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Origine : http://www.altermonde.levillage.org/article.php3?id_article=2318
Les medias et les livres sur les zapatistes
REÇU D’ISABEL
samedi 12 mars 2005
Le livre de Jérôme Baschet paru en 2002 chez Denoël,
essentiel pour celles et ceux qui cherchent à comprendre
le mouvement zapatiste, est réédité dans la
collection de poche "Champs", chez Flammarion, sous le
titre "La Rébellion zapatiste".
Il est augmenté d’une cinquantaine de pages, "L’âge
des escargots" - postface écrite en janvier 2005 au
Chiapas -, où sont étudiées les transformations
de la situation internationale comme celles de l’histoire
zapatiste ("Août 2003 : l’autonomie à l’épreuve
de la pratique"), les thèses de l’essai de John
Holloway "Cambiar el mundo sin tomar el poder", et la
discussion qu’elles ont provoquée, ainsi que les interrogations
qu’a suscitées "Empire", de Michael Hardt
et Antonio Negri.
La bibliographie est mise à jour.
Ne comptant pas vraiment sur les grands médias pour faire
connaître les études sur les zapatistes (l’édition
française du livre de Gloria Muñoz a été
pratiquement passée sous silence jusqu’à maintenant,
"Le Monde diplomatique" de mars lui consacrant cependant
quelques lignes), il serait utile de signaler aux libraires éclairés
l’existence de cette nouvelle édition tout comme celle
d’"EZLN : 20 et 10, le feu et la parole" (éditions
Nautilus, Paris).
Pour mémoire, le 3 août 1996 (fin de la Rencontre
"intergalactique" au Chiapas) était publié
dans "Le Monde" le texte qui suit :
Médiatique, le "sous-commandant Marcos" ?
par Jérôme Baschet
Le "sous-commandant Marcos" fait la une d’un quotidien
du matin, qui consacre trois pages à l’ouverture de
la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre
le néolibéralisme rassemblant plusieurs milliers de
participants dans le Chiapas. On ne s’en plaindra pas, tant
il est vrai, comme le dit Marcos lui-même, que ce qui permet
de parler des Indiens ou de tous les autres oubliés du développement
est bon à prendre. Mais peut-on pour autant gloser sur l’hypermédiatisation
du "Sub" et sur l’art de la communication zapatiste
?
C’est désormais le thème convenu : chaque fois
qu’il est question du conflit du Chiapas, on se gausse de
cette "révolution chic", on ironise sur ce haut
lieu de la red-set, on se dédouane en qualifiant Marcos de
"Che Guevara de l’âge du spectacle", on peaufine
sa formule choc du jour en misant sur les "branchés
de la jungle".
Or tout cela n’est qu’une pernicieuse construction,
au demeurant assez instructive. Passons sur le fait que la une sur
Marcos est presque un accident journalistique : au moment de sa
parution, la véritable actualité avait pris la couleur
noire de la bombe d’Atlanta. Eût-elle explosé
quelques heures plus tôt qu’elle aurait privé
notre héros d’une occasion qui ne devrait pas se reproduire,
du moins jusqu’au jour où le gouvernement mexicain
aura la bonne idée de faire de Marcos un martyr. Mais venons-en
à plus sérieux, et démontons l’artefact
produit par les médias. Car qui a vraiment fait le voyage
jusqu’à la forêt chiapanèque ? Une poignée
de célébrités, dont un cinéaste américain,
trois ou quatre intellectuels français, Régis Debray
(sa rencontre avec Marcos lui a inspiré son texte le plus
sobre depuis bien longtemps), puis Danielle Mitterrand (touchante
en pasionaria). Cela fait un joli défilé, mais un
peu court ! La Mecque de la gauche caviar ? Parlez-en dans les salons,
et vous verrez que le pèlerinage n’est pas pour demain.
Alors, Marcos "expert en communication" et personnalité
médiatique ? C’est vrai, il sait qu’il doit faire
parler du combat des zapatistes et il ne répugne pas à
recourir à la presse, à tourner des vidéos
ou à bénéficier de relais sur le Web. Mais
combien de "20 heures" et de fausses interviews de PPDA
? Que les téléspectateurs qui craignent une overdose
de Marcos se rassurent ! Que les Finkielkraut, Bravo et autres Sulitzer
ne redoutent pas trop la concurrence !
Le zapatisme médiatique est un mythe inventé par
les médias eux-mêmes
Mais il est quand même étonnant que l’on puisse
affubler de cette étiquette médiatique quelqu’un
qui est évidemment exclu des télévisions, seul
média ayant une réelle influence de masse. Et que
dire de la situation au Mexique, où l’information,
presque entièrement liée au pouvoir, s’est efforcée
de jeter le discrédit sur le mouvement zapatiste, tenu pour
un repaire d’intellectuels blancs, sans contact avec les Indiens
et seulement avides de pouvoir quand il ne s’agit pas d’une
narcoguérilla ?
Autre motif, Marcos, nous répète-t-on, est un as d’Internet.
Le résultat : tout le monde l’imagine, bien installé
dans son joli bureau, au fond de la jungle, avec son ordinateur
portable solidement branché au réseau mondial. Ces
gens-là, sans doute, ne font pas grande différence
entre une liane et une fibre optique... Mais voilà ce qu’on
ne parvient pas à concevoir ici : les zapatistes vivent cachés
dans la forêt Lacandone, traqués par l’armée
mexicaine. Voilà ce qu’on ne veut pas savoir : il y
a dans le monde d’autres mondes que le nôtre, tellement
différents qu’ils en deviennent impensables, des mondes
où il n’y a à manger que des galettes de maïs
et des haricots, où il n’y a pas de voitures et pas
de télévision, pas de médicaments et pas d’électricité.
Et même pas d’Internet.
Ainsi, le zapatisme médiatique est un mythe inventé
par les médias eux-mêmes, qui sert aussi bien à
instiller un ironique discrédit qu’à banaliser.
Mais, surtout, cette stratégie automédiatique permet
de ne pas voir l’essentiel : loin de se soucier d’étoffer
leur press-book, les zapatistes luttent contre l’oubli, parce
que celui-ci serait mortel pour tous les Indiens, et d’abord
pour ceux qui ont choisi de dire : "Ça suffit !"
Pour eux, lutter contre l’oubli, c’est lutter pour la
survie. Lorsque la fête sera finie, lorsque nos intellectuels
seront rentrés chez eux, les petites brèches du grand
mur de l’oubli total seront vite colmatées, et le gouvernement
mexicain pourra en toute tranquillité éliminer ces
insoumis du libéralisme triomphant.
Il est, en effet, sidérant de voir que le discours journalistique,
occupé à produire l’image d’un sympathique
folklore, réussit l’exploit d’occulter totalement
l’occupation militaire qui sévit au Chiapas depuis
février 1995, depuis que le gouvernement mexicain a rompu
par surprise les négociations, préférant la
voix des fusils et des hélicoptères (au fait, où
était la gauche, alors, lorsqu’il s’agissait
de protester contre les morts, les arrestations et les tortures,
contre les villages abandonnés par des habitants obligés
de fuir ?). Aujourd’hui, la réalité de la jungle
high-tech, c’est une zone entièrement contrôlée
par l’armée fédérale, 60 000 soldats
en renfort, un camp militaire par village ou presque. Certes, on
ne veut pas dire que Marcos aurait dû rester un archéo-guérillero
version années 60. Il a évidemment raison d’utiliser,
autant que faire se peut, les moyens permettant de faire connaître
la lutte des Indiens, de s’adresser à tous ceux qui
ne se résignent pas au monde tel qu’il est. D’ailleurs,
et cela surprendra peut-être les adeptes du tout-promotion,
tout en ce domaine n’est pas acceptable, telle l’ignoble
proposition du publicitaire de Benetton, symbole de la récupération
mercantile la plus vile (qui rêvait sûrement d’augmenter
ses ventes de passe-montagnes !). A cet égard, il faut rectifier
la proposition journalistique : ce n’est pas que Marcos ait
refusé l’offre italienne ; il n’a pas répondu.
Mais surtout, cessons de croire à l’efficacité
du seul média.
C’est vrai que Marcos a séduit nombre de Mexicains
(et de Mexicaines !), puis d’autres à travers le monde,
mais il ne le doit pas à Internet. Les zapatistes ont capté
l’attention, avec des moyens dérisoires, parce qu’ils
ont inventé une nouvelle conception de lutte politique, parce
que, là où tout paraissait éculé, ils
ont tenu une parole authentique, à laquelle Marcos a donné
son talent d’intermédiaire culturel, son art de plume
et son humour (on se souvient peut-être de la "Fleur
promise", page émouvante que "Le Monde" peut
s’honorer de nous avoir donné à lire). A qui
prend la peine de tendre l’oreille, Marcos fait entendre une
voix venue d’ailleurs, d’un autre monde qui est sans
doute une autre planète.
L’été dernier, au centre de la place de la cathédrale
de San Cristobal de las Casas, ville tenue par les ascendants des
colons et sous haute surveillance fédérale, des sympathisants
avaient tendu une toile sous laquelle un téléviseur
diffusait une vidéo : le "Sub" y expliquait, depuis
la jungle, pourquoi il fallait participer au référendum
organisé par les zapatistes. Mais un bruit merveilleux et
insolite, pour qui se tenait au coeur de la ville, couvrait presque
la voix du passe-montagne barbu : les chants disparates des oiseaux
et des insectes de la forêt, qui sont une armée bien
indisciplinée. Il y a, chez les zapatistes, un vrai désespoir,
mais aussi une vraie poésie, qui est indispensable du combat
politique pour la dignité.
Voilà donc le paradoxe : on crie à la surmédiatisation
à propos des oubliés de la Terre. Et il faut bien
alors renvoyer audit journal du matin sa formule : Internet, c’est
le câble qui cache la forêt. Mais le monde médiatisé
est incapable de se représenter ce qui ne lui ressemble pas.
Et, s’il le voit, il le façonne à son image.
Il n’est pas étonnant que le spectacle ambiant neutralise
ses ennemis en les affublant de ses propres "vertus".
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