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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-01-20/2004-01-20-386458
La chronique de Cynthia Fleury
Des avatars de la mélancolie
Quatre cent mille exemplaires de Guérir, de David Servan-Schreiber,
auraient été vendus depuis sa publication en 2003.
La maladie dont il faut guérir ? Le stress, l'anxiété,
la dépression, comme l'indique le sous-titre, et tout cela
sans médicament ni psychanalyse. 400 000 exemplaires qui
viennent s'additionner au désir, partagé par un nombre
de plus en plus grand, de recourir aux services d'un coach qui sait
transposer les techniques performatives du sport dans le milieu
de la société. Être déprimé, être
performant, telle est la nouvelle alternative tristement oppressive.
Le coaching serait-il le versant contemporain d'une historiographie
de la mélancolie ?
Tout d'abord, rappelons-nous, qu'il devient habituel pour des historiens
de choisir un objet d'étude apparemment non historique : tel
était le cas pour Gay New York. 1890-1940, de George Chancey,
qui racontait l'évolution des marginalisations et normalisations
identitaires, notamment masculines. Ici, le principe est similaire,
même s'il ne s'agit plus de décrire les mutations que
subissent des catégories individuelles mais celles d'un sentiment
spécifique, à savoir le mal de vivre. De la civilisation
égyptienne à nos jours, Georges Minois (1) nous expose
comment la fatigue de vivre s'est peu à peu transformée,
comment de philosophique elle est devenue misérable, d'abord
diabolisée, puis banalisée, enfin médicalisée,
mais toujours d'une actualité étonnante : la mélancolie
n'a rien de contemporain.
Pour nous en convaincre, il suffit de lire ces lignes (datant de 3024
avant J.-C.) par lesquelles l'historien introduit son propos. L'auteur
est égyptien, le texte répertorié sous le titre
de L'homme qui était fatigué de vivre, et c'est là
l'expression individuelle la plus ancienne de la déprime qui
nous ait été transmise : " Mon âme est stupide
de chercher à persuader un malheureux de rester en vie et de
m'empêcher d'atteindre la mort avant mon terme. La vie a une
durée limitée : même les arbres finissent par
tomber. Même si les maux disparaissent, mon malheur subsiste.
" Mélange de lucidité, de fatalisme et de tristesse.
Et déjà, en sourdine, comme les prémisses de
l'Ecclésiaste, composé au IIIe siècle avant J.-C.
: " Vanité des vanités, tout est vanité.
Quel profit y a-t-il pour l'homme de tout le travail qu'il fait sous
le soleil ? Un âge s'en va, un autre vient, et la terre subsiste
toujours. Tout est vanité et poursuite du vent " (1, 2-4).
C'est donc bien avant le pessimisme grec que les courants mélancoliques
se perçoivent. Si les Grecs ressentent un mal de vivre du fait
de l'irrémédiable de leur destin, les modernes, quant
à eux, éprouvent l'angoisse d'une trop grande liberté.
Entre les deux, c'est la valse des mutations de la tristesse en ennui,
du suicide en dégoût des autres, de la dérision
en amertume, du désenchantement en dépression. Les siècles
se succèdent et chaque fois la mélancolie réapparaît
sous de nouveaux traits : philosophique à son commencement,
diabolisée, à l'âge médiéval, par
les penseurs chrétiens qui y voient la perte de confiance dans
la foi et le danger de l'athéisme ; puis de nouveau, sublimée,
avec les platoniciens de la Renaissance, et tout particulièrement
Marsile Ficin (XVe siècle), c'est le siècle de l'humanisme
et des conceptions modernes de l'infini, l'univers s'accroît
et l'esprit s'assombrit. L'inquiétude devient le terreau du
génie intellectuel. Qu'est-ce qui se cache derrière
le rire et la gloutonnerie rabelaisiens si ce n'est l'appétit
du désespoir ? De 1480 à 1630, c'est toute l'Europe
qui s'empare de la mélancolie : de Dürer à Robert
Burton, de Cornelius Agrippa à Shakespeare, " qui met
en scène 52 suicides à lui tout seul " et dont
l'ouvre n'est que la variation d'un être ou ne pas être.
Puis le XVIIe siècle donne une nouvelle teinte à ce
chagrin viscéral : l'ennui, la misanthropie, le jansénisme.
Dans ses Mémoires, le duc de Saint-Simon décrit le microcosme
de la cour et la tension nerveuse qui s'y joue : entre inquiétude
et ennui, les courtisans dépérissent. Passons les Lumières
et le siècle romantique, pour découvrir les " systèmes
du désespoir " ou l'avènement du nihilisme :
les cosmologies et autres théologies se sont autodétruites
;
l'angoisse est synonyme de psychologie, et Kierkegaard, Dostoïevski,
Maupassant laissent place à la neurasthénie.
Mais, au XXe siècle, c'est l'anxiété, la nausée,
et la tristesse démocratisées :
une société devenue machine à produire des dépressifs
et des décontractés sous Prozac.
Quel avatar de la mélancolie le XXIe siècle nous réserve-t-il
?
(1) Histoire du mal de vivre. De la mélancolie à la
dépression, Éditions de La Martinière, 2003.
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-01-20/2004-01-20-386458
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