|
SCENE I.
Dans une grotte nommée l'abri du Cap Blanc, en 1909, une
tête de cheval est découverte.
Cette tête n'est pas dessinée sur le calcaire mais
sculptée en relief, ce qui est très rare au paléolithique.
On creuse et on découvre une frise entière, avec chevaux,
bisons et rennes, certains grandeur nature.
Au centre, face au reste de la frise et imposante par sa grandeur
(+ de deux mètres), une jument gravide.
Seul le bas de la fresque a subi des dégradations.
De l'artiste, on ne sait rien.... sinon que tout a été
sculpté par une main gauche.
Le Scientifique : D'après nos tests ultra sophistiqués,
(c'est mon métier, je sais de quoi je parle, alors, s'il
vous plaît...) la frise date d'il y a plus de 15 000 ans (paléolithique
supérieur pour ceux qui ne connaissent pas).
Par souci de vulgarisation, nous éviterons le terme peu clair
de jument gravide et nous l'appellerons "le cheval du cap blanc".
L'ingénue :
Quand même, la jument au milieu, celle que tous les autres
animaux regardent, le fait qu'elle soit enceinte, vu la précision
de la sculpture, ce n'est peut-être pas un hasard !
On sait pas grand-chose; si en plus on en oublie !
On pourrait dire "jument enceinte", moi je comprends.
Le Scientifique :
Oui, c'est exactement cela, un cheval, quoi.
L'Hartiste : Quelle découverte fantastique! Les proportions
sont merveilleuses, on sent une connaissance extrême du modèle,
ce n'est pas étonnant chez ces peuples de chasseurs. La cruauté
de la chasse, l'ardeur quasi animale, libérait l'instinct
créatif de l'homme, l'allégeait de ces tabous ridicules
qui nous freinent aujourd'hui.... Cette pulsion créative
régénérant frénétiquement sa
proie est le propre de l'homme, quelque part...
Aujourd'hui, l'homme est plus évolué, ses proies ont
changé.
Moi je peints des femmes, hin, hin.
L'ingénue :
Mais on ne sait rien de comment ils et elles, d'ailleurs, vivaient.
Pourquoi on dit qu'ils/elles étaient chasseurs ? On sait
que les animaux étaient très importants pour eux,
ils en dessinaient partout, mais rien nous dit que c'était
des proies, ces animaux.
Ils étaient peut-être des dieux et des déesses
comme en Egypte, et alors c'était comme une église.
Peut-être c'est l'ancêtre de la nativité, les
rennes mages et les bisons sages s'approchent de la jument Marie
avant l'accouchement.
Ca a toujours été important, les naissances.
Ou alors c'était des ancêtres et c'était rassurant
de penser qu'après la mort, on pouvait être enceinte
aussi.
Ou peut-être il n'y avait pas de papier et ils ont gravé
un manuel scolaire pour l'école du coin...Ils montraient
aux petits enfants les animaux avec leurs noms. C'était comme
une école.
ben quoi, me regardez pas comme ça, c'est possible.
SCENE II
Au pied de la jument, sous la protection de son encolure, un squelette
humain est découvert.
Le Scientifique : L'étude des ossements montre clairement
que le squelette est celui d'une femme. Le corps est replié
sur lui-même, à la façon des rites funéraires
que nous connaissons de cette époque. Des traces de pollen
et des outils entourent le corps. Nous ne pouvons dire précisément
si l'inhumation est contemporaine de la frise, mais rien ne le contre-indique.
L'ingénue :
Ce devait être une femme importante pour être enterrée
seule, sous les fleurs, sous la jument centrale. (Si c'était
une école, c'était peut-être l'instit ?)
L'Hartiste : Une femme ? Je l'avais bien dit! Quelle civilisation
c'était ! Chapeau ! La proie suprême, la femme, sacrifiée
sur l'autel de l'Art! Ah, j'aurai pas fait mieux!
Ce devait être la femme d'un homme important pour avoir eu
l'honneur d'être sacrifiée pour l'Hartiste, à
moins que les femmes aient été collectivisées,
bien sur, on sait si peu de ces sociétés...Elle devait
être vierge, je suis sur qu'elle était vierge.
Ah, quand j'y pense, quel symbolisme acharné : le lien ultime
entre la puissance de vie créatrice et la mort qui la suit...
Tiens, ça me rappelle mes érections, elle sont suivies
de la petite mort.
L'ingénue :
C'est pas étonnant que vos histoires vous rappellent quelque
chose, c'est vous que vous racontez à longueur de temps.
Ca peut pas être un sacrifice, c'est trop méchant.
Le Scientifique :
Il n'y a pas de trace de blessures, on ne sait pas de quoi elle
est morte, mais pas d'assassinat, sacrificiel ou pas, il y aurait
des os de brisés, or ils sont intacts.
L'ingénue :
Peut-être c'était l'amoureuse du sculpteur et qu'il
croyait à la réincarnation, alors il a gravé
une jument enceinte pour que son aimée se réincarne
en bébé cheval...
L'Hartiste : Ah, ce coté fleur bleue, c'est pas moi, c'est
sur.... Mais coté projection, t'es pas mal non plus où
je me trompe ?
SCENE III
L'étude du squelette montre que la femme enterrée
au pied de la jument était gauchère.
Le Scientifique : Défions nous de toute conclusion hâtive.
Ceci ne prouve rien du tout. La base de la science est de douter.
Je me dois de souligner que toute extrapolation nous sortirait du
champ de la science.
Sans doute ne saurons nous jamais qui est le mystérieux sculpteur
gaucher. Les peuples d'hommes chasseurs du paléolithique
garderont encore longtemps leurs secrets.
L'ingénue :
Oui, c'est vrai que je dois avouer que j'ai tout de suite pensé
que c'était la sculpteuse, enterrée au pied de son
oeuvre. Mais c'est vrai aussi que vu comme vous décrivez
ces sociétés, c'est peu probable. L'art, c'est une
émotion profonde alors, dans des temps si reculés,
l'accès des femmes à l'art, c'est vrai que...faut
pas rêver.
L'Hartiste :
Einh ? J'ai pas entendu, j'étais à une conférence
sur l'absence des femmes dans l'art...Ouais, moi je vais à
ce genre de conf' tu vois, paske j'ai une conscience politique,
pas toi ?
Admets que c'est tout de même incroyable qu'il y ait si peu
de femmes dans l'art... Enfin, je ne parle pas des femmes nues dans
les musées, évidemment. Pourquoi donc les muses se
refusent-elles aux femmes ? Enfin, tu mets deux femmes dans la même
pièce, tu comprends vite ! Et puis va savoir ce qui se passe
dans ces petites têtes...
L'ingénue :
Bah, ça doit être paske les femmes, elles ont toujours
été trop occupées à faire le ménage,
alors, l'art, forcément, elles avaient pas le temps. Avec
la poussière qu'il y avait dans ces grottes, ça a
pas du être rose tous les jours.
Et puis, c'est pas de leur faute, c'est pas facile de tenir sept
enfants, une peau à tanner et un burin en même temps,
essaie, toi.
L'Hartiste :
Mais, c'est bien pour ça, chérie, que je m'occupe
pas de mes mômes et qu'une femme m'habille; je réserve
mon temps pour l'Art.
L'ingénue :
Eh ben ça, ça montre bien qu'on descend à peine
de Cro-Magnon, ça, alors.
La féministe :
Non, ça montre juste que le pouvoir sait qu'il est injuste
et éprouve le besoin de se justifier en inventant un passé
mythique fondateur.
"Il était une fois un monde où j'avais toujours
eu raison d'en foutre plein la gueule à l'autre moitié
de la population."
Pourquoi rien n'indique qu'il y a une forte possibilité
que l'art le plus ancien que l'on connaisse soit le fait d'une femme
? Pourquoi c'est marqué nulle part ?
Pourquoi les représentations féminines préhistoriques
sont analysées comme des "représentations pornographiques
produites par des hommes" ? J'te jure, je l'ai lu dans une
exposition à l'institut du monde Arabe, une expo sur le soudan...
Pourquoi des représentations humaines que l'on connaît
en Périgord, le seul homme qu' on voit est transpercé
d'une flèche (Lascaux) et les femmes peintes ou sculptées
sont pas du tout transpercées, si plantureuses qu'elles sont
manifestement bien nourries... c'est bizarre pour un peuple où
les hommes chasseurs sont censés traîner par les cheveux
leurs cueilleuses soumises à longueur de saison.
Dans notre société patriarcale actuelle, ce sont les
femmes qui sont représentées en situation de torture,
coups etc., et les hommes qui semblent bien nourris... Ca a bien
l'air d'être le contraire sur les murs de nos grottes.
L'Hartiste : Toi t'es prise de tête, je trace, j'ai un vernissage.
L'ingénue :
Attends moi, je peux v'nir ? J'aime pas comme elle parle, c'est
comme les politiques.
L'Hartiste : Tu vois, poulette, t'es pas si conne. Si t'es sage,
j'te peints à poil, mais j'te préviens, j'fais dans
l'abstrait.
La féministe :
Bah merde, je les ai mis d'accord, ya peut-être du vocabulaire
à revoir si je veux convaincre les masses.
Bon, déjà si je les traite de masses, ça va
le faire moyen, enfermées comme elles sont dans des normes
esthétiques. Ah j'te jure, c'est pas du gâteau.
Le Scientifique : Vous semblez tous oublier que la base de la science
est l'objectivité. Evidemment, pour des féministes,
ça ne doit pas vouloir dire grand-chose. Vous êtes
forcément de parti pris.
La féministe :
Paske pas toi mon grand ?
Le Scientifique :
Je vous en prie !
Bon, veuillez m'excuser, j'ai une émission sérieuse
sur France Culture, avec des gens qui ont une idée de ce
qu'est l'objectivité scientifique.
Je vous laisse à votre poésie Mesdames. Soyez sages.
L'intérêt central de la préhistoire, c'est
qu'on en sait rien, comment les femmes y vivaient.
Même quand on sait, on invente autre chose : qui n'a pas l'image
d'un pharaon blanc hollywoodien ? Il y a eu des dynasties de pharaonnes
et les familles régnantes étaient noires. On le sait,
on l'oublie car ça ne rentre pas dans nos cases. Après,
on réfléchit sur cette hiérarchisation de la
société égyptienne qui écartait les
noirs et les femmes et on se demande pourquoi. Ca ne sert qu'à
justifier les ségrégations actuelles.
Dès qu'on arrivera à changer profondément le
présent, notre lecture du passé changera. On choisira
d'autres mythes fondateurs.
Actuellement, les femmes préhistoriques sont citées
au chapitre sur la sexualité et la reproduction des hommes
préhistoriques. On explique joyeusement aux enfants que la
fonction des hommes est de créer et que celle des femmes
est de reproduire. Ca "explique" et ça fonde l'ordre
actuel.
Ca ne nous dit rien sur nos ancêtres.
Ca nous dit tout sur nos contemporains; les éditeurs de livres,
les scientifiques qui n'ont jamais fait d'études de genre
et reproduisent joyeusement leurs propres fantasmes à longueur
de pages...
Changeons le présent, la préhistoire suivra.
Origine : http://jouitteau.free.fr/liens.htm#feminism
|