui voient, dans le symptôme, une création,
une production désirante. Les figures de Reich et de Marcuse
ont été deux références fortes des mouvements
de contestation de cette époque. Tous les deux faisaient
un lien entre la répression sexuelle et le fonctionnement
de la société capitaliste. L’anti-oedipe renouvelle
ces analyses en refusant la notion de répression, en particulier.
Comme chez Lyotard, le sujet, s’il n’est pas actif et
armé de sens critique, subit les changements que lui impose
le système.
Le tandem Deleuze Guattari fait une distinction entre les organisations
molaires dures et les groupemements moléculaires souples.
( ) Les lignes de fuites qui profitent de la déterritorialisation
pour créer de nouvelles façons de vivre ou de nouvelles
oeuvres d’art sont valorisées. Félix Guattari
a intitulé un de ses livres La révolution moléculaire.
( ) Deleuze dira, lui aussi, qu’une révolution sociale
n’est pas séparable d’une révolution du
désir. ( )
Le lien entre la vie sociale et le désir est assumé
ouvertement. Ces deux auteurs anticipaient dès 1972 ce que
des auteurs plus contemporains comme Stiegler, Melman ou Pommier
déclinent selon plusieurs modes. Lyotard parlait des jeux
de langage qui transmettent une façon d’être
collective et individuelle. Ces jeux de langage sont un autre nom
du code sémiotique de Guattari et Deleuze. Tous ces auteurs
parlent de la même société, la société
capitaliste. La subjectivité annexée par le capitalisme
postmoderne est le résultat d’une déterritorialisation
par la machine capitaliste, puis d’une reterritorialisation
par cette même machine pour que les flux produisent du profit.
Décodage et surcodage sont des modes de description propres
à Deleuze et Guattari, mais il s’agit bien des mêmes
phénomènes. Ils ne parlent pas de modernité
ni de postmodernité. Ils ne décrivent que trois périodes
dans l’histoire de l’humanité : la société
primitive, la société despotique et le capitalisme.
Mais le capitalisme qu’ils analysent est contemporain de celui
de Lyotard. Comme lui, ils ressentent la nécessité
de créer de nouvelles analyses. Lyotard s’est écarté
du marxisme et de la psychanalyse pour produire sa théorie
de la postmodernité. Deleuze et Guattari refusaient eux aussi
le marxisme et la psychanalyse. Le titre même du livre est
une attaque ouverte contre la psychanalyse qui avait fait de l’oedipe
le pivot de la compréhension des névroses.
Ils dénoncent le familialisme de la psychanalyse, ils l’accusent
de prôner la résignation et l’intégration
dans le système. Ils refusent de rabattre le malaise psychique
sur le théâtre familial et de l’y enfermer. Ils
valorisent les lignes de fuite et la création en prenant
pour modèle le schizophrène.
Le refus du marxisme s’appuie sur l’histoire du socialisme
réel qui produit le contraire d’une libération
du peuple et des prolétaires. Ils refusent également
de concevoir le sujet révolutionnaire comme une substance
incarnée par la classe ouvrière. L’influence
de Marx est visible dans la façon de concevoir le désir
: le désir est une production de l’être humain.
Le désir et la politique sont liés et la théorie
de Marx s’en trouve complètement modifiée :
« En vérité, la production sociale est uniquement
la production désirante elle-même dans des conditions
déterminées. Nous disons que le champ social est immédiatement
parcouru par le désir, qu’il en est le produit historiquement
déterminé et que la libido n’a nul besoin de
médiation ni de sublimation, nulle opération psychique,
nulle transformation, pour investir les forces productives et les
rapports de production. Il n’y a que du désir et du
social et rien d’autre. Mêmes les formes les plus répressives
et les plus mortifères de la production sociale sont produites
par le désir. » ( )
Dans ce cadre, il n’est pas étonnant que le capitalisme
postmoderne arrive à influencer les désirs des humains
pour vendre ses productions et réaliser la plus-value. Il
s’agit d’une reterritorialisation, un codage qui arrive
après la déterritorialisation, le décodage
propre à notre fonctionnement collectif. La subjectivité
est modifiée pour les besoins du système, c’est
une évidence pour les auteurs de L’Anti-oedipe. Le
sujet ne choisit pas ce codage ni son contenu et s’il ne crée
pas des lignes de fuite au moment du décodage déterritorialisant,
il reste enfermé dans les mailles mortifères de la
domination qui propose ses recodages territorialisants toujours
liés au règne de la marchandise et du spectacle ainsi
qu’aux diverses modalités de la surveillance.
2 / Surveiller et encadrer, enclore : la société
de contrôle
Ultérieurement Deleuze parlera des « sociétés
de contrôle » en 1990 dans son article Post-scriptum
sur les sociétés de contrôle. ( ) Il reprend
ses analyses antérieures à la lumière des travaux
de Michel Foucault. Ils distingue les sociétés de
contrôle des sociétés disciplinaires décrites
par Foucault. Il part de ses analyses pour constater que les lieux
d’enfermements sont en crise. Il situe l’origine du
terme chez Burroughs. Il parle de l’évolution de l’hôpital
où les visites sont libres et où les malades peuvent
se déplacer comme ils le souhaitent, s’ils en ont les
capacités. Il cite également le contrôle continu
à l’école avec la disparition du couperet de
l’examen. Deleuze estime que le concept important pour comprendre
les sociétés de contrôle est celui de modulation.
Dans la société disciplinaire le nombre était
important. Maintenant le chiffre et les mots de passe sont des clés
d’accès. L’enfermement cherchait à clore
ses espaces. Dans la socité de contrôle, la surveillance
se fait à l’air libre. Le contrôle est un système
à géométrie variable. L’accès
à l’information devient une ressource. Après
l’échange monétaire basé sur la valeur
or des sociétés disciplinaires, la monnaie fluctue,
l’échange semble beaucoup plus volatile. La production
a changé, de discontinue elle est devenue continue et ondulatoire.
Les sports de glisse comme le surf sont devenus emblématiques.
La correspondance entre la société et les machines
a évolué. La société de souveraineté
utilisait des machines mécaniques. La société
disciplinaire avait développé les machines énergétiques.
Dans les sociétés de contrôle, les machines
informatiques ont pris une place très importante, les ordinateurs
sont partout. L’informatisation générale de
la société est irréversible. Le réseau
permet la modulation en temps réel. Souvent les ordinateurs
commandent les autres machines, ou l’informatique est intégrée
aux systèmes machiniques spécifiques. Toutes les activités
humaines sont concernées par l’informatique.
Le capitalisme de la société disciplinaire était
un capitalisme de production. Le capitalisme des sociétés
de contrôle est plutôt celui de la surproduction, il
délocalise et se restructure dans les services. Le capitalisme
s’est implanté en de très nombreux lieux, il
s’est mondialisé. Le noyau de l’entreprise gère
et sous-traite. Certaines multinationales se vantent d’être
des entreprises sans usines.
Deleuze est horrifié par le développement du marketing,
qui est maintenant un des instruments du contrôle social.
La vente est devenue le coeur de l’entreprise.
Le contrôle est organisé autour du suivi et des accès.
La souplesse et la modulation universelle utilisent les cartes à
puce, les ordinateurs et les réseaux, les bases de données,
les caméras. Ce sont des systèmes de surveillance
et plus seulement des machines isolées. Les métiers
de la sécurité sont devenus une branche de la main-d’oeuvre
capitaliste. Les vigiles sont partout.
D’autre part, le fait que les jeunes demandent à être
motivés est provoqué par le fait qu’ils ne comprennent
pas très bien quelle va être l’utilité
de leur travail et que souvent en situation de précarité
leur travail n’est ni intéressant ni valorisant. La
précarité et la société de surveillance
se sont développées conjointement.
Deleuze estime donc que nous sommes dans une nouvelle phase :
« Le contrôle est à court terme et à
rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que
la discipline était de longue durée, infinie et discontinue.
L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté.
» ( )
L’homme endetté est bien l’homme postmoderne
qui subit des séquences courtes et rapides de contrôle,
ce que Lyotard constate lui aussi du point de vue des : «
coups de langage ». L’homme endetté se surveille
tout seul. Il a admis qu’il devait se soumettre au système
pour y vivre et rembourser ses emprunts. Il s’est résigné
à accepter le système pour vivre.
Deleuze appelle à forger de nouvelles armes tout en observant
que la situation devient plus complexe. Il a publié ce texte
en 1990. Aujourd’hui, nous ne pouvons que saluer cette intuition.
La société de contrôle est bien là, la
surveillance s’est développée partout avec des
moyens de plus en plus efficaces et quasi invisibles. La modulation
est une donnée de base. La flexibilité, la souplesse,
la réactivité, l’implication subjective, la
liberté, le nomadisme, les contrats temporaires, le travail
à temps partiel, la notion d’objectif à court
ou moyen terme, démultiplient cette modulation. Le poids
du capital financier, et la volatilité du capital, qui circule
chaque jour dans le réseau boursier sont typiques de notre
société de contrôle. La surveillance des personnes
au chômage et des sans-papiers fonctionne bien. Les différents
dispositifs de contrôle social nous oblige à la docilité,
il sont liés à une désubjectivation, puisqu’il
faut être conforme. L’anti-terrorisme accentue la pression
et la suspicion généralisées. Discriminer un
humain terroriste d’un humain non terroriste n’est pas
un tâche aisée, alors le système surveille tout
le monde. La biométrie a offert de nouvelles possibilités
de contrôles. Le grand livre des identités a besoin
de données corporelles pour nous mettre en fiches. L’ADN
est devenu l’alpha et l’omega de la surveillance policière.
Ficher de façon préventive les personnes militantes
fait partie de l’arsenal sécuritaire.
L’importance des systèmes d’information avait
été mis en avant par Lyotard dès 1979. En 1990,
Deleuze le confirme. Aujourd’hui, les fichiers, les dispositifs
de surveillance et de contrôle sont devenus massifs. C’est
une partie de ce que nous nommons « l’oeil » dans
notre trilogie : l’oeil, le désir et la raison. La
seconde partie de « l’oeil » étant l’ensemble
nommé « les médias ». La surveillance
tend à devenir autonome et incontrôlable. Ceci a des
incidences sur la centralité visible du pouvoir. La surveillance
travaille en réseau, elle se déclenche en cas d’événements
programmés à l’avance, elle peut agir à
distance, tant et si bien que la surveillance et le pouvoir sont
partout et nulle part. D’autre part, si les jeunes demandent
à être motivés, c’est que le maître
ne parle plus. Plus personne n’explique pourquoi on travaille
ou on étudie. Ce que Dufour a nommé L’art de
réduire les têtes dans un contexte où le ciel
est vide.
La société de contrôle que décrit Deleuze
est bien la postmodernité. Il s’agit d’un espace
ouvert, où se déplace un grand nombre de personnes.
La liberté de mouvement ne supporte plus la contrainte de
l’enfermement. Toute la machinerie sociale fonctionne avec
l’information codée dans des ordinateurs et des serveurs,
des bases de données. Le réseau est bien adapté
au caractère diversifié, souple et mondialisé
du capitalisme.
Par contre, l’enfermement continue d’exister dans la
société de contrôle. La société
disciplinaire fonctionne encore très bien. Les prisons sont
pleines, il faut toujours en construire de nouvelles. L’État
ouvre de nouvelles prisons pour les jeunes. La rétention
de sureté sans jugement vient d’être adoptée,
elle va permettre de garder enfermées des personnes qui ont
purgé leur peine et qui sont classées dangereuses.
Il y a donc une sorte de tension entre l’enfermement et le
contrôle. Le mot « sécuritaire » fait le
lien entre les deux. Il s’agit de maintenir l’ordre
en dernier ressort quand la population ou des personnes se révoltent.
Les formes de contestations sociales et politiques sont assimilées
à la criminalité ordinaire. Les policiers chargés
de ce travail font partie des Bac : les Brigades anti-criminalité.
Cette nomination n’est pas anodine.
De son côté, Guattari développera une analyse
sur le Capitalisme Mondial Intégré en 1980. ( ) Dans
le capitalisme mondial intégré, la sémiotisation
ne se limite plus aux instruments financiers et à la fabrication
d’un marché, mais elle se réalise dans l’ensemble
des interactions symboliques entre les membres de la société.
Y compris le droit à la différence est devenu un moyen
de s’intégrer au système et d’homogénéiser
le corps social.
« Le CMI s’affirme par des modalités qui varient
selon le pays et la couche sociale, à travers une double
oppression. D’abord, par la répression directe au plan
économique et social – le contrôle de la production
de biens et des relations sociales à travers des moyens de
coercition matérielle externe et de suggestion de contenus
de signification. La seconde oppression, d’intensité
égale ou supérieure à la première, consiste
dans le fait que le CMI s’installe dans la production même
de subjectivité : une immense machine productive d’une
subjectivité industrialisée et nivelée à
l’échelle mondiale est devenue une donnée de
base dans la formation de la force collective de travail et de la
force de contrôle collectif. » ( )
Guattari n’emploie pas le concept de sujet dans ses travaux.
Il préfère parler de subjectivité et de ses
conditions de possibilité. Avec Deleuze, il analyse la base
du système capitaliste comme une industrie de production
de subjectivité. Les foyers de résistance politiques
se construisent dans des expériences vécues en rupture
avec la logique marchande et spectaculaire du système. Il
n’est pas question de s’intégrer dans une logique
de représentation, mais de se singulariser, de produire des
modes de subjectivation originaux, des processus de singularisation
subjective, qui sont forcément imprévisibles et incompatibles
avec le système politique classique.
Mais ni Deleuze, ni Guattari ne remettront en cause la notion de
déterritorialisation qu’ils ont proposé en 1972.
Cette déterritorialisation est la première étape
de l’assujettissement des individus dans le capitalisme contemporain.
Lyotard publiera son livre plusieurs années après
la parution de L’Anti-oedipe. Il ne cite pas Deleuze ou Guattari,
pourtant il nous semble que ces trois auteurs parlent de la même
chose : de la façon dont le capitalisme soumet les sujets
pour produire et acheter, pour qu’ils adhérent à
l’évidence qu’il ne peut y avoir de changement
dans notre façon de vivre. L’insistance sur le désir
de Deleuze et Guattari est intéressante parce qu’elle
fait le lien entre toutes les composantes du fonctionnement social
et politique, ce que Lyotard décrira comme étant La
condition postmoderne.
Chez Lyotard, le codage ancien qui est disqualifié par le
capitalisme de notre époque est nommé récit
de la modernité. Le nouveau codage est postmoderne, il dévalorise
le codage collectif antérieur. Il ne répond plus à
la question du sens qui expliquait pourquoi il existait des places
différentes et pourquoi le social et le politique étaient
organisés d’une certaine façon. Dans la postmodernité,
il n’y a plus que la recherche de profit et une recomposition
permanente de la société accompagnée par les
jeux de langage. La déterritorialisation est la coupure des
racines collectives et géographiques pour que les sujets
humains s’intègrent à la machine capitaliste
contemporaine.
Au-delà des approches conceptuelles différentes,
la convergence entre les deux philosophies existe. La proximité
et l’écart entre ces deux ensembles conceptuels montrent
que la multiplicité théorisée par Deleuze est
réelle. Le virtuel des multiplicités contenu dans
l’immanence s’actualise dans deux théories différentes.
Mais il s’agit bien de la même immanence, de la même
réalité. La déterritorialisation participe
à la désubjectivation.
Gilles Deleuze dans un entretien avec Antonio Negri précise
sa pensée ainsi :
« Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes
restés marxistes, de deux manières différentes
peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons
pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée
sur l’analyse du capitalisme et de ses développements.
Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse
du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser
ses propres limites, et qui les retrouve toujours à une échelle
agrandie, parce que la limite, c’est le Capital lui-même.
Mille Plateaux indique beaucoup de directions dont voici les trois
principales : d’abord une société nous semble
se définir moins par ses contradictions que par ses lignes
de fuite, elle fuit de partout, et c’est très intéressant
d’essayer de suivre à tel ou tel moment les lignes
de fuite qui se dessinent. » ( )
Le marxisme repris par Deleuze et Guattari a été
profondément remanié. La prise en compte de la subjectivité
les conduit à valoriser ce qu’ils nomment les lignes
de fuite. Cette question des possibilités de la subjectivité
non soumise à l’emprise du capitalisme sera l’objet
de notre seconde partie.
B / Resubjectiver
Dans cette seconde partie, nous allons aborder la question de la
resubjectivation. Un sociologue, Jan Spurk, explique que, après
la soumission de la subjectivité, la question est celle de
savoir ce que nous faisons de ce qu’on fait de nous. Il se
réfère à Sartre :
« … j’aimerais rappeler que les entreprises,
pour exister, doivent mobiliser les subjectivités pour créer
la marchandise. Elles doivent gagner la volonté des sujets
de s’y investir. Mais, par quels moyens et à quel prix
? En même temps, aujourd’hui, la marche forcée
de la mobilisation de la subjectivité, demande aux sujets
une posture auto-réflexive qui peut dépasser l’hétéronomie
de leur existence en entreprise et leur caractère autoritaire,
si les sujets le veulent. Cela n’a rien d’une ruse de
la raison ; cela nous montre simplement que la fatalité qui
domine les visions du monde et, par conséquent, les actions
des sujets tout comme les discours sociologiques, par ailleurs,
n’est pas un fait accompli, mais qu’elle est seulement
un des avenirs possibles qui me déplaît et dont je
ne veux pas. C’est pour cela et à contre-courant des
discours dominants dans notre discipline, et pour paraphraser Sartre,
que ce qui m’intéresse c’est moins ce qu’on
fait des sujets mais ce que les sujets font de ce qu’on fait
d’eux. » ( )
La formule de Sartre est extraite de son livre Saint Genet, comédien
et martyr. Elle est libellée ainsi :
« L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que
nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous. »
( )
Il s’agit donc de la question de la liberté et de
sa possibilité. Jan Spurk construit sa sociologie en partant
des travaux de l’École de Francfort. Pour lui, nous
sommes dans un contexte autoritaire et un monde administré.
La question de la subjectivité apparaît dans un second
temps, une fois que le sujet se pose la question de son devenir.
C’est la question du sujet dans la postmodernité. Après
la désubjectivation liée à la postmodernité,
la possibilité de resubjectiver est en débat.
1/ La vie nue et l’état d’exception
de Giorgio Agamben
Pour Giorgio Agamben, qui s’inspire de Michel Foucault, la
biopolitique est une structure de pouvoir ancienne. Il en fait remonter
l’origine à l’Antiquité. Depuis, elle
n’a cessé de s’étendre jusqu’à
devenir la forme principale de la politique des États modernes.
Pour lui, il n’est pas question de postmodernité. Le
paradigme politique de l’Occident n’est plus la cité,
mais le camp. Ce n’est plus la parole qui est importante,
mais la mise au ban, la gestion de l’exclusion. Il s’agit
d’un état d’exception devenu la règle.
L’objet de la biopolitique c’est la vie nue, le simple
fait de vivre. La souveraineté n’a pas pour objet la
vie du citoyen qui délibère et parle politique, qui
peut s’appuyer sur des droits, la souveraineté a pour
objet la vie nue réduite au silence, celle des réfugiés,
des déportés, des bannis. Pour Agamben, le rapport
entre la souveraineté et « l’homo sacer »
ne passe par aucune médiation, c’est l’exercice
sur le corps biologique de la force d’enfermement ou de mort.
( )
Le paradigme du camp inclut l’idée que le pouvoir
est un rapport direct à la vie. Les exemples donnés
sont les centres d’enfermements, les zones d’attentes
dans les aéroports, les centres de rétention. Les
populations les plus exposées sont les malades du sida, les
réfugiés, les chômeurs, les usagers de drogue,
les sans-papiers, etc. La souveraineté opère avec
des seuils, des coupures sur les processus biologiques des populations,
sur la simple vie. La relation symptomatique de cette biopolitique
est la mise au ban. Le concept de bannissement n’est plus
beaucoup employé. Agamben le met en valeur pour expliquer
son paradigme. Les groupes humains sur lesquels il bâtit son
argumentation sont ceux qui réclament de quoi vivre, que
ce soit au niveau financier, au niveau médical ou au niveau
administratif pour les papiers officiels.
À ces cas, il faut ajouter toutes les personnes concernées
par la biométrie. Agamben, lui-même, a pris position
contre la biométrie très ouvertement et demandant
à toutes les personnes soucieuses de la défense de
l’humanité de faire comme lui. Il refuse d’aller
enseigner aux USA, parce que ce pays a mis en place un système
de fichage des personnes qui rentrent aux USA, système qui
est basé sur la biométrie. Cette révolte n’est
pas provoquée par une difficulté avec les personnes
qu’il rencontrait là-bas et avec qui il travaillait,
mais par son engagement contre la souveraineté cherchant
à contrôler « la vie nue » .
Pour Agamben, la question du sujet se pose en termes de processus
de subjectivation et de désubjectivation. L’Ètat
moderne fonctionne comme une espèce de machine à désubjectiver.
C’est une machine qui défait les identités classiques
et dans le même temps c’est une machine à recoder.
Il reconnaît la difficulté du problème de la
resubjectivation, parce qu’elle peut conduire à un
nouvel assujettissement au biopouvoir. En évoquant Foucault,
il identifie le danger ainsi :
« … le risque est qu’on se réidentifie,
qu’on investisse cette situation d’une nouvelle identité,
qu’on produise un sujet nouveau, soit, mais assujetti à
l’État, et qu’on reconduise dès lors,
malgré soi, ce processus infini de subjectivation et d’assujettissement
qui définit justement le biopouvoir. Je crois qu’on
ne peut pas échapper au problème. » ( )
Quand on lui pose la question de savoir si toute subjectivation
est fatalement un assujettissement, Agamben répond en se
référant à Foucault et à ses derniers
travaux, tout en maintenant la question ouverte. Il assume l’aporie
:
« Il y a d’une part tout le travail sur le «
souci de soi » : il faut se soucier de soi, dans toutes les
formes de pratique de soi. Et en même temps, à plusieurs
reprises, il énonce le thème apparemment opposé
: il faut se déprendre de soi. Il dit plusieurs fois : «
On est fini dans la vie si l’on s’interroge sur son
identité ; l’art de vivre, c’est détruire
l’identité, détruire la psychologie. »
Donc, il y a bien ici une aporie : un souci de soi qui doit aboutir
à une déprise de soi. Une manière dont on pourrait
poser la question, c’est : qu’est-ce que c’est
qu’une pratique de soi, non pas comme processus de subjectivation,
mais qui n’aboutirait au contraire qu’à une déprise,
qui trouverait son identité uniquement dans une déprise
de soi ? Il faudrait pour ainsi dire se tenir en même temps
dans ce double mouvement, désubjectivation et subjectivation.
Évidemment, c’est un terrain difficile à tenir.
Il s’agit vraiment d’identifier cette zone, ce no man’s
land qui serait entre un processus de subjectivation et un processus
contraire de désubjectivation, entre l’identité
et une non-identité. Il faudrait identifier ce terrain, parce
que c’est ce terrain qui serait celui d’une nouvelle
biopolitique. » ( )
Agamben appelle donc de ses voeux une nouvelle biopolitique. Une
biopolitique créée par les usages des personnes concernées
par cet araisonnage de la subjectivité et de la vie nue.
Dans son ouvrage sur la notion de dispositif ( ), il développe
la notion de profanation en situation. Un commentateur remarque
que la tâche n’est pas aisée, puisque la réalité
est devenue improfanable. Les fétiches les plus communs sont
consacrés par le système tout en restant des objets
très ordinaires et très communs. Auparavant, les objets
sacrés avaient un statut à part, ce n’est plus
le cas aujourd’hui dans le monde postmoderne.
« En charge du futur jusqu’à il y a peu, les
hommes politiques tenaient lieu de prophètes. C’est
fini. Cette posture messianique n’est pas pour autant obsolète
pour le philosophe comme pour tout un chacun, mais elle doit s’appliquer
au présent et même aux interstices de ce présent,
au quotidien donc de la vie, en ce qui reste qui résiste
de l’homme pris dans les mailles des nouvelles figures de
la domination. On a dit que ce constat sur l’état de
notre monde devenait de plus en plus désespéré.
À coup sûr pessimiste mais non pas désespérant
: n’est-ce pas dans le désespoir, rappelle Giorgio
Agamben, que l’espoir a une chance de survenir ? » (
)
Il nous reste donc les interstices pour resubjectiver et ne pas
rester passifs devant la souveraineté qui prend la vie nue.
Les analyses d’Agamben sur la souveraineté semblent
ne pas être valables pour toute la société.
Le paradigme du camp paraît bien éloigné de
ce que vivent beaucoup de personnes dans le capitalisme postmoderne,
qui étend son emprise au nom de la liberté et de fait
nous laisse libres, au moins dans la représentation de nous-mêmes.
Ceci était impossible à Auschwitz. Le paradigme du
camp échoue à dire toute la politique contemporaine.
Par contre, ce paradigme est valide pour les exemples cités
et devient de plus en plus dur que ce soit localement ou au plan
mondial. Par exemple, le mur devient un mode de gestion aux frontières
sud des USA et également en Israel avec l’enfermement
des Palestiniens. La notion d’Europe forteresse donne raison
à Agamben. Les noyés de Gibraltar et de Lampédusa
sont un des points noirs de notre civilisation et sont la preuve
que la vie nue est bien en cause pour certains humains. La chasse
aux sans-papiers et leur enfermement le confirme.
Dans l’interprétation que Jean-Baptiste Marongiu nous
propose dans son commentaire, nous retrouvons d’autres approches
contemporaines qui essaient de penser nos possibilités de
resubjectivation. L’exemple du Réseau Éducation
Sans Frontière (RESF) montre que la vie des enfants de sans-papiers
est touchée et que les parents et les professeurs ont su
trouver un mode d’engagement protecteur de ces enfants sans-papiers.
Cet engagement inclut les enfants avec papiers qui veulent défendre
leurs camarades de classe. Cette façon de lier la vie nue
et la politique est efficace, parce que l’Ètat et la
police n’osent plus traquer les sans-papiers en passant par
la recherche de leurs enfants scolarisés. Ce rapport de force
est fragile et certainement temporaire, mais pour l’instant
il est incontournable. Cette lutte a au moins deux dimensions :
un aspect pratique pour cacher les enfants et les familles de sans-papiers,
et un aspect politique en prenant part au débat public pour
dénoncer le scandale de la chasse aux enfants tout en rappelant
ce qui s’était passé pendant la seconde guerre
mondiale en France. Un livre témoigne de cela, celui de Miguel
Benasayag réalisé avec des militants de RESF (Réseau
Éducation Sans Frontière) :
« … il pose explicitement la question des nouvelles
formes d’engagement. » ( )
Cette resubjectivation était imprévisible, son existence
est à saluer philosophiquement, politiquement et sur le plan
éthique. Ce positionnement ne prétend pas changer
la société dans son entier au nom de la révolution,
l’action c’est « ici et maintenant ». C’est
une lutte ponctuelle, qui ne donne pas de réponse globale,
elle assume le côté humain et affectif de la situation
en refusant ouvertement la politique xénophobe de notre pays.
C’est une lutte politique sur le fond, mais qui n’entre
pas ou très peu dans le jeu politicien habituel de la représentation
nationale. Les personnes en lutte ne cherchent pas une place dans
le système institutionnel, elle disent simplement «
non ! » et acceptent de se mettre hors la loi. La loi est
jugée illégitime et les luttes construisent une solidarité
pratique et politique au nom de l’hospitalité. On retrouve
la position de Primo Levi dont parle Agamben dans son livre sur
Auschwitz : le témoignage impossible pour les personnes les
plus faibles et réduites au silence. Ici, ce qui fait l’humain
ne peut pas se réduire au fait d’avoir ou non un papier
officiel. Cet engagement rappelle que l’humain ayant une dimension
qui dépasse la vie nue et la mise au ban de la société
officielle, dimension qu’il faut affirmer et réaffirmer
pour qu’elle existe.
Agamben développe une vision du sujet passif dans son paradigme
du camp, mais dans sa biopolitique mineure, le sujet peut se constituer
dans les failles de notre société. La resubjectivation
est possible, elle prend des formes inédites liées
à la nouvelle situation.
2/ La multitude de Antonio Negri
Antonio Negri s’oppose à Agamben sur la notion de
sujet. Pour Agamben le sujet est passif, sa vie nue est entre les
mains de la souveraineté. Pour Negri, le sujet est actif
et producteur. La resubjectivation vue par Negri est donc complètement
différente de celle proposée par Agamben.
Antonio Negri pense, lui aussi, que nous sommes entrés dans
une nouvelle période. Il propose deux concepts principaux
pour en rendre compte : l’empire et la multitude. Ces deux
notions correspondent à deux livres co-écrits avec
Michael Hardt : Empire paru en 2000 et Multitude publié en
2004. ( )
Antonio Negri se réfère à Foucault, Deleuze,
Marx et Spinoza. Ce dernier lui permet de s’appuyer sur une
disctinction importante entre la puissance et le pouvoir : la «
potentia » et la « potestas ». La potestas c’est
l’autorité, le commendement, la souveraineté,
l’autorité. La potentia c’est la puissance, l’activité
créatrice, la puissance de production. C’est aussi
l’essence productive de ce qu’il nomme la multitude,
le nouveau concept politique qui a pris la place du sujet théorisé
par la modernité et devenu obsolète.
« Negri et Hardt entendent produire une théorie politique
apte à penser le passage de la modernité à
la post-modernité. De manière négative, cette
post-modernité peut se définir comme époque
des post et des sans : le post-nationalisme (déclin du pouvoir
des Ètats-nations au profit d’entités supranationales),
le post-fordisme (transformations des conditions de travail privilégiant
la flexibilité, la mobilité, l’organisation
en réseaux), et le post-syndicalisme (érosion des
structures traditionnelles de luttes sociales) désignent
en creux une époque encore en quête d’elle-même
; les sans-papiers, sans-travail, sans-nationalité…
en constituent les nouvelles figures. » ( )
Ces analyses contiennent à la fois une analyse de la société
contemporaine et des propositions sur les nouvelles modalités
subjectives afin de construire l’opposition au système
et de bâtir une théorie politique adaptée à
notre temps.
La distinction entre le pouvoir comme autorité et la puissance
de création, issue de Spinoza, permet de séparer conceptuellement
le biopouvoir et la biopolitique. Negri emploie la notion de biopouvoir
pour parler de la domination capitaliste, le terme biopolitique
est réservé à la puissance de vie des humains,
appréhendée sous le nom de multitude. Il ne s’agit
plus d’une lutte de classe qui divise la société
entre les exploités, les dominés et les dominants
exploiteurs. Le clivage politique interne à la société
a changé de nature. D’un côté, le pouvoir
sur la vie, la captation de la vie, de l’autre, une politique
de la vie qui crée, qui manifeste sa puissance de multiples
manières.
La modernité industrielle avait pris les humains en les
séparant les uns des autres et en les soumettant prinicpalement
au niveau corporel dans la production pratique en des lieux bien
précis. Elle individualisait, séparait, désubjectivait,
dressait les individus pour en faire des producteurs soumis à
l’exigence du profit maximum. La sérialisation allait
de pair avec la massification dans laquelle nous étions interchangeables
et sans différences. L’encadrement des populations
était disciplinaire, l’enfermement était notre
lot, ce qui changeait c’était le lieu de contrainte
: école, armée, usine, hôpital, … Corps
à discipliner à l’école, corps comme
chair à canon, corps productif lié à la chaîne
dans l’usine, corps fatigué et usé, blessé
ou pris par la folie à l’hôpital. L’exploitation
capitaliste avait besoin d’une discipline forte et d’un
encadrement sévère pour se saisir du produit de la
puissance de vie des humains dans la production industrielle. La
domination politique recouvrait ces méthodes disciplinaires
que Foucault a analysé et décrit dans Surveiller et
punir.
Negri pense que cette façon de dominer existe encore, mais
il estime que le changement touche les conditions de l’exploitation,
les rapports de pouvoir, la production de valeur, la façon
de concevoir le travail. Il affirme que ce changement a eu des conséquences
importantes sur nos possibilités de résistance. Pour
lui, cette évolution a ouvert de nouvelles possibilités
d’opposition. Les possibles se sont multipliés avec
les mutations du travail.
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère capitaliste
caractérisée par la prévalence du capitalisme
cognitif, le travail immatériel, la coopération sociale,
la circulation du savoir, le déploiement de l’intelligence
collective. Il s’agit de l’extension du pillage capitaliste
à toute la vie. Le capitalisme est sorti de l’usine
pour s’étendre à la société entière.
Pour créer de la valeur, le système met en réseau
les subjectivités pour s’approprier le commun qu’elles
produisent. Les affects et les émotions sont mobilisés,
les relations sociales, les nouveaux modes de coopération
deviennent très importants pour la création de richesses.
L’invention subjective, les multiples singularités,
les différences sont devenues le moteur de ce nouveau capitalisme.
Après les corps, ce sont les esprits et la collectivité
qui deviennent bases et ressources du fonctionnement capitaliste
contemporain. Sans la subjectivité et sa puissance assemblée
en divers collectifs, le commun productif du capitalisme n’existerait
pas. C’est pour cette raison que Antonio Negri dit qu’il
n’y a pas de dehors. Effectivement toute la vie est intégrée
au capitalisme. Il donne raison à Lyotard et à Guattari.
La modernité s’est tranformée en postmodernité
et l’existentiel est au centre des nouvelles modalités
d’exploitation et de domination du capitalisme.
Il n’y a pas de dehors non plus dans la façon dont
l’Empire soumet le monde entier. Il n’y a plus de centre,
le pouvoir est partout. Les Ètats-nations sont en perte de
vitesse. Pour les affaires, l’Empire prône la paix,
mais il fait la guerre partout au nom de l’anti-terrorisme
ou au nom de la lutte contre la drogue. Il se comporte comme une
police mondiale et son champ d’intervention est la terre entière.
Les réseaux sont mondiaux, les forces armées aussi.
Négri s’oppose sur ce point à Gilles Deleuze
pour qui les dehors sont innombrables. Ils développent tous
les deux une philosophie de l’immanence, mais ils différent
dans leurs conceptualisations respectives. François Zourabichvili
expliquent leurs différences de cette manière :
« Les pensées de Deleuze et de Negri sont toutes deux
gouvernées par le dynamisme général de la sortie
dedans, de la fuite immanente (conquérir enfin la Terre !)
; mais chez Deleuze on ne fuit qu’en faisant fuir un système
donné (modèle pervers - cf. la formule « sortir
de la philosophie par la philosophie » ), tandis que Negri
propose le mythe subversif splendide d’un Exode, compte tenu
de ce que l’ordre capitaliste se nourrit du travail coopératif
de la multitude qui, par ce travail même, ne cesse de se soustraire
davantage à lui (si ce mythe était vrai, ce serait
un formidable et juste gag à l’endroit des puissants
qui veillent sur nous). Une confirmation de cette divergence est
l’indifférence des auteurs d’Empire à
l’égard de la distinction du migrant et du nomade,
essentielle dans Mille plateaux. » ( )
Chez Deleuze, il existe une sorte d’éloge de la fuite,
alors que chez Negri c’est du dedans que nous pouvons lutter.
Son argument s’appuie sur le nouveau fonctionnement du système.
Celui-ci se nourrit des subjectivités et des modes de coopération
que nous mettons en place. Il ne peut pas museler et bloquer tout
cela sans détruire ce qui lui permet de se développer.
Ceci nous ouvre, selon Negri, de grandes possibilités de
subversion.
La resubjectivation théorisée par Negri se nomme
Multitude. Ce sujet politique est très différent du
sujet politique de la modernité. Il est ouvert et inclusif,
donc en recomposition permanente et assez peu concerné par
la représentation ou le jeu politique traditionnel. Il est
lié au réseau, il est plutôt horizontal et ne
cherche pas à devenir unifié et stable. Negri rejette
la notion de peuple au profit des singularités et des différences.
Il situe le mouvement altermondialiste dans la multitude.
Il répond aux critiques, qui notent que ses concepts ne
sont pas toujours très bien définis, que ses propos
ont un caractère performatif. Il développe une théorie
affirmative pour que le sujet politique existe, pour qu’il
se construise et prenne conscience de lui-même.
Effectivement, la pensée de Negri peut être qualifiée
de volontariste. Il se situe sur le versant optimiste de la pensée,
même s’il affirme être désenchanté.
À la différence de Guattari, on ne trouve pas trace
de l’écologie chez Negri. Ce côté sombre
de notre humanité n’est pas pris en compte par cet
auteur.
Frédéric Neyrat, dans une approche différente,
essaie de faire avancer la théorie politique en remarquant
que Negri simplifie trop les choses :
« C’est en effet que le désir de la multitude
est plus compliqué que ne l’envisagent Negri et Hardt
: le désir produit toujours un contre-désir. Autrement
dit, la négativité est l’expression contre-désirante
de la multitude. Ce que nous nommons contre-désir n’est
pas un désir négatif, ou la négation du désir.
Il est l’expression contrariée, et non contradictoire
du désir : ce sans quoi le désir ne pourrait s’effectuer.
(…) Ce qui caractérise le contre-désir est
le fait qu’il doit endosser ce qui apparaît, aux yeux
du dialecticien, comme sa négation, son aliénation
- ainsi, pour reprendre l’exemple précédent,
sa marchandisation. Mais il faudrait penser sous ce qu’on
a nommé aliénation la forme sans retour d’un
devenir-autre dans lequel le désir s’affirme ; c’est
en cela que l’aliénation n’a pas de fin, qu’on
ne peut rien se ré-approprier parce que tout est production
désirante, tout est propriation, ne fait que devenir autre
à partir d’une absence originelle de propriété.
Si le désir se déterritorialise sans cesse, il n’existe
cependant que sous la forme d’une reterritorialisation, car
celle-ci est nécessaire à la jouissance du corps et
de l’esprit. Il en va ainsi du désir de mobilité
: le repos en tant que tel n’est pas contraire au désir,
tout dépend du type de repos, du genre de mouvement - certains
mouvements sont des fuites loin du désir, certains repos
ne sont que de simples reterritorialisations à même
la mobilité. Tout est question d’agencements, et dépend
des relations entretenues par les multiples composantes de ces agencements.
Il s’agirait donc que la multitude se reconnaisse dans ces
contre-désirs, aussi destructeurs soient-ils.» ( )
Neyrat reprend le constat de non automaticité déjà
observé vis-à-vis du prolétariat. Le prolétaire
a beau être exploité et dominé, ce fait même
ne le rend pas pour autant automatiquement révolutionnaire,
il peut se comporter en tyran domestique, il peut devenir nationaliste
et purement consommateur au détriment des peuples du Sud.
Frédéric Neyrat constate que, en général,
les agencements désirants que nous mettons en oeuvre pour
nous reterritorialiser ne sont pas subversifs. Nous nous ré-incluons
dans le système assez spontanément. Ce constat tempère
l’optimisme développé par Antonio Negri.
Autre élément de critique des thèses de Negri,
il n’examine pas le devenir des luttes qu’il met en
exergue : sans-papiers, chômeurs, intermittents, précaires,
infirmières, activistes d’Act-Up, … Toutes ces
luttes continuent d’exister, mais elles n’ont pas gagné
grand-chose. Le grand recul libéral et sécuritaire,
que ce soit au niveau local, au niveau européen ou au niveau
mondial, les marginalise et les soumet à rude épreuve.
Ces luttes sont importantes pour les personnes et les collectifs
humains qui les mènent, mais nous pouvons constater que ces
luttes sont très souvent confinées à n’être
que des luttes de survie. Le lien entre tous ces mouvements a beau
être souvent proclamé au nom de la convergence des
luttes, il est assez peu souvent mis en oeuvre réellement.
En la matière, il y a loin de la coupe aux lèvres.
Une autre théorisation peut mettre les thèses de
Negri en difficulté, ce sont les analyses de Yann Moulier-Boutang
sur Le capitalisme cognitif. ( ) Celui-ci analyse ce qu’il
nomme « la grande transformation ». Il cite explicitement
Negri comme l’une de ses sources conceptuelles. Pour cet auteur,
la montée en puissance du travail immatériel change
notre mode de production. Il propose une analyse du capitalisme
cognitif qui tend à remplacer le capitalisme industriel.
Voici comment il parle de cette nouvelle époque capitaliste
et comment il définit le capitalisme cognitif :
« Si le capitalisme industriel peut être caractérisé
par le fait que l’accumulation porte pour l’essentiel
sur les machines et sur l’organisation du travail abordée
dans ce contexte comme l’organisation de la production et
l’affectation des travailleurs à des postes, le capitalisme
cognitif est, lui, un autre système d’accumulation
dans lequel l’accumulation porte sur la connaissance et sur
la créativité, c’est-à-dire sur des formes
d’investissement immatériel. Dans le capitalisme cognitif,
la captation des gains tirés des connaissances et des innovations
est l’enjeu central de l’accumulation et joue un rôle
déterminant dans la formation des profits.
Par capitalisme cognitif, nous désignons donc une modalité
d’accumulation dans lequel l’objet de l’accumulation
est principalement constitué par la connaissance qui devient
la ressource principale de la valeur ainsi que le lieu principal
du procès de valorisation. (…)
Le mode de production du capitalisme cognitif, si on veut en donner
une description concrète mais suffisamment générale
pour couvrir toutes les variétés de situation (production
de biens matériels, de services, de signes et de symboles),
repose sur le travail de coopération des cerveaux réunis
en réseau au moyen d’ordinateurs. (…)
La division cognitive du travail a pour objet de produire des connaissances
nouvelles qui nourrissent en amont l’innovation. Nous sommes
toujours bien dans une division de l’activité qui est
étroitement reliée au capitalisme cognitif dont l’objet
est la capture de l’intelligence. (…)
Ou pour résumer les choses en recourant à l’image
très parlante de M. Lazzarato (2002), l’activité
productive devient essentiellement la « coopération
des cerveaux reliés au réseau par des ordinateurs
et l’Internet » (…)
… le modèle du « logiciel libre » et le
mouvement appelé open source (libre accès ou archives
publiques) représentent une innovation sociale majeure qui
a survécu largement à l’éclatement de
la bulle de la nouvelle économie. (…)
… la réintégration au centre du nouveau paradigme
du travail du capitalisme cognitif des valeurs de la créativité,
de l’autonomie et de la répétition créatrice.
(…)
La coopération entre les cerveaux travaillant sur des ordinateurs
personnels reliés au réseau des réseaux a besoin
de liberté pour produire l’innovation. Google a besoin
de l’activité journalière de centaines de millions
d’internautes. (…)
La bataille des logiciels libres (Linux) contre le modèle
marchand Microsoft montre également que dans le secteur du
logiciel, crucial pour le capitalisme cognitif, apparaît pour
la première fois un véritable modèle productif
et coopératif qui n’obéit plus à la division
smithienne du travail [l’ancienne division du travail du capitalisme
industriel correspondant aux théories d’Adam Smith].
(…)
Aujourd’hui, le capitalisme cognitif ne veut pas exproprier
les internautes directement. Il a trop besoin de leur travail de
pollinisation à partir de la société des réseaux.
( )
Pour parler de la production en réseau, il prend deux exemples
: l’échange de fichiers connu sous le nom de «
peer to peer » (ce mode d’échange entre les internautes
est souvent nommé le P2P, « pair à pair »)
et les logiciels libres. Certains défenseurs des logiciels
libres se représentent comme le prototype des alternatives
au capitalisme. Ce que montre Moulier-Boutang, c’est qu’il
s’agit plutôt d’un renouvellement du capitalisme
et d’un nouveau développement qu’il qualifie
de capitalisme cognitif. Ce qui veut dire que la subjectivité
peut continuer de se voir comme libre, créative, innovante
tout en renforçant le capitalisme nouvelle manière.
Negri, en ne parlant pas du devenir des productions de la subjectivité
postmoderne, laisse croire que la subversion se développe
alors qu’en fait elle offre de nouvelles possibilités
de développement au capitalisme sous la forme de capitalisme
cognitif.
Dans un texte écrit avec Judith Revel, il explique que le
commun est à construire :
« Nous ne sommes rien et nous ne voulons rien être.
« Nous » : ce n’est pas une position ou une essence,
une « chose » dont on a tôt fait de déclarer
qu’elle était publique. Notre commun, ce n’est
pas notre fondement, c’est notre production, notre invention
sans cesse recommencée. « Nous » : le nom d’un
horizon, le nom d’un devenir. Le commun est devant nous, toujours,
c’est un processus. Nous sommes ce commun : faire, produire,
participer, se mouvoir, partager, circuler, enrichir, inventer,
relancer. » ( )
La resubjectivation reste donc en grande partie dispersée
et à l’oeuvre dans des petits collectifs. Elle est
possible, elle existe mais est encore loin d’ouvrir de réelles
possibilités de changement social et politique. Nous devons
faire preuve de prudence dans nos conceptualisations. Car si le
mouvement des logiciels libres est devenu un nouveau modèle
de production et de coopération pour le capitalisme cognitif,
il faut admettre que la capacité du capitalisme à
se renouveler et à absorber les mouvements qui s’opposent
à lui est très importante. C’est déjà
ce qu’avait montré Chiapello et Boltanski dans leur
livre sur Le nouvel esprit du capitalisme. L’étude
de la resubjectivation impose d’examiner avec soin le devenir
de nos créations collectives.
3 / L’écologie existentielle de Félix
Guattari
Comme Negri, Guattari pense que le sujet est productif. La question
de la subjectivité est centrale chez Félix Guattari.
Il ne parle pas de sujet, mais de subjectivation ou de production
de la subjectivité. Il nous propose une définition
:
« Que l'on se tourne du côté de l'histoire contemporaine,
du côté des productions sémiotiques machiniques
ou du côté de l'écologie sociale et de l'écologie
mentale, on retrouve la même mise en question de l'individuation,
de la subjectivité qui n'est, en somme, qu'un cas de figure
d'agencements collectifs d'énonciation. Au point où
nous en sommes, la définition provisoire la plus englobante
que je proposerai de la subjectivité sera : « l'ensemble
des conditions qui rendent possible que des instances individuelles
et/ou collectives soient en position d'émerger comme territoire
existentiel suiréférentiel, en adjacence ou en rapport
de délimitation avec une altérité elle-même
subjective. Ainsi, dans certains contextes sociaux et sémiologiques,
la subjectivité s'individue ; une personne, tenue pour responsable
d'elle-même, se positionne au sein des rapports d'altérité
régis par des usages familiaux, des coutumes locales, des
lois juridiques... Dans d'autres conditions, la subjectivité
se fait collective, ce qui ne signifie pas qu'elle devienne pour
autant exclusivement sociale. » ( )
Pour lui, la subjectivité est une occurrence des agencements
collectifs d’énonciation. ( ) L’important étant
les conditions qui permettent à la subjectivité d’émerger.
Il emploie la notion de « territoire existentiel ».
Les singularités sont des énonciations existentielles
et il en existe de multiples.
Guattari refusait le structuralisme, il analysait le fonctionnement
humain en terme de machine. Pour lui, la notion de structure était
une clôture, où la subjectivité n’avait
pas de place, où l’histoire ne pouvait faire advenir
aucun événement.
« Le projet révolutionnaire, comme machine d’une
subversion institutionnelle, aurait à révéler
de telles potentialités subjectives et, à chaque étape
des luttes, à les prémunir contre leur « structuralisation
». ( )
Dans leur travail commun, Gilles Deleuze et Félix Guattari
développent longuement la notion de flux à partir
d’une conception du désir comme production. Guattari
s’incrit donc dans cette veine. Il s’agit de préserver
une ouverture pour la subjectivité, ce que la notion de structure
ne permet pas.
Les agencements collectifs d’énonciation sont recherchés,
le plus bel exemple est celui qui a eu lieu entre Deleuze et Guattari
pour l’écriture des livres qu’ils ont produits
ensemble
Un autre exemple nous vient du Chiapas. La forme d’expression
et les modes d’organisation de ce mouvement de lutte sont
le résultat d’agencements collectifs d’énonciation
inconnus auparavant. Même le représentant officiel,
en charge de la direction du mouvement et de la parole publique,
s’est nommé « sous-commandant » pour bien
énoncer que c’est de la base que viennent les décisions.
Le respect de la culture indienne et de la parole des femmes est
réel et novateur. Tant et si bien que les communiqués
politiques n’ont plus rien à voir avec la langue de
bois si courante en la matière. Ici, les communiqués
deviennent une forme d’écriture d’un genre nouveau,
au point que divers commentateurs parlent de fiction littéraire
et de poésie à son sujet.
Félix Guattari développe une analyse entre deux façons
de faire du collectif : la manière « molaire »
et celle qui est dite « moléculaire ». L’option
molaire est celle des États, des institutions, des partis.
La façon moléculaire est celle liée au désirs
et aux subversions individuelles ou collectives. Il distingue deux
types de luttes :
« Dans les espaces capitalistiques, on retrouvera constamment
deux types de problèmes fondamentaux :
– les luttes d’intérêt, économiques,
sociales, syndicales, au sens classique ;
– les luttes relatives aux libertés, que je regrouperai,
dans le registre de la révolution moléculaire, avec
les luttes de désir, les remises en question de la vie quotidienne,
de l’environnement. »
Il note que les luttes d’intérêts ont tendance
à être récupérées assez vite par
le système.
« Mais si on aborde ce problème sous un autre angle,
non plus seulement sous celui des luttes d’intérêt
mais des luttes moléculaires, le panorama change. Ce qui
apparaît dans ces mêmes espaces sociaux, apparemment
quadrillés et aseptisés, c’est une sorte de
guerre sociale bactériologique, quelque chose qui ne s’affirme
plus selon des fronts nettement délimités (fronts
de classe, luttes revendicatrices), mais sous forme de bouleversements
moléculaires difficiles à appréhender.
Toutes sortes de virus de ce genre attaquent déjà
le corps social dans ses rapports à la consommation, au travail,
aux loisirs et à la culture (autoréductions, mise
en question du travail, du système de représentation
politique, radios libres).
Des mutations aux conséquences imprévisibles ne cesseront
de se faire jour dans la subjectivité, consciente et inconsciente,
des individus et des groupes sociaux. » ( )
Parmi ces luttes moléculaires, il cite « Les pédés,
les fous, les radios libres, les féministes, les écolos,
… » . Ces luttes sont liées au désir et
au mode de vie, à la liberté, à l’écologie…
Ces mouvements, basés sur la subjectivité, minent
le système de l’intérieur. Même s’ils
ne sont pas pris en compte par la politique officielle, ils se développent
de façon souterraine et apparaissent parfois au grand jour.
Leur influence n’est pas négligeable, ils influent
sur les normes de vie de toute la société. Souvent,
on s’en rend compte après-coup.
Félix Guattari utilise le concept de « Capitalisme
Mondial Intégré » ou CMI :
« Le capitalisme contemporain peut être défini
comme capitalisme mondial intégré parce qu’il
tend à ce qu’aucune activité humaine sur la
planète ne lui échappe. On peut considérer
qu’il a déjà colonisé toutes les surfaces
de la planète et que l’essentiel de son expression
concerne, à présent, les nouvelles activités
qu’il entend surcoder et contrôler ».
« ... le capital est beaucoup plus qu’une simple catégorie
économique relative à la circulation des biens et
à l’accumulation.
C’est une catégorie sémiotique qui concerne
l’ensemble des niveaux de la production et l’ensemble
des niveaux de stratification des pouvoirs. Le CMI s’inscrit
non seulement dans le cadre de sociétés divisées
en classes sociales, raciales, bureaucratiques, sexuelles et en
classes d’âge, mais aussi au sein d’un tissu machinique
proliférant. Son ambiguïté à l’égard
des mutations machiniques matérielles et sémiotiques,
caractéristiques de la situation actuelle, est telle qu’il
utilise toute la puissance machinique, la prolifération sémiotique
des sociétés industrielles développées,
dans le même temps qu’il la neutralise par ses moyens
d’expression économique spécifiques. Il ne favorise
les innovations et l’expansion machinique que pour autant
qu’il peut les récupérer, et consolider les
axiomes sociaux fondamentaux sur lesquels il ne peut pas transiger
: un certain type de conception du socius, du désir, du travail,
des loisirs, de la culture. » ( )
Nous retrouvons dans cette analyse la description du capitalisme
comme un système qui intègre toutes les activités
humaines et qui capte toutes les productions sociales et individuelles.
L’informatique liée aux technologies de la la communication
permet le contrôle à grande échelle, la société
de contrôle est bien en place. Le Capitalisme Mondial Intégré
de Guattari englobe tout, il capte tout et soumet tout à
ses axiomes. Il s’agit bien d’un système qui
prend toute la vie, d’où l’importance de valoriser
les oppositions moléculaires et de faire en sorte qu’elles
ne soient pas broyées et annihilées par le CMI. Les
lignes de fuites, les agencements collectifs d’énonciation
sont les moyens d’échapper à la récupération
par le système. Les capacités de subjectivation s’inscrivent
dans une micropolitique du désir. Cette voie est celle de
la resingularisation face à l’uniformisation de masse
du système, c’est le choix des rencontres, des inventions,
de la mise en oeuvre de la transversalité. Guattari ne propose
pas une théorie toute faite. Il formule des souhaits, des
axiomes plutôt qu’un programme clair et précis.
La subjectivation ne se commande pas. Il refuse de confondre le
sujet avec le moi tant vanté par l’individualisme consumériste.
La subjectivation ne va pas de soi dans notre contexte. Il refuse
le postmodernisme, qu’il juge sévèremment, c’est,
pour lui, un courant qui s’adapte au système, qui l’accompagne,
ce qu’il refuse. Mais, il ne fait pas de doute, que pour lui
le capitalisme a évolué d’une phase industrielle
à une nouvelle étape qui intègre toute la vie.
En 1989, il publie le livre intitulé Les trois écologies.
( ) Cet ouvrage est une sorte de manifeste pour un changement social,
politique, économique, écologique et existentiel.
Il parle d’une « écosophie » qui ferait
la synthèse entre l’écologie environnementale,
le rapport à la nature, l’écologie sociale et
politique, le rapport social, et l’écologie mentale
ou écologie existentielle, le rapport à soi-même.
Séparer l’un des trois domaines des deux autres est
une erreur pour Guattari. C’est une articulation ethico-politique
qui doit repenser les valeurs pour que le déploiement des
territoires existentiels soit possible. Il faut penser la complexité,
la diversité pour promouvoir des valeurs existentielles et
le désir. Cultiver le dissenssus pour aller vers la production
singulière d’existence, reconstruire des rouages sociaux
contre les destructions du Capitalisme Mondial Intégré,
faire reculer la passivité engendrée par les médias,
développer de nouvelles solidarités, sont quelques-unes
des solutions qu’il nous propose pour resubjectiver dans le
cadre contemporain. Il s’appuie sur les machines autopoïétiques
créées par les humains dans leurs diverses activités.
L’autopoïèse définit la propriété
d'un système à se produire lui-même, il a été
utilisé par Valera et Maturena, des biologistes qui s’appuient
sur la cybernétique pour penser l’autoproduction et
l’autoproduction de la cellule vivante. Le terme a été
étendu à la société ou à des
collectifs humains qui s’auto-organisent et développent
une certaine autonomie vis-à-vis du reste du système.
Guattari reprend cette idée pour valoriser les petits collectifs
humains qui autoproduisent des agencements collectifs d’énonciation
et qui permettent aux singularités de construire leurs territoires
existentiels tout en construisant du collectif contre le système.
Ces rencontres, ces liaisons tiennent ensemble le rapport à
la nature, le socius et les subjectivités. Il plaide pour
une réinvention des diverses formes d’engagement. Il
ne nie pas les difficultés, puisqu’il dit que la subjectivité
de la resingularisation doit être capable de recevoir de plein
fouet la rencontre avec la finitude qui s’exprime sous forme
de désir, de douleur et de mort. Il affirme que rien ne va
de soi. Il nous demande de mettre en oeuvre une re-conquête
de l’autonomie créatrice et une reprise de confiance.
Il nous enjoint de trouver les points d’échappée
pour la refondation des pratiques sociales. Il donne pour titre
à son dernier texte, écrit en 1992 quelques semaines
avant son décès, Pour une refondation des pratiques
sociales. ( ) Dans cet article, Félix Guattari nous délivre
un plaidoyer sur la façon dont il voit l’issue possible
de nos crises. Il affirme que la resubjectivation est possible à
condition de respecter certains axes comme le refus de la passivité,
l’acceptation d’un noyau d’incertitude, l’écoute
des singularités, la mise à distance de la solitude
machinique, la lutte contre les micro fascismes qui prolifèrent
un peu partout.
Ce testament politique et philosophique est en continuité
avec son oeuvre théorique et ses multiples engagements. Guattari
ne parle pas de révolution à venir. Il affirme la
nécessité de la subjectivation, il n’y a pas
de triomphalisme ni d’optimisme dans ce texte. Son souhait
est de faire tenir ensemble les trois écologies (naturelle
et environnementale, sociale et politique, mentale et existentielle),
il sait que cela est difficile à réaliser. Il examine
toujours les créations humaines et reconnaît qu’en
Occident les subjectivations collectives, les oppositions qu’il
valorise sont très minoritaires et incapables de provoquer
un changement social et politique de grande ampleur. Mais, il nous
encourage toujours à créer des lignes de fuite créatrices.
La philosophie de Félix Guattari est une philosophie pour
la vie et l’action, une philosophie éthique qui affirme
la nécessité de notre prise de responsabilité,
une philosophie politique qui cherche à faire émerger
la subjectivité individuelle ou collective, une philosophie
du devenir ou des devenirs puisqu‘ils sont toujours multiples.
C’est une philosophie qui permet de penser la resubjectivation
après la déterritorialisation et la reterritorialisation
du capitalisme. Il s’agit de faire travailler ce qui permet
à la subjectivité de se construire et de se développer.
Ce n’est pas une philosophie de la représentation,
ni une théorie du contrat. Guattari développe une
philosophie politique originale, une philosophie de la micropolitique,
une philosophie du désir. C’est alors que sa philosophie
s’ouvre à l’esthétique et à la
poésie :
« La seule finalité acceptable des activités
humaines est la production d’une subjectivité auto-enrichissant
de façon continue son rapport au monde. Les dispositifs de
production de subjectivité peuvent être à l’échelle
de mégapoles aussi bien qu’à celle des jeux
de langage d’un poète. Pour appréhender les
ressorts intimes de cette production — ces ruptures de sens
autofondatrices d’existence —, la poésie, aujourd’hui,
a peut-être plus à nous enseigner que les sciences
économiques et les sciences humaines réunies. »
( )
4 / Gilles Deleuze : Résister c’est créer
!
La position de Deleuze sur la subjectivation a beaucoup de points
communs avec celle de Guattari, mais eux-mêmes disent qu’ils
sont différents. Ils ont deux manières de produire
leur subjectivité. C’est pour cette raison que nous
avons choisi de traiter ces deux auteurs à part dans ce chapitre
sur la resubjectivation.
Dans ce cadre, Deleuze a répondu à la question de
savoir ce que c’était qu’être de gauche
pour lui :
« La gauche, c’est l’ensemble des processus de
devenir minoritaires. Donc, je peux dire, à la lettre : la
majorité c’est personne, la minorité c’est
tout le monde. C’est ça, être de gauche : savoir
que la minorité, c’est tout le monde. Et que c’est
là que se passent les phénomènes de devenir.
» ( )
C’est à la fois une question qui est liée à
la perception et au devenir, c’est s’écarter
du fait majoritaire et s’engager dans la minorité.
Il explique que la majorité n’est pas une affaire de
nombre, il s’agit d’accepter ou non le modèle
majoritaire, celui qui tente de nous rendre conformes aux besoins
du capitalisme. La majorité accepte la domination et l’assujettissement,
les minorités cherchent des issues, des lignes de fuite.
Deleuze développe la même approche de la communication
:
« Nous ne souffrons pas d’incommunication, mais au
contraire de toutes les forces qui nous obligent à nous exprimer
quand nous n’avons pas grand-chose à dire. …
les forces de répression n’empêchent (plus) les
gens de s’exprimer, elles les forcent à s’exprimer.
… créer n’est pas communiquer, c’est résister.
» ( )
Pour subjectiver hors de ce que nous propose le système,
nous devons nous défaire des logiques identitaires et des
injonctions à prendre du plaisir que le champ social majoritaire,
c'est-à-dire spectaculaire et marchand, essaie d’imposer
au désir. De fait, si nous nous engageons du côté
des minorités nous devenons en quelque sorte « traitres
» au règne de la majorité, à notre classe,
notre sexe. S’oppose ainsi le vouloir-dominer du système
et le vouloir-vivre appuyé sur le désir. Spinoza rejoint
Nietzsche pour valoriser la joie de la puissance dans la mise en
oeuvre de l’intempestif. Pour Deleuze, chercher les lignes
de fuite ce n’est pas fuir la vie, c’est au contraire
l’intensifier pour se déterritorialiser des assignations
capitalistes et choisir un ou des devenirs minoritaires.
Subjectiver hors du système, c’est apprendre à
devenir nomade, c’est libérer les flux du désir
dans l’immanence. Ce déplacement nomade et cette libération
sont indissociables des agencements comme chez Guattari. Deleuze
parle des machines de guerre à mettre en oeuvre pour chercher
les lignes de fuite et lutter. Ces agencements machiniques sont
faits de signes, d’énoncés, de gestes, de dispositifs.
Il s’agit de réagencer les matériaux à
notre disposition pour en faire quelque chose d’autre. Deleuze
développe la notion de rhizome.
« Dans un rhizome on entre par n’importe quel côté,
chaque point se connecte avec n’importe quel autre, il est
composé de directions mobiles, sans dehors ni fin, seulement
un milieu, par où il croît et déborde, sans
jamais relever d’une unité ou en dériver ; sans
sujet ni objet » (…)
« Résumons les caractères principaux d’un
rhizome : à la différence des arbres ou de leurs racines,
le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque,
et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à
des traits de même nature, il met en jeu des régimes
de signes très différents et même des états
de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un
ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux,
ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq,
etc. Il n’est pas un multiple qui dérive de l’Un,
ni auquel l’Un s’ajouterait (n + 1). Il n’est
pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt
de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de
fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde.
Il constitue des multiplicités linéaires à
n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan
de consistance, et dont l’Un est toujours soustrait (n - 1).
Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer
de nature en elle-même et se métamorphoser. À
l’opposé d’une structure qui se définit
par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires
entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions,
le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité,
de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou
de déterritorialisation comme dimension maximale d’après
laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose
en changeant de nature. On ne confondra pas de telles lignes, ou
linéaments, avec les lignées de type arborescent,
qui sont seulement des liaisons localisables entre points et positions.
À l’opposé de l’arbre, le rhizome n’est
pas objet de reproduction : ni reproduction externe comme l’arbre-image,
ni reproduction interne comme la structure-arbre. Le rhizome est
une antigénéalogie. C’est une mémoire
courte, ou une antimémoire. Le rhizome procède par
variation, expansion, conquête, capture, piqûre. À
l’opposé du graphisme, du dessin ou de la photo, le
rhizome se rapporte à une carte qui doit être produite,
construite, toujours démontable, connectable, renversable,
modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses
lignes de fuite. Ce sont les calques qu’il faut reporter sur
les cartes et non l’inverse. Contre les systèmes centrés
(même polycentrés), à communication hiérarchique
et liaisons préétablies, le rhizome est un système
acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans
Général, sans mémoire organisatrice ou automate
central, uniquement défini par une circulation d’états.
Ce qui est en question dans le rhizome, c’est un rapport avec
la sexualité, mais aussi avec l’animal, avec le végétal,
avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses
de la nature et de l’artifice, tout différent du rapport
arborescent : toutes sortes de « devenirs ». ( )
Nous sommes bien dans une philosophie de la multiplicité
et des flux. Le rhizome nous oblige à penser une identité
plurielle, qui est une pensée de la trace, une pensée
nomade. Le rhizome n’a ni origine ni fin. Comme le rhizome,
le pli est un opérateur d’altérité qui
vient déstabiliser l’histoire linéaire avec
des répétitions et des discontinuités.
Le devenir humain différent passe par la minorité
et la création. La question posée par la philosophie
de Gilles Deleuze n’est plus celle « que dois-je faire
? », mais plutôt celle de savoir « de quoi suis-je
capable ? ». Deleuze construit une philosophie de la puissance.
Il se situe dans la continuité de Spinoza. L’immanence
et ses multiples sont inséparables de l’éthique
chez Deleuze comme chez Spinoza.
Gilles Deleuze a produit une philosophie de la création
selon Arnaud Bouaniche. ( ) Il s’agit de créer hors
des clichés et de l’opinion. Une sorte de défi
protestataire jamais épuisé pour Éric Alliez,
une « biophilosophie » ( ). Un écho à
la biopolitique de Foucault.
La philosophie de Deleuze est une entreprise critique pour :
« ... analyser la nature spécifique des investissements
libidinaux de l’économique et du politique ; et montrer
par là comment le désir peut être déterminé
à désirer sa propre répression dans le sujet
qui désire. » ( )
Dans ce cadre, la déviation schizoîde vis-à-vis
de la norme majoritaire, qui soumet le désir, témoigne
qu’une autre histoire, un autre monde, une autre manière
de subjectiver, un autre fonctionnement du désir sont possibles
:
« L’éloge du désir comme investissement
social, la proclamation de son appartenance à l’infrastructure,
non aux superstructures, de son indépendance foncière,
de sa résistance, non au partage, non à la communication,
mais aux identifications forcées, en particulier à
l’oedipianisation, qui est soupçon du père contre
le fils avant d’être rivalité, puis résignation
du fils à l’égard du père ;
l’éloge d’un « machinalisme », qui
repense toute production, celle des appétits, celle du travail,
celle des rapports humains, celle des activités de l’esprit,
en termes naturalistes ou en termes d’économie, de
cybernétique, d’informatique ;
l’éloge de la « différence », de
la multiplicité intensive qui conditionne l’éclosion
de la personnalité (mieux, son éclatement créateur)
et qui défend de l’unifier (par ukase de logicien ou
par réduction à des modèles jugés conformes)
;
l’éloge de la folie, c’est-à-dire une
dérive mentale qui suit de trop près et qui reproduit
trop bien la dérive générale des groupes en
folie ou d’une marginalité qui s’expulse elle-même
de la société quand la société muselle
le désir ;
l’éloge d’une politique qui subordonne la machine
sociale aux machines singulières, qui coupe court non seulement
au règne des maîtres, mais à l’enfance
du chef, tout cela est un heureux complément au marxisme,
voire une correction (dont Spinoza et Nietzsche sont en partie les
inspirateurs). » ( )
Face à la puissance du capitalisme et sa macropolitique,
Deleuze propose d’expérimenter une micropolitique des
intensités. La forme « parti », consubstantielle
à la notion d’avant-garde, est rejetée comme
l’est la théorie du sujet de la philosophie classique.
Dans le contexte des sociétés de contrôle, la
différence vise la création. Elle fait passer du virtuel
à l’actuel. La critique permet de se débarrasser
des mystifications, qui empoisonnent la vie comme la morale. La
morale utilise des critères transcendants extérieurs
à la vie : le bien, le mal. Au contraire, l’éthique
deleuzienne s’appuie sur les différences immanentes
des modes de vie. Elle évite de tomber dans le jugement,
qui emploie des catégories abstraites, elle préfère
mettre au jour une typologie des modes d’existences par l’explication
des intensités et des rythmes. Le projet devient celui d’une
norme de vie pour accomplir sa propre puissance et refuser le pouvoir
comme modalité asymétrique. La philosophie de Deleuze
encourage alors les possibilités de création pour
vivre autrement. Il nous propose une boîte à outils
pour notre temps, un temps où nous sommes dans les flux,
où le nomadisme devient un mode de vie banal, où l’intensité
est une valeur centrale. La réception de son oeuvre témoigne
de cela :
« Une fois que l’on a commencé, on ne peut plus
s’en dépêtrer. Effectivement Gilles Deleuze a
su nous parler. Et son message, si important, ne doit surtout pas
rester aux mains des universitaires, des analystes et exégètes
de tous poils : il doit revenir à ceux à qui il est
destiné : non pas les gauchistes ou les politiques mais tous
ceux qui veulent se sortir du système : de tous les systèmes
qui se reproduisent : état, famille et capitalisme. Ces machines
interviennent dans tous les domaines de la vie. Gilles Deleuze et
son copain Félix ont collecté des centaines d’expériences
de personnes venant de tous les univers, de tous les domaines d’activités
qui ont réussi à produire des choses magnifiques,
parce que sorties du/des systèmes : capable de parler un
autre langage, d’utiliser d’autres codes. » (
)
Contre la politique habituelle, Deleuze nous encourage à
chercher et construire des lignes de fuite plutôt que de s’appuyer
sur les contradictions, il choisit les minorités plutôt
que les classes. Les machines de guerre se définissent par
une certaine manière d’occuper l’espace-temps
et si besoin d’inventer de nouveaux espaces-temps. Il cite
l’exemple des Palestiniens qui ont dû inventer leur
espace-temps, en art également il est nécessaire de
créer des machines de guerre pour exister.
Inventer et créer, c’est cela résister, parfois
cela ressemble à du bricolage, mais l’action créatrice
et novatrice rejette la passivité que nous impose le système.
Deleuze admet, lui aussi, que rien ne va de soi. Les devenirs minoritaires
demandent des efforts. L’ambiguïté du désir
peut nous conduire à accepter le fascisme et la bureaucratie.
Ce constat nous éloigne de la vision messianique contenue
dans l’espoir communiste et sa confiance dans le progrès
et le sens de l’histoire. Deleuze ne parle pas d’existentiel
comme le fait Guattari. Il parle volontiers d’intensité
et de ritournelle :
« (…) on appelle ritournelle tout ensemble de matières
d’expression qui trace un territoire, et qui se développe
en motifs territoriaux, en paysages territoriaux (il y a des ritournelles
motrices, gestuelles, optiques, etc.). » ( )
La ritournelle est une modalité du temps liée au
territoire et à la déterritorialisation. Elle fabrique
du temps. La ritournelle concerne le monde artistique et le champ
social et politique. Comme cette ritournelle ne va pas de soi, il
faut la créer en commençant par résister.
Pour Deleuze, il faut relancer les lignes de fuite à chaque
fois que c’est possible. Les moments de subjectivation sont
fragiles. Les devenirs révolutionnaires sont multiples, mais
toujours à reconstruire. Il n’y a pas de permanence
d’un état pour un sujet, mais des agencements qui évoluent.
Le sujet n’est pas substantiel, il n’y a pas de sujet
au sens classique du terme, mais des devenirs, qui en suivant des
lignes de fuite construisent des machines de guerre. Ces machines
de guerre ne sont pas définies par la guerre au sens strict,
il s’agit de construire des espaces-temps minoritaires créatifs.
Ceci n’a pas grand-chose à voir avec la façon
classique de faire de la politique dans un parti avec un programme
clair assez fixe. Le nomadisme tend vers une militance nouvelle,
dont les contours ne sont pas connus à l’avance. Cette
philosophie politique tente de répondre aux nécessités
de notre époque postmoderne, même si Deleuze n’emploie
pas le terme.
Le nomadisme est une donnée banale dans la jeunesse, que
ce soit au niveau du travail ou de l’action politique. Pour
beaucoup de personnes, qui s’engagent aujourd’hui dans
divers mouvements de luttes, passer d’une association, d’un
groupe à un autre ne pose aucun problème.
Lier mode de vie et engagement politique est important notamment
dans les mouvements qui se préoccupent d’écologie,
c’est également vrai des réseaux de squats pour
qui l’autogestion et la transversalité sont quotidiennes.
La recherche d’intensité est importante, militer pour
se sacrifier n’attire plus grand monde. L’horizon de
la promesse n’est plus une référence. Il s’agit
plutôt de s’engager « ici et maintenant »,
comme l’ont dit les zapatistes du Chiapas.
Tout cela correspond assez bien aux thèses de Deleuze et
Guattari. D’ailleurs, les tenants des anciennes formes de
militantisme ne comprennent pas pourquoi leur façon classique
de faire de la politique ne fixe plus le désir de politique.
La plainte bloque la recherche des causes du changement du mode
d’être en politique, c'est-à-dire la compréhension
de la postmodernité.
Des auteurs comme Guattari et Deleuze nous offrent des pistes fécondes
pour comprendre et agir. La contrepartie est d’accepter une
certaine déstabilisation, seule condition pour que l’existentiel
s’accorde avec les autres domaines : ce que Guattari nomme
les trois écologies et Deleuze les lignes de fuite et les
ritournelles.
Résister c’est créer, mais cela demande d’inventer,
de mettre au travail le désir, donc de ne pas reproduire
ce qui a échoué et continue de nous bloquer, c'est-à-dire
les anciennes formes de militantisme, électorales ou groupusculaires.
Internet qui sert de support à beaucoup de groupes ou de
personnes pour faire de la politique est souvent comparé
à un rhizome. Internet n’a ni centre, ni origine, on
rentre où on veut, on surfe de façon imprévue,
on se branche n’importe où, on sort après s’être
laissé porter par le réseau. Par contre, ce que Deleuze
et Guattari n’avaient pas prévu, c’est que ce
rhizome sert aussi de support au développement du système
capitaliste, qu’il est utilisé pour surveiller les
activités humaines, que les marchandises et le spectacle
y sont omniprésents. Sans doute rejoignons-nous ici le voeu
de Guattari pour l’avénement d’une ère
post-média. Le réseau est également une base
pour l’expression existentielle et narcissique, ce qui confirme
les hypothèses de Félix Guattari sur l’importance
de l’écologie mentale.
La nouvelle militance développe des modes d’être
en politique où la transversalité est mise en oeuvre
très fréquemment. L’accord entre les idées
et les actes est un souci ouvertement assumé, même
si l’accord est souvent approximatif. La multiplicité
des formes d’engagement est banale, le nomadisme et le fait
de rebondir dans un autre cadre sont aussi très courants.
Tout ceci est un dépassement de fait de la façon ancienne
de faire de la politique. La notion de représentation, la
forme parti, les relations pyramidales sont en crise et semblent
souvent très loin des préoccupations des jeunes militants.
Par exemple, lier le plaisir de la fête avec l’expression
politique fait partie des événéments politiques
et des rassemblements de lutte, où se côtoient concerts,
débats et actions collectives. La promesse et le sacrifice
ne sont plus à l’ordre du jour. Le mot d’ordre
qui s’est imposé de fait, c’est : « ici
et maintenant ! ».
C / Conclusion
La question de départ était de savoir si l’hypothèse
de Jean-François Lyotard était justifiée dans
le rapport entre la subjectivité humaine et la postmodernité.
Au terme de ce parcours, nous pouvons affirmer que Lyotard avait
raison de parler en 1979 d’une nouvelle période : la
postmodernité.
Les changements dans la subjectivité humaine peuvent se
constater au niveau social dans le travail, où règne
maintenant le « nouvel esprit du capitalisme ». Autour
de la notion de « projet », le capitalisme a su mettre
en place une nouvelle façon de diriger en transférant
la responsabilité des objectifs au niveau individuel. De
fait, l’implication des salariés est recherchée
pour de meilleurs résultats. Cette manière de mobiliser
la subjectivité correspond bien à la postmodernité,
où tout est individualisé. C’est également
un changement dans le langage, que Lyotard nomme « jeux de
langage » .
Autre évolution dans le domaine collectif : la consommation
de masse. Pour fonctionner et se développper, la consommation
s’appuie sur la captation de la libido des sujets postmodernes.
Il s’agit d’une valorisation du désir pour réaliser
la plus-value, puisque si le capitalisme ne vend pas ses marchandises,
le capital ne peut plus accomplir son cycle en entier et les objets
se transformer en argent. Cette utilisation du désir pour
vendre est mise en oeuvre par le marketing et la publicité.
Flatter le narcissisme est la base de ces techniques. Celles-ci
sont très efficaces et le sujet s’oublie dans le spectacle
et les marchandises.
Dans le domaine politique, la désubjectivation passe par
la puissance des médias et la façon de rendre compte
du fonctionnement du monde au travers de l’actualité.
Le capitalisme et ses représentants politiques utilisent
la langue pour proposer une vision de la réalité lisse
et sans conflit. La langue est devenue un moyen de domination soft,
mais très efficient, qui oriente notre façon de voir
la vie. De plus, dans notre contexte, où le ciel est vide,
où la transcendance n’a plus court, les maîtres
ne parlent plus. Ils ne disent rien sur le pourquoi des choses.
La langue accompagne ce qui apparaît, mais sans répondre
aux question de fond qu’un jour ou l’autre les humains
se posent. Ceci ne manque pas d’alimenter le désarroi
du sujet postmoderne.
Sur le plan personnel ou psychologique, la nouvelle norme d’autonomie
peut provoquer le retrait dépressif d’un certain nombre
d’humains. La dépression est un type de pathologie
mentale qui n’est plus lié à l’interdit,
comme l’était la névrose, mais à la nouvelle
norme individuelle, où nous sommes personnellement responsables
de notre destin. L’idéal est disqualifié au
profit de l’objet marchand ou spectaculaire. L’horizon
de la promesse contenu dans l’idéal ne peut plus rendre
supportable les sacrifices pour un futur meilleur. Le présent
devient éternel et l’espoir n’a plus court, adieu
le progrès ! L’économie psychique est modifiée,
elle correspond à la fuite en avant du capitalisme postmoderne,
qui nous propose toujours de nouvelles jouissances. Le manque ne
peut plus relancer le désir, l’injonction de jouissance
mène le monde. C’est la frustration qui aiguillonne
l’individu. D’un point de vue philosophique, tout cela
montre que Lyotard avait vu juste. La postmodernité produit
une nouvelle subjectivité, dont la philosophie doit rendre
compte.
Une façon philosophique de comprendre le capitalisme contemporain
est celle de Deleuze et Guattari, qui ont théorisé
l’ambiance schizophrène de notre société.
Les jeux de langage nous proposent de jouir, ils nous fixent des
challenges, tout en mettant en oeuvre une vision du monde lisse.
Les euphémismes et l’hyperbole gomment toutes les aspérités.
Pourtant, les injonctions contradictoires de la double contrainte
nous désorientent. D’un côté, toutes les
productions nouvelles sont encouragées. Au nom de la liberté,
le capitalisme intègre tout, même ceux qui souhaitent
le combattre. L’équivalent général marchand
permet de tout ranger sous la bannière monétaire.
D’un autre côté, le système voudrait nous
contrôler. La société de contrôle met
tout sous surveillance, surveillance, qui, de notre point de vue,
est une variante importante de l’oeil, qui tend à devenir
autonome. Il faut créer et en même temps accepter d’être
surveillé et intégré. La création a
besoin de liberté et d’autonomie. La surveillance tend
à devenir invisible et banale pour ne pas se faire remarquer.
Pourtant, en diverses circonstances, la surveillance et la souveraineté
prennent la vie nue. C’est le cas du contrôle biopolitique
des populations qu’il faut laisser mourir ou laisser vivre.
Le capitalisme postmoderne oscille entre le développement
infini et la prise de contrôle des humains. La désubjectivation
prend donc deux formes : l’intégration douce et l’arraisonnement
de la vie nue.
Ce constat explique pourquoi en matière de possible resubjectivation
au moins deux théories s’opposent en philosophie. Pour
Agamben, la vie nue est l’objet de la souveraineté
et le sujet est passif. La situation des sans-papiers est symptomatique
de ce phénomène. Au contraire, Négri conceptualise
un sujet productif qu’il nomme multitude. La subjectivation
prolifère pour cet auteur optimiste. Il en oublie d’examiner
le devenir capitaliste des productions subjectives individuelles
ou collectives. Le capitalisme cognitif étant l’exemple
type de l’intégration au capitalisme des alternatives,
telles que les logiciels libres. Les concepts doivent donc être
confrontés à leur devenir. Les résultats de
l’histoire sociale devenant des indices pour juger de nos
concepts.
La possibilité de resubjectiver existe malgré tout,
Lyotard avait déjà constaté que le sujet n’est
pas entièrement dominé par les jeux de langage :
« … même le plus défavorisé, n’est
jamais dénué de pouvoir sur ces messages qui le traversent
en le positionnant. » ( )
Félix Guattari et son écologie existentielle sont
une modalité possible de la resubjectivation. Son intérêt
est de prendre en compte l’existentiel et de le lier à
la sphère écologique et politique. Ce qui peut permettre
de penser ensemble le désir, l’oeil et la raison et
de tenter de construire une subjectivation lucide et réaliste
sans prétention totalisante. Cette solution philosophique,
politique et éthique propose un changement basé sur
les rapports humains au quotidien en favorisant la créativité
et la transformation dans les agencements d’énonciation
collective. Ceci implique un travail sur le changement de perception
des situations. L’auto-organisation, l’autogestion sont
à l’ordre du jour contre la durée et la reconnaissance
institutionnelle. Cette micropolitique est construite autour d’une
analytique des formations de désir dans le champ social.
L’ambiguïté du désir est assumée,
puisqu’il n’existe aucune garantie dans les créations
humaines et qu’il faut souvent les reprendre et les évaluer.
Le désir est utilisé par le système, mais il
est en même temps la base de l’engagement contre le
capitalisme.
Pour Gilles Deleuze, la resubjectivation passe par la création,
puisque résister c’est créer. Inventer des lignes
de fuite, cela passe par les intensités minoritaires et un
développement de nos puissances. Deleuze situe ces créations,
ces inventions dans l’immanence, y compris au niveau relationnel.
L’objectif est limité et toujours à recommencer,
là aussi.
L’examen de la question de la postmodernité posée
par Lyotard nous confronte à la fois à la tendance
à l’effacement du sujet et aux possibilités
de resubjectivation. Le relativisme accentue la confusion et le
désarroi du sujet postmoderne. La philosophie politique est
face à une nouvelle situation, de nouvelles pistes d’analyse
semblent nécessaires, qu’il est possible d’articuler
à partir de la distribution des pouvoirs autour de trois
thèmes :
- L’oeil, qui comprend l‘ensemble des médias,
qui nous regardent autant que nous les regardons ; et la surveillance
qui tend à prendre son autonomie en se développant
de façon irréversible.
- Le désir, qui est instrumentalisé au travail et
dans la consommation de masse. Il est également flatté
en politique pour perpétuer la domination.
- La raison, elle aussi instrumentalisée par le capitalisme
postmoderne. Elle peut se savoir limitée et s’auto-évaluer
loin de la représentation qu’elle donne souvent d’elle-même.
Les humains se croient libres alors qu’ils sont instrumentalisés
par le capitalisme postmoderne. Ce système prend toute la
vie, d’où la pertinence des analyses biopolitiques
et la prise en compte de l‘existentiel. La domination et l’exploitation
ont deux visages : un assez doux et un autre brutal, violent. Le
côté soft convient pour une grande partie de la population
que le système cherche à faire adhérer à
son fonctionnement. Le côté hard concerne les populations
de la marge, c'est-à-dire les pauvres, les chômeurs,
les réfugiés, les drogués, les sans-papiers,
les malades du sida, et bien sûr les opposants radicaux au
système. L’universalité ne fonctionne plus de
fait et ne peut plus justifier l’engagement politique. Nous
savons que le désir est ambivalent, que la raison est limitée,
que l’oeil est de plus en plus puissant, que la politique
est réduite à la gestion. La philosophie politique
peut montrer l’importance de la relativité contre le
relativisme, qui sème la confusion et le désarroi.
Cette philosophie peut travailler à partir de multiples approches,
notamment avec des analyses qui viennent des sciences humaines.
Par exemple, l’articulation entre la sphère individuelle
et la sphère collective peut se penser à partir des
théories sur la soumission sans contraintes et celles issues
de la psychanalyse. Cette ouverture philosophique est une solution
pour tenir ensemble l’oeil, le désir et la raison.
Le système évolue, la philosophie politique aussi.
Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi les formes politiques anciennes
sont disqualifiées et pourquoi la militance postmoderne invente
de nouvelles façons d’exister politiquement. La subjectivation
politique est en constant devenir, ce qui est conforme aux intuitions
analytiques de Lyotard vis-à-vis de la postmodernité.
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et pour le pire, paru dans le numéro 8 de l’été
1990 de la Revue Chimères ayant pour titre Agencement, production
de subjectivité. Ce texte est disponible sur le site de la
revue Chimères dans le chapitre contenant les séminaires
de Félix Guattari:
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Guattari Félix, Le Capitalisme Mondial Intégré
et la Révolution Moléculaire, Nouvelles machines de
guerre révolutionnaire, agencements de désir et lutte
des classes, ce texte fut présenté par Félix
Guattari comme contribution aux journées du CINEL (Centre
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célébrées en 1981.
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1h15, à l’Hôtel de ville de Nanterre au terme
d'une séance du conseil municipal présidée
par le maire Jacqueline Fraysse, un homme installé dans le
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feu préalablement dissimulées sous sa veste. Dans
la fusillade, il tue huit élus et en blesse 19 autres (dont
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dernier ouvrage “la Fatigue d’être soi”
:
http://www.psychologies.com/article.cfm/article/699/Depression-la-fatigue-de-devoir-s-assumer.htm
Toyotisme article de l’encyclopédie en ligne Wikipedia
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http://fr.wikipedia.org/wiki/Ohnisme
Une biopolitique mineure, entretien avec Giorgio Agamben, entretien
réalisé par Stany Grelet & Mathieu Potte-Bonneville
pour la revue Vacarme n° 10, hiver 2000. Disponible sur la page
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Zourabichvili François, Les deux pensées de Deleuze
et de Negri : une richesse et une chance, entretien avec Yoshihiko
Ichida :
http://multitudes.samizdat.net/Les-deux-pensees-de-Deleuze-et-de.html
Table des matières
Subjectivité et postmodernité
Éléments de recherche
Introduction Page 2
A / La subjectivité transformée Page 10
1 / Au niveau de la société Page 12
a / Dans le domaine du travail Page 12
b / La libido au service du marché Page 16
2 / La politique comme gestion Page 21
a / Le langage en politique Page 21
b / Le ciel est vide et le maître ne parle plus Page 29
3 / L’intime bouleversé Page 36
a / La fatigue d’être soi Page 36
b / Les objets à la place de l’idéal Page 41
c / Une nouvelle économie psychique Page 46
4 / L’ambiance schizophrène Page 50
a / Les jeux de langage de la postmodernité Page 51
b / L’anti-oedipe et la schizophrénie capitaliste Page
51
1 / L’expansion et la déterritorialisation Page 51
2 / Surveiller et encadrer, enclore : la société de
contrôle Page 62
B / Resubjectiver Page 68
1 / La vie nue et l’état d’exception de Giorgio
Agamben Page 69
2 / La multitude de Antonio Negri Page 74
3 / L’écologie existentielle de Félix Guattari
Page 82
4 / Gilles Deleuze : Résister c’est créer !
Page 89
C / Conclusion Page 96
Biliographie Page 100
Table des matières Page 109
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