|
Origine : http://www.chez.com/sociol/socio/autob/mauss.htm
Peu d'enseignements sont restés aussi ésotériques
et peu, en même temps, ont exercé une influence aussi
profonde que celui de Marcel Mauss. Cette pensée rendue parfois
opaque par sa densité même, mais toute sillonnée
d'éclairs, ces démarches tortueuses qui semblaient
égarer au moment où le plus inattendu des itinéraires
conduisait au coeur des problèmes, seuls ceux qui ont connu
et écouté l'homme peuvent en apprécier pleinement
la fécondité et dresser le bilan de leur dette à
son égard. Nous ne nous étendrons pas ici sur son
rôle dans la pensée ethnologique et sociologique française.
Il a été examiné ailleurs 2. Qu'il suffise
de rappeler que l'influence de Mauss ne s'est pas limitée
aux ethnographes, dont aucun ne pourrait dire y avoir échappé,
mais aussi aux linguistes, psychologues, historiens des religions
et orientalistes, si bien que, dans le domaine des sciences sociales
et humaines, une pléiade de chercheurs français lui
sont, à quelque titre, redevables de leur orientation. Pour
les autres, l'oeuvre écrite restait trop dispersée
et souvent difficilement accessible. Le hasard d'une rencontre ou
d'une lecture pouvait éveiller des échos durables
: on en reconnaîtrait volontiers quelques-uns chez Radcliffe-Brown,
Malinowski, Evans-Pritehard, Firth, Herskovits, Lloyd Warner, Redfield,
Kluckhohn, Elkin, Held et beaucoup d'autres. Dans l'ensemble, l'oeuvre
et la pensée de Marcel Mauss ont agi plutôt par l'intermédiaire
de collègues et de disciples en contact régulier ou
occasionnel avec lui, que directement, sous forme de paroles ou
d'écrits. C'est cette situation paradoxale à quoi
vient remédier un recueil de mémoires et de communications
qui sont loin d'épuiser la pensée de Mauss, et dont
il faut espérer qu'il inaugure seulement une série
de volumes où l'oeuvre entier - déjà publié
ou inédit, élaboré seul ou en collaboration
- pourra être, enfin, appréhendé dans sa totalité.
Des raisons pratiques ont présidé au choix des études
rassemblées dans ce volume. Cependant, cette sélection
de hasard permet déjà de dégager certains aspects
d'une pensée dont elle réussit, encore qu'imparfaitement,
à illustrer la richesse et la diversité.
1ere partie
On est d'abord frappé par ce qu'on aimerait appeler le
modernisme de la pensée de Mauss. L'Essai sur l'idée
de Mort introduit au coeur de préoccupations que la médecine
dite psychosomatique a rendues à l'actualité au cours
de ces dernières années seulement. Certes, les travaux
sur lesquels W. B. Cannon a fondé une interprétation
physiologique des troubles nommés par lui homéostatiques
remontent-ils à la première guerre mondiale. Mais
c'est à une époque beaucoup plus récente 3
que l'illustre biologiste a compris dans sa théorie ces phénomènes
singuliers, qui semblent mettre immédiatement en rapport
le physiologique et le social, sur lesquels Mauss attirait l'attention
dès 1926, non point, sans doute, parce qu'il les aurait découverts,
mais comme un des premiers à souligner leur authenticité,
leur généralité, et surtout leur extraordinaire
importance pour la juste interprétation des rapports entre
l'individu et le groupe.
Le même souci, qui domine l'ethnologie contemporaine, du
rapport entre groupe et individu, inspire aussi la communication
sur les techniques du corps par laquelle se clôt ce volume.
En affirmant la valeur cruciale, pour les science de l'homme, d'une
étude de la façon dont chaque société
impose à l'individu un usage rigoureusement détermine
de son corps, Mauss annonce les plus actuelles préoccupations
de l'École anthropologique américaine, telle qu'elles
allaient s'exprimer dans les travaux de Ruth Benedict, Margaret
Mead, et de la plupart des ethnologue américains de la jeune
génération. C'est par l'intermédiaire de l'éducation
des besoins et des activités corporelles que la structure
sociale imprime sa marque sur le individus : "On exerce les
enfants… à dompter des réflexes. On inhibe des
peurs… on sélectionne des arrêts et de mouvements".
Cette recherche de la projection du social sur l'individuel doit
fouiller au plus profond des usage et des conduites ; dans ce domaine,
il n'y a rien de futile rien de gratuit, rien de superflu : "L'éducation
de l'enfant est pleine de ce qu'on appelle des détails, mais
qui son essentiels". Et encore : "Des foules de détails,
inobservé et dont il faut faire l'observation composent l'éducation
physique de tous les âges et des deux sexes".
Non seulement Mauss établit ainsi le plan de travail qui
sera, de façon prédominante, celui de l'ethnographie
moderne au cours de ces dix dernières années, mais
il aperçoit en même temps la conséquence la
plus significative de cette nouvelle orientation, c'est-à-dire
le rapprochement entre ethnologie et psychanalyse. Il fallait beau
coup de courage et de clairvoyance à un homme, issu d'une
formation intellectuelle et morale aussi pudique qui celle du néokantisme
qui régnait dans nos université : à la fin
du siècle dernier, pour partir, comme il le fait ici à
la découverte" d'états psychiques disparus de
nos enfances", produits de "contacts de sexes et de peaux",
et pour se rendre compte qu'il allait se trouver "en pleine
psychanalyse, probablement assez fondée ici". D'où
l'importance, pleinement aperçue par lui, du moment et des
modalités du sevrage et de la manière dont le bébé
est manié. Mauss entrevoit même une classification
des groupes humains en "gens à berceaux,. gens sans
berceaux". Il suffit de citer les noms et les recherches de
Margaret Mead, Ruth Benedict, Cora Du Bois, Clyde Kluckhohn, D.
Leighton, E. Erikson, K. Davis, J. Henry, etc., pour mesurer la
nouveauté de ces thèses, présentées
en 1934, c'est-à-dire l'année même où
paraissaient les Patterns of Culture, encore très éloignés
de cette position du problème et au moment où Margaret
Mead était en train d'élaborer sur le terrain, en
Nouvelle-Guinée, les principes d'une doctrine très
voisine, et dont on sait l'énorme influence qu'elle était
destinée à exercer.
A deux points de vue différents, Mauss reste d'ailleurs
en avance sur tous les développements ultérieurs.
En ouvrant aux recherches ethnologiques un nouveau territoire, celui
des techniques du corps, il ne se bornait pas à reconnaître
l'incidence de ce genre d'études sur le problème de
l'intégration culturelle : il soulignait aussi leur importance
intrinsèque. Or, à cet égard, rien n'a été
fait, ou presque. Depuis dix ou quinze ans, les ethnologues ont
consenti à se pencher sur certaines disciplines corporelles,
mais seulement dans la mesure où ils espéraient élucider
ainsi les mécanismes par lesquels le groupe modèle
les individus à son image. Personne, en vérité,
n'a encore abordé cette tâche immense dont Mauss soulignait
l'urgente nécessité, à savoir l'inventaire
et la description de tous les usages que les hommes, au cours de
l'histoire et surtout à travers le monde, ont fait et continuent
de faire de leurs corps. Nous collectionnons les produits de l'industrie
humaine ; nous recueillons des textes écrits ou oraux. Mais
les possibilités si nombreuses et variées dont est
susceptible cet outil, pourtant universel et placé à
la disposition de chacun, qu'est le corps de l'homme, nous continuons
à les ignorer, sauf celles. toujours partielles et limitées,
qui rentrent dans les exigences de notre culture particulière.
Pourtant, tout ethnologue ayant travaillé sur le terrain
sait que ces possibilités sont étonnamment variables
selon les groupes. Les seuils d'excitabilité, les limites
de résistance sont différents dans chaque culture.
L'effort "irréalisable", la douleur "intolérable",
le plaisir "inouï" sont moins fonction de particularités
individuelles que de critères sanctionnés par l'approbation
ou la désapprobation collectives. Chaque technique, chaque
conduite, traditionnellement apprise et transmise, se fonde sur
certaines synergies nerveuses et musculaires qui constituent de
véritables systèmes, solidaires de tout un contexte
sociologique. Cela est vrai des plus humbles techniques, comme la
production du feu par friction ou la taille d'outils de pierre par
éclatement ; et cela l'est bien davantage de ces grandes
constructions à la fois sociales et physiques que sont les
différentes gymnastiques (y compris la gymnastique chinoise,
si différente de la nôtre, et la gymnastique viscérale
des anciens Maori, dont nous ne connaissons presque rien), ou techniques
du souffle, chinoise et hindoue, ou encore exercices du cirque qui
constituent un très ancien patrimoine de notre culture et
dont nous abandonnons la préservation au hasard des vocations
individuelles et des traditions familiales.
Cette connaissance des modalités d'utilisation du corps
humain serait, pourtant, particulièrement nécessaire
à une époque où le développement des
moyens mécaniques à la disposition de l'homme tend
à le détourner de l'exercice et de l'application des
moyens corporels, sauf dans le domaine du sport, qui est une partie
importante, mais partie seulement des conduites envisagées
par Mauss, et qui est d'ailleurs variable selon les groupes. On
souhaiterait qu'une organisation internationale comme l'UNESCO tachât
à la réalisation d u programme tracé par Mauss
1 cette communication. Des Archives internationales des Techniques
corporelles, dressant l'inventaire de toutes les sensibilités
du corps humain et des méthodes d, apprentis et d'exercice
employées pour le montage de chaque t nique, représenteraient
une œuvre véritablement internationale : car il n'y
a pas, dans le monde, un seul groupe humain qui ne puisse apporter
à l'entreprise une contribution originale. Et de plus, il
s'agit là d'un patrimoine commun et immédiatement
accessible à l'humanité entière, dont l'origine
plonge au fond des millénaires, la valeur pratique reste
et restera toujours actuelle et la disposition générale
permettrait, mieux que d'autres moyens, parce que sous forme d'expériences
vécues, de rendre chaque homme sensible à la solidarité,
à la fois intellectuelle et physique, qui l'unit à
l'humanité tout entière. L'entreprise serait aussi
éminemment apte à contrecarrer les préjugés
de race, puisque, en face des conceptions racistes qui veulent voir
dans l'homme un produit de son corps, on montrerait au contraire
que c'est l'homme qui, toujours et partout, a su faire de son corps
un produit de ses techniques et de ses représentations.
Mais ce ne sont pas seulement des raisons morales et pratiques
qui continuent de militer en sa faveur. Elle apporterait des informations
d'une richesse insoupçonnée sur des migrations, des
contacts culturels ou des emprunts qui se situent dans un passé
reculé et que des gestes en apparence insignifiants, transmis
de génération en génération, et protégés
par leur insignifiance même, attestent souvent mieux que des
gisements archéologiques ou des monuments figurés.
La position de la main dans la miction chez l'homme, la préférence
pour se laver dans l'eau courante ou dans l'eau stagnante, toujours
vivante dans l'usage de fermer ou de laisser ouverte la bonde d'un
lavabo pendant que l'eau coule, etc., autant d'exemples d'une archéologie
des habitudes corporelles qui, dans l'Europe moderne (et à
plus forte raison ailleurs), fournirait à l'historien des
cultures des connaissances aussi précieuses que la préhistoire
ou la philologie.
Nul plus que Mauss, qui se plaisait à lire les limites
de l'expansion celtique dans la forme des pains à l'étalage
des boulangers, ne pouvait être sensible à cette solidarité
du passé et du présent, s'inscrivant dans les plus
humbles et les plus concrets de nos usages. Mais en soulignant l'importance
de la mort magique ou des techniques du corps, il pensait aussi
établir un autre type de solidarité, qui fournit son
thème principal à une troisième communication
publiée dans ce volume : Rapports réels et pratiques
de la Psychologie et de la Sociologie. Dans tous ces cas, on est
en présence d'un genre de faits "qu'il faudrait étudier
bien vite : de ceux où la nature sociale rejoint très
directement la nature biologique de l'homme" 4. Ce sont bien
là des faits privilégiés qui permettent d'attaquer
le problème des rapports entre sociologie et psychologie.
C'est Ruth Benedict qui a enseigné aux ethnologues et aux
psychologues contemporains que les phénomènes à
la description desquels ils s'attachent les uns et les autres sont
susceptibles d'être décrits dans un langage commun,
emprunté à la psychopathologie, ce qui constitue par
soi-même un mystère. Dix ans auparavant, Mauss s'en
était aperçu avec une lucidité si prophétique
que l'on peut imputer au seul abandon dans lequel ont été
laissées les sciences de l'homme dans notre pays que l'immense
domaine, dont l'entrée se trouvait ainsi repérée
et ouverte, ne fut pas aussitôt mis en exploitation. Dès
1924 en effet, s'adressant aux psychologues, et définissant
la vie sociale comme "un monde de rapports symboliques",
Mauss leur disait : "Tandis que vous ne saisissez ces cas de
symbolisme qu'assez rarement et souvent dans des séries de
faits anormaux, nous, nous en saisissons d'une façon constante
de très nombreux, et dans des séries immenses de faits
normaux". Toute la thèse des Pallerns of Culture est
anticipée dans cette formule, dont leur auteur n'a certainement
jamais eu connaissance ; et c'est dommage : car l'eussent-elles
connue avec les développements qui l'accompagnent, que Ruth
Benedict et son école se fussent plus aisément défendues
contre certains reproches qu'elles ont parfois mérités.
En s'attachant à définir un système de corrélations
entre la culture du groupe et le psychisme individuel, l'École
psychosociologique américaine risquait en effet de s'enfermer
dans un cercle. Elle s'était adressée à la
psychanalyse pour lui demander de signaler les interventions fondamentales
qui, expression de la culture du groupe, déterminent des
attitudes individuelles durables. Dès lors, ethnologues et
psychanalystes allaient être entraînés dans une
discussion interminable sur la primauté respective de chaque
facteur. Une société tient-elle ses caractères
institutionnels des modalités particulières de la
personnalité de ses membres, ou cette personnalité
s'explique-t-elle par certains aspects de l'éducation de
la petite enfance, qui sont, eux-mêmes, des phénomènes
d'ordre culturel ? Le débat devra rester sans issue, à
moins qu'on ne s'aperçoive que les deux ordres ne sont pas,
l'un par rapport à l'autre, dans une relation de cause à
effet (quelle que soit, d'ailleurs, la position respective qu'on
attribue à chacun) mais que la formulation psychologique
n'est qu'une traduction, sur le plan du psychisme individuel, d'une
structure proprement sociologique. C'est, d'ailleurs, ce que Margaret
Mead souligne très opportunément dans une publication
récente 5, en montrant que les tests de Rorschach, appliqués
à des indigènes, n'apprennent à l'ethnologue
rien qu'il ne connaisse déjà par des méthodes
d'investigation proprement ethnologiques, bien qu'ils puissent fournir
une utile traduction psychologique de résultats établis
de façon indépendante.
C'est cette subordination du psychologique au sociologique que
Mauss met utilement en lumière. Sans doute, Ruth Benedict
n'a jamais prétendu ramener des types de cultures à
des troubles psycho-pathologiques, et encore moins expliquer les
premiers par les seconds. Mais il était tout de même
imprudent d'utiliser une terminologie psychiatrique pour caractériser
des phénomènes sociaux, alors que le rapport véritable
s'établirait plutôt dans l'autre sens. Il est de la
nature de la société qu'elle s'exprime symboliquement
dans ses coutumes et dans ses institutions ; au contraire, les conduites
individuelles normales ne sont jamais symboliques par elles-mêmes
: elles sont les éléments à partir desquels
un système symbolique, qui ne peut être que collectif,
se construit. Ce sont seulement les conduites anormales qui, parce
que désocialisées et en quelque sorte abandonnées
à elles-mêmes, réalisent, sur le plan individuel,
l'illusion d'un symbolisme autonome. Autrement dit, les conduites
individuelles anormales, dans un groupe social donné, atteignent
au symbolisme, mais sur un niveau inférieur et, si l'on peut
dire, dans un ordre de grandeur différent et réellement
incommensurable à celui dans lequel s'exprime le groupe.
Il est donc à la fois naturel et fatal que, symboliques d'une
part et traduisant de l'autre (par définition) un système
différent de celui du groupe, les conduites psycho-pathologiques
individuelles offrent à chaque société une
sorte d'équivalent, doublement amoindri (parce que individuel
et parce que pathologique) de symbolismes différents du sien
propre, tout en étant vaguement évocateurs de formes
normales et réalisées à l'échelle collective.
Peut-être pourrait-on aller plus loin encore. Le domaine
du pathologique ne se confond jamais avec le domaine de l'individuel,
puisque les différents types de troubles se rangent en catégories,
admettent une classification et que les formes prédominantes
ne sont pas les mêmes selon les sociétés, et
selon tel ou tel moment de l'histoire d'une même société.
La réduction du social au psychologique, tentée par
certains par l'intermédiaire de la psychopathologie, serait
encore plus illusoire que nous ne l'avons admis jusqu'à présent,
si l'on devait reconnaître que chaque société
possède ses formes préférées de troubles
mentaux et que ceux-ci ne sont pas, moins que les formes normales,
fonction d'un ordre collectif que l'exception même ne laisse
pas indifférent.
Dans son mémoire sur la magie, sur lequel nous reviendrons
plus loin, et dont il faut considérer la date pour le juger
avec équité, Mauss note que, si "la simulation
du magicien est du même ordre que celle qu'on constate dans
les états de névroses", il n'en est pas moins
vrai que les catégories où se recrutent les sorciers
: "infirmes, extatiques, nerveux et forains, forment en réalité
des espèces de classes sociales". Et il ajoute : "Ce
qui leur donne des vertus magiques, ce n'est pas tant leur caractère
physique individuel que l'attitude prise par la société
à l'égard de tout leur genre". Il pose ainsi
un problème qu'il ne résout pas, mais que nous pouvons
essayer d'explorer à sa suite.
Il est commode de comparer le shaman en transe ou le protagoniste
d'une scène de possession à un névrosé.
Nous l'avons fait nous-même 6 et le parallèle est légitime
en ce sens que, dans les deux types d'états, interviennent
vraisemblablement des éléments communs. Néanmoins,
des restrictions s'imposent : en premier lieu, nos psychiatres mis
en présence de documents cinématographiques relatifs
à des danses de possession, se déclarent incapables
de ramener ces conduites à l'une quelconque des formes de
névroses qu'ils ont coutume d'observer. D'autre part et surtout,
les ethnographes en contact avec des sorciers, ou avec des possédés
habituels ou occasionnels, contestent que ces individus, à
tous égards normaux en dehors des circonstances socialement
définies où ils se livrent à leurs manifestations,
puissent être considérés comme des malades.
Dans les sociétés à séances de possession,
la possession est une conduite ouverte à tous, les modalités
en sont fixées par la tradition, la valeur en est sanctionnée
par la participation collective. Au nom de quoi affirmerait-on que
des individus correspondant à la moyenne de leur groupe,
disposant dans les actes de la vie courante de tous leurs moyens
intellectuels et physiques, et manifestant occasionnellement une
conduite significative et approuvée, devraient être
traités comme des anormaux ?
La contradiction que nous venons d'énoncer peut se résoudre
de deux façons différentes. Ou les conduites décrites
sous le nom de "transe" et de "possession" n'ont
rien à voir avec celles que, dans notre propre société,
nous appelons psycho-pathologiques ; ou on peut les considérer
comme étant du même type, et c'est alors la connexion
avec des états pathologiques qui doit être considérée
comme contingente et comme résultant d'une condition particulière
à la société où nous vivons. Dans ce
dernier cas, on serait en présence d'une deuxième
alternative : soit que les prétendues maladies mentales,
en réalité étrangères à la médecine,
doivent être considérées comme des incidences
sociologiques sur la conduite d'individus que leur histoire et leur
constitution personnelles ont partiellement dissociés du
groupe ; soit qu'on reconnaisse chez ces malades la présence
d'un état vraiment pathologique, mais d'origine physiologique,
et qui créerait seulement un terrain favorable, ou, si l'on
veut", sensibilisateur", à certaines conduites
symboliques qui continueraient de relever de la seule interprétation
sociologique.
Nous n'avons pas besoin d'ouvrir un semblable débat ; si
l'alternative a été rapidement évoquée,
c'est seulement pour montrer qu'une théorie purement sociologique
des troubles mentaux (ou de ce que nous considérons comme
tels) pourrait être élaborée sans crainte de
voir un jour les physiologistes découvrir un substrat biochimique
des névroses. Même dans cette hypothèse, la
théorie resterait valide. Et il est relativement aisé
d'en imaginer l'économie. Toute culture peut être considérée
comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang
desquels se placent le langage, les règles matrimoniales,
les rapports économiques, l'art, la science, la religion.
Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects
de la réalité physique et de la réalité
sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité
entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes
entretiennent les uns avec les autres. Qu'ils n'y puissent jamais
parvenir de façon intégralement satisfaisante, et
surtout équivalente, résulte d, abord des conditions
de fonctionnement propres à chaque système : ils restent
toujours incommensurables ; et ensuite, de ce que l'histoire introduit
dans ces systèmes des éléments allogènes,
détermine des glissements d'une société vers
une autre, et des inégalités dans le rythme relatif
d'évolution de chaque système particulier. Du fait,
donc, qu'une société est toujours donnée dans
le temps et dans l'espace, donc sujette à l'incidence d'autres
sociétés et d'états antérieurs de son
propre développement ; du fait aussi que, même dans
une société théorique qu'on imaginerait sans
relation avec aucune autre, et sans dépendance vis-à-vis
de son propre passé, les différents systèmes
de symboles dont l'ensemble constitue la culture ou civilisation
resteraient irréductibles entre eux (la traduction d'un système
dans un autre étant conditionnée par l'introduction
de constantes qui sont des valeurs irrationnelles), il résulte
qu'aucune société n'est jamais intégralement
et complètement symbolique ; ou, plus exactement, qu'elle
ne parvient jamais à offrir à tous ses membres, et
au même degré, le moyen de s'utiliser pleinement à
l'édification d'une structure symbolique qui, pour la pensée
normale, n'est réalisable que sur le plan de la vie sociale.
Car c'est, à proprement parler, celui que nous appelons sain
d'esprit qui s'aliène, puisqu'il consent à exister
dans un monde définissable seulement par la relation de moi
et d'autrui 7. La santé de l'esprit individuel implique la
participation à la vie sociale, comme le refus de s'y prêter
(mais encore selon des modalités qu'elle impose) correspond
à l'apparition des troubles mentaux.
Une société quelconque est donc comparable à
un univers où des masses discrètes seulement seraient
hautement structurées. Dans toute société donc,
il serait inévitable qu'un pourcentage (d'ailleurs variable)
d'individus se trouvent placés, si l'on peut dire, hors système
ou entre deux ou plusieurs systèmes irréductibles.
A ceux-là, le groupe demande, et même impose, de Figurer
certain es formes de compromis irréalisables sur le plan
collectif, de feindre des transitions imaginaires, d'incarner des
synthèses incompatibles. Dans toutes ces conduites en apparence
aberrantes, les "malades" ne font donc que transcrire
un état du groupe et rendre manifeste telle ou telle de ses
constantes. Leur position périphérique par rapport
à un système local n'empêche pas qu'au même
titre que lui, ils ne soient partie intégrante du système
total. Plus exactement, s'ils n'étaient pas ces témoins
dociles, le système total risquerait de se désintégrer
dans ses systèmes locaux. On peut donc dire que pour chaque
société, le rapport entre conduites normales et conduites
spéciales est complémentaire. Cela est évident
dans le cas du shamanisme et de la possession ; mais ce ne serait
pas moins vrai de conduites que notre propre société
refuse de grouper et de légitimer en vocations, tout en abandonnant
le soin de réaliser un équivalent statistique à
des individus sensibles (pour des raisons historiques, psychologiques,
sociologiques ou physiologiques, peu importe) aux contradictions
et aux lacunes de la structure sociale.
Nous voyons bien comment et pourquoi un sorcier est un élément
de l'équilibre social ; la même constatation s'impose
pour les danses ou cérémonies à possession
8. Mais si notre hypothèse est exacte, il s'ensuivrait que
les formes de troubles mentaux caractéristiques de chaque
société, et le pourcentage des individus qui en sont
affectés, sont un élément constitutif du type
particulier d'équilibre qui lui est propre. Dans une remarquable
et récente étude, après avoir remarqué
qu'aucun shaman n'est, dans la vie quotidienne, un individu "anormal"
névrosé ou paranoïaque ; sans quoi il serait
considéré comme un fou, et non comme un shaman",
Nadel maintient qu'il existe une relation entre les troubles pathologiques
et les conduites shamanistiques ; mais qui consiste moins dans une
assimilation des secondes aux premiers, que dans la nécessité
de définir les premiers en fonction des secondes. Précisément
parce que les conduites shamanistiques sont normales, il résulte
que, dans les sociétés à shamans, peuvent rester
normales certaines conduites qui, ailleurs, seraient considérées
comme (et seraient effectivement) pathologiques. Une étude
comparative de groupes shamanistiques et non-shamanistiques, dans
une aire géographique restreinte, montre que le shamanisme
pourrait jouer un double rôle vis-à-vis des dispositions
psychopathiques : les exploitant d'une part, mais de l'autre, les
canalisant et les stabilisant. Il semble, en effet, que, sous l'influence
du contact avec la civilisation, la fréquence des psychoses
et des névroses tende à s'élever dans les groupes
sans shamanisme, tandis que dans les autres, c'est le shamanisme
lui-même qui se développe, mais sans accroissement
des troubles mentaux 9. On voit donc que les ethnologues qui prétendent
dissocier complètement certains rituels de tout contexte
psycho-pathologique sont inspirés d'une bonne volonté
un peu timorée. L'analogie est manifeste, et les rapports
sont peut-être même susceptibles de mesure. Cela ne
signifie pas que les sociétés dites primitives se
placent sous l'autorité de fous ; mais plutôt que nous-mêmes
traitons à l'aveugle des phénomènes sociologiques
comme s'ils relevaient de la pathologie, alors qu'ils n'ont rien
à voir avec elle, ou tout au moins, que les deux aspects
doivent être rigoureusement dissociés. En fait, c'est
la notion même de maladie mentale qui est en cause. Car si,
comme l'affirme Mauss, le mental et le social se confondent, il
y aurait absurdité, dans les cas où social et physiologique
sont directement en contact, à appliquer à l'un des
deux ordres une notion (comme celle de maladie) qui n'a de sens
que dans l'autre.
En nous livrant a une excursion, que d'aucuns jugeront sans doute
imprudente, jusqu'aux plus extrêmes confins de la pensée
de Mauss et peut-être même au-delà, nous n'avons
voulu que montrer la richesse et la fécondité des
thèmes qu'il offrait à la méditation de ses
lecteurs ou auditeurs. A cet égard, sa revendication du symbolisme
comme relevant intégralement des disciplines sociologiques
a pu être, comme chez Durkheim, imprudemment formulée
: car, dans la communication sur les Rapports de la Psychologie
et de la Sociologie, Mauss croit encore possible d'élaborer
une théorie sociologique du symbolisme, alors qu'il faut
évidemment chercher une origine symbolique de la société.
Plus nous refuserons à la psychologie une compétence
s'exerçant à tous les niveaux de la vie mentale, plus
nous devrons nous incliner devant elle comme seule capable (avec
la biologie) de rendre compte de l'origine des fonctions de base.
Il n'en est pas moins vrai que toutes les illusions qui s'attachent
aujourd'hui à la notion de "personnalité modale"
ou de "caractère national", avec les cercles vicieux
qui en découlent, tiennent à la croyance que le caractère
individuel est symbolique par lui-même, alors que, comme Mauss
nous en avertissait (et les phénomènes psycho-pathologiques
exceptés) il ne fournit que la matière première,
ou les éléments, d'un symbolisme qui nous l'avons
vu plus haut même sur le plan du groupe, ne parvient jamais
à se parachever. Pas plus sur le plan du normal que sur celui
du pathologique, l'extension au psychisme individuel des méthodes
et des procédés de la psychanalyse ne peuvent donc
parvenir à fixer l'image de la structure sociale, grâce
à un miraculeux raccourci qui permettrait à l'ethnologie
de s'éviter elle-même.
Le psychisme individuel ne reflète pas le groupe ; encore
moins le préforme-t-il. On aura très suffisamment
légitimé la valeur et l'importance des études
qui se poursuivent aujourd'hui dans cette direction en reconnaissant
qu'il le complète. Cette complémentarité entre
psychisme individuel et structure sociale fonde la fertile collaboration
réclamée par Mauss, qui s'est réalisée
entre ethnologie et psychologie ; mais cette collaboration ne restera
valable que si la première discipline continue à revendiquer,
pour la description et l'analyse objective des coutumes et des institutions,
une place que l'approfondissement de leurs incidences subjectives
peut consolider, sans parvenir jamais à la faire passer au
second plan.
Notes
1 Ce texte constitue l' "Introduction à l'œuvre
de M. Mauss" de Claude Lévi-Strauss, présentée
dans Marcel Mauss; Sociologie et anthropologie, PUF, 1989.
2 C. Lévi-Strauss, La Sociologie française, in La
Sociologie au XXe Siècle, Presses Universitaires de France,
1947, vol. 2 (Twenlielh Century Sociology, New York, 1946, chap.
XVII).
3 W. B. Cannon", Voodoo" Death, American Anthropologist,
n. s., vol. 44, 1942.
4 Pour cet aspect de la pensée de Mauss, le lecteur aura
intérêt à se reporter à deux autres articles,
non inclus dans le présent volume : Salutations par le Rire
et les Larmes, Journal de Psychologie, 1922 ; L'expression obligatoire
des Sentiments, ibid., même date.
5 M. Mead, The Mountain Arapesh, v. American Museum of Natural History,
Anthropological Papers, vol. 41, Part. 3, New York, 1949, p. 388.
6 Le Sorcier et sa magie, Les Temps modernes, mars 1949.
7 Telle est bien, nous semble-t-il, la conclusion qui se dégage
de la profonde étude du Dr Jacques Lacan, L'Agressivité
en Psychanalyse, Revue française de Psychanalyse, n°
3, juillet-septembre 1948.
8 Michel Leiris, Martinique, Guadeloupe, Haïti, Les Temps modernes,
n° 52, février 1950, p. 1352-1354.
9 S. F. Nadel, Shamanism in the Nuba Mountains, Journal of the Royal
Anthropological Institute, vol. LXXVI, Part. 1, 1946 (publié
en 1949).
Introdution à l'œuvre de M. Mauss
2e partie
http://www.chez.com/sociol/socio/autob/mauss1.htm
Tels sont, nous semble-t-il, les points essentiels sur lesquels
les trois essais : Psychologie et Sociologie, L'Idée de Mort
et Les Techniques du Corps peuvent toujours utilement diriger la
réflexion. Les trois autres qui complètent ce volume
(et même en occupent la majeure partie) : Théorie générale
de la Magie, Essai sur le don et Notion de Personne 10, mettent
en présence d'un autre et plus décisif encore aspect
de la pensée de Mauss, qui fût mieux ressorti si l'on
eût pu jalonner les vingt années qui séparent
la Magie du Don de quelques points de repère : L'Art et le
Mythe 11 ; Anna-Virâj 12 ; Origine de la Notion de Monnaie
13 ; Dieux Ewhe de la Monnaie et du Change 14 ;Une Forme archaïque
de Contrat chez les Thraces 15 ; Commentaires sur un Texte de Posidonius
16 ; et si le capital Essai sur le dons eût été
accompagné des textes qui témoignent de la même
orientation : De quelques Formes primitives de Classification (en
collaboration avec Durkheim) 17 ; Essai sur les Variations saisonnières
des Sociétés eskimo 18 Gift, Gifl 19 ; Parentés
à Plaisanteries 20 ;Wette, Wedding 21 ; Biens masculins et
féminins en Droit celtique 22 ; Les Civilisations 23 ; Fragment
d'un Plan de Sociologie générale descriptive 24.
En effet, et bien que l'Essai sur le don soit, sans contestation
possible, le chef-d'oeuvre de Mauss, son ouvrage le plus justement
célèbre et celui dont l'influence a été
la plus profonde, on commettrait une grave erreur en l'isolant du
reste. C'est l'Essai sur le don qui a introduit et imposé
la notion de fait social total ; mais on aperçoit sans peine
comment cette notion se relie aux préoccupations, différentes
en apparence seulement, que nous avons évoquées au
cours des paragraphes précédents.
On pourrait même dire qu'elle les commande, puisque, comme
elles mais de façon plus inclusive et systématique,
elle procède du même souci de définir la réalité
sociale mieux encore : de définir le social comme la réalité.
Or,,
le social n'est réel qu'intégré en système,
et c'est là un premier aspect de la notion de fait total
: "Après avoir forcément un peu trop divisé
et abstrait, il faut que les sociologues s'efforcent de recomposer
le tout". Mais le fait total ne réussit pas à
être tel par simple réintégration des aspects
discontinus : familial, technique, économique, juridique,
religieux, sous l'un quelconque desquels on pourrait être
tenté de l'appréhender exclusivement. Il faut aussi
qu'il s'incarne dans une expérience individuelle, et cela
à deux points de vue différents : d'abord dans une
histoire individuelle qui permette d'observer le comportement d'êtres
totaux, et non divisés en facultés ; ensuite dans
ce qu'on aimerait appeler (en retrouvant le sens archaïque
d'un terme dont l'application au cas présent est évidente),
une anthropologie, c'est-à-dire un système d'interprétation
rendant simultanément compte des aspects physique, physiologique,
psychique et sociologique de toutes les conduites : "La seule
étude de ce fragment de notre vie qui est notre vie en société
ne suffit pas".
Le fait social total se présente donc avec un caractère
tridimensionnel. Il doit faire coïncider la dimension proprement
sociologique avec ses multiples aspects synchroniques ; la dimension
historique, ou diachronique ; et enfin la dimension physio-psychologique.
Or, c'est seulement chez des individus que ce triple rapprochement
peut prendre place. Si l'on s'attache à cette "étude
du concret qui est du complet", on doit nécessairement
s'apercevoir que "ce qui est vrai, ce n'est pas la prière
ou le droit, mais le Mélanésien de telle ou telle
île, Rome, Athènes".
Par conséquent, la notion de fait total est en relation
directe avec le double souci, qui nous était apparu seul
jusqu'à présent, de relier le social et l'individuel
d'une part, le physique (ou physiologique) et le psychique de l'autre.
Mais nous en comprenons mieux la raison, qui est elle-même
double : d'une part, c'est seulement au terme de toute une série
de réductions qu'on sera en possession du fait total, lequel
comprend : 1° différentes modalités du social
(juridique, économique, esthétique, religieux, etc.
) ; 2° différents moments d'une histoire individuelle
(naissance, enfance, éducation, adolescence, mariage, etc.
) ; 3° différentes formes d'expression, depuis des phénomènes
physiologiques comme des réflexes, des sécrétions,
des ralentissements et des accélérations, jusqu'à
des catégories inconscientes et des représentations
conscientes, individuelles ou collectives. Tout cela est bien, en
un sens, social, puisque c'est seulement sous forme de fait social
que ces éléments de nature si diverse peuvent acquérir
une signification globale et devenir une totalité. Mais l'inverse
est également vrai : car la seule garantie que nous puissions
avoir qu'un fait total corresponde à la réalité,
au lieu d'être l'accumulation arbitraire de détails
plus ou moins véridiques, est qu'il soit saisissable dans
une expérience concrète d'abord, d'une société
localisée dans l'espace ou le temps", Rome, Athènes";
mais aussi d'un individu quelconque de l'une quelconque de ces sociétés",
le Mélanésien de telle ou telle île". Donc,
il est bien vrai qu'en un sens, tout phénomène psychologique
est un phénomène sociologique, que le mental s'identifie
avec le social. Mais, dans un autre sens, tout se renverse : la
preuve du social, elle, ne peut être que mentale ; autrement
dit, nous ne pouvons jamais être sûrs d'avoir atteint
le sens et la fonction d'une institution, si nous ne sommes pas
en mesure de revivre son incidence sur une conscience individuelle.
Comme cette incidence est une partie intégrante de l'institution,
toute interprétation doit faire coïncider l'objectivité
de l'analyse historique ou comparative avec la subjectivité
de l'expérience vécue. En poursuivant ce qui nous
était apparu comme une des orientations de la pensée
de Mauss, nous étions parvenu tout à l'heure à
l'hypothèse d'une complémentarité entre le
psychique et le social. Cette complémentarité n'est
pas statique, comme le serait celle des deux moitiés d'un
puzzle, elle est dynamique et provient de ce que le psychique est
à la fois simple élément de signification pour
un symbolisme qui le déborde, et seul moyen de vérification
d une réalité dont les aspects multiples ne peuvent
être saisis sous forme de synthèse en dehors de lui.
Il y a donc beaucoup plus, dans la notion de fait social total,
qu'une recommandation à l'adresse des enquêteurs, pour
qu'ils ne manquent pas de mettre en rapport les techniques agricoles
et le rituel, ou la construction du canot, la forme de l'agglomération
familiale et les règles de distribution des produits de la
pêche. Que le fait social soit total ne signifie pas seulement
que tout ce qui est observé fait partie de l'observation
; mais aussi, et surtout, que dans une science où l'observateur
est de même nature que son objet, l'observateur est lui-même
une partie de son observation. Nous ne faisons pas ainsi allusion
aux modifications que l'observation ethnologique apporte inévitablement
au fonctionnement de la société où elle s'exerce,
car cette difficulté n'est pas propre aux sciences sociales
;elle intervient partout où l'on se propose de faire des
mesures fines, c'est-à-dire où l'observateur (lui-même,
ou ses moyens d'observation) sont du même ordre de grandeur
que l'objet observé. D'ailleurs, ce sont les physiciens qui
l'ont mise en évidence, et non les sociologues auxquels elle
s'impose seulement de la même façon. La situation particulière
des sciences sociales est d'une autre nature, qui tient au caractère
intrinsèque de son objet d'être à la fois objet
et sujet, ou, pour parler le langage de Durkheim et de Mauss",
chose" et "représentation". Sans doute pourrait-on
dire que les sciences physiques et naturelles se trouvent dans le
même cas, puisque tout élément du réel
est un objet, mais qui suscite des représentations, et qu'une
explication intégrale de l'objet devrait rendre compte simultanément
de sa structure propre, et des représentations par l'intermédiaire
desquelles nous appréhendons ses propriétés.
En théorie, cela est vrai : une chimie totale devrait nous
expliquer, non seulement la forme et la distribution des molécules
de la fraise, mais comment une saveur unique résulte de cet
arrangement. Cependant, l'histoire prouve qu'une science satisfaisante
n'a pas besoin d'aller aussi loin et qu'elle peut, pendant des siècles,
et éventuellement des millénaires (puisque nous ignorons
quand elle y parviendra ) progresser dans la connaissance de son
objet à l'abri d'une distinction éminemment instable,
entre des qualités propres à l'objet, qu'on cherche
seules à expliquer, et d'autres qui sont fonction du sujet
et dont la considération peut être laissée de
côté.
Quand Mauss parle de faits sociaux totaux, il implique au contraire
(si nous l'interprétons correctement) que cette dichotomie
facile et efficace est interdite au sociologue, ou tout au moins,
qu'elle ne pouvait correspondre qu'à un état provisoire
et fugitif du développement de sa science. Pour comprendre
convenablement un fait social, il faut l'appréhender totalement,
c'est-à-dire du dehors comme une chose, mais comme une chose
dont fait cependant partie intégrante l'appréhension
subjective (consciente et inconsciente) que nous en prendrions si,
inéluctablement hommes, nous vivions le fait comme indigène
au lieu de l'observer comme ethnographe. Le problème est
de savoir comment il est possible de réaliser cette ambition,
qui ne consiste pas seulement à appréhender un objet,
simultanément, du dehors et du dedans, mais qui demande bien
davantage : car il faut que l'appréhension interne (celle
de l'indigène, ou tout au moins celle de l'observateur revivant
l'expérience indigène) soit transposée dans
les termes de l'appréhension externe, fournissant certains
éléments d'un ensemble qui, pour être valide,
doit se présenter de façon systématique et
coordonnée.
La tâche serait irréalisable si la distinction répudiée
par les sciences sociales entre l'objectif et le subjectif était
aussi rigoureuse que doit l'être la même distinction,
quand elle est provisoirement admise par les sciences physiques.
Mais précisément, ces dernières s'inclinent
temporairement devant une distinction qu'elles veulent rigoureuse,
tandis que les sciences sociales repoussent définitivement
une distinction qui, chez elles, ne saurait être que floue.
Qu'entendons-nous par là ? C'est que, dans la mesure même
où la distinction théorique est impossible, elle peut
être poussée beaucoup plus loin dans la pratique, jusqu'à
rendre un de ses termes négligeable, au moins par rapport
à l'ordre de grandeur de l'observation. Une fois posée
la distinction entre objet et sujet, le sujet lui-même peut
à nouveau se dédoubler de la même façon,
et ainsi de suite, de façon illimitée, sans être
jamais réduit à néant. L'observation sociologique,
condamnée, semble-t-il, par l'insurmontable antinomie que
nous avons dégagée au paragraphe précédent,
s'étire grâce à la capacité du sujet
de s'objectiver indéfiniment, c'est-à-dire (sans parvenir
jamais à s'abolir comme sujet) de projeter au dehors des
fractions toujours décroissantes de soi. Théoriquement
au moins, ce morcellement n'a pas de limite, sinon d'impliquer toujours
l'existence des deux termes comme condition de sa possibilité.
La place éminente de l'ethnographie dans les sciences de
l'homme, qui explique le rôle qu'elle joue déjà
dans certains pays, sous le nom d'anthropologie sociale et culturelle,
comme inspiratrice d'un nouvel humanisme, provient de ce qu'elle
présente sous une forme expérimentale et concrète
ce processus illimité d'objectivation du sujet, qui, pour
l'individu, est si difficilement réalisable. Les milliers
de sociétés qui existent ou ont existé à
la surface de la terre sont humaines, et à ce titre nous
y participons de façon subjective : nous aurions pu y naître
et pouvons donc chercher à les comprendre comme si nous y
étions nés. Mais en même temps, leur ensemble,
par rapport à l'une quelconque d'entre elles, atteste la
capacité du sujet de s'objectiver dans des proportions pratiquement
illimitées, puisque cette société de référence,
qui ne constitue qu'une infime fraction du donné, est elle-même
toujours exposée à se subdiviser en deux sociétés
différentes, dont une irait rejoindre la masse énorme
de ce qui, pour l'autre, est et sera toujours objet, et ainsi de
suite indéfiniment. Toute société différente
de la nôtre est objet, tout groupe de notre propre société,
autre que celui dont nous relevons, est objet, tout usage de ce
groupe même, auquel nous n'adhérons pas, est objet.
Mais cette série illimitée d'objets, qui constitue
l'Objet de l'ethnographie, et que le sujet devrait arracher douloureusement
de lui si la diversité, les moeurs et des coutumes ne le
mettait en présence d'un morcellement opéré
d'avance, jamais la cicatrisation historique ou géographique
ne saurait lui faire oublier (au risque d'anéantir le résultat
de ses efforts) qu'ils procèdent de lui, et que leur analyse,
la plus objectivement conduite, ne saurait manquer de les réintégrer
dans la subjectivité.
Le risque tragique qui guette toujours l'ethnographe, lancé
dans cette entreprise d'identification, est d'être la victime
d'un malentendu ; c'est-à-dire que l'appréhension
subjective à laquelle il est parvenu ne présente avec
celle de l'indigène aucun point commun, en dehors de sa subjectivité
même. Cette difficulté serait insoluble, les subjectivité
étant, par hypothèse, incomparables et incommunicables,
si l'opposition entre moi et autrui ne pouvait être surmontée
sur un terrain, qui est aussi celui où l'objectif et le subjectif
se rencontrent, nous voulons dire l'inconscient. D'une part, en
effet, les lois de l'activité inconsciente sont toujours
en dehors de l'appréhension subjective (nous pouvons en prendre
conscience, mais comme objet) ; et de l'autre, pourtant, ce sont
elles qui déterminent les modalités de cette appréhension.
Il n'est donc pas étonnant que Mauss, pénétré
de la nécessité d'une étroite collaboration
entre sociologie et psychologie, ait constamment fait appel à
l'inconscient comme fournissant le caractère commun et spécifique
des faits sociaux : "En magie comme en religion comme en linguistique,
ce sont les idées inconscientes qui agissent". Et dans
ce même mémoire sur la magie, d'où la citation
précédente est extraite, on assiste à un effort,
sans doute encore indécis, pour formuler les problèmes
ethnologiques autrement qu'à l'aide des" catégories
rigides et abstraites de notre langage et de notre raison",
en termes d'une "psychologie non intellectualiste" étrangère
à nos "entendements d'adultes européens",
où l'on aurait tout à fait tort de discerner un accord
anticipé avec le prélogisme de Lévy-Bruhl,
que Mauss ne devait jamais accepter. Il faut plutôt en rechercher
le sens dans la tentative qu'il a lui-même faite, à
propos de la notion de mana, pour atteindre une sorte de "quatrième
dimension" de l'esprit, un plan sur lequel se confondraient
les notions de "catégorie inconsciente" et de "catégorie
de la pensée collective".
Mauss voyait donc juste quand il constatait dès 1902 qu'"en
somme, dès que nous en arrivons à la représentation
des propriétés magiques, nous sommes en présence
de phénomènes semblables à ceux du langage".
Car c'est la linguistique, et plus particulièrement la linguistique
structurale, qui nous a familiarisés depuis lors avec l'idée
que les phénomènes fondamentaux de la vie de l'esprit,
ceux qui la conditionnent et déterminent ses formes les plus
générales, se situent à l'étage de la
pensée inconsciente. L'inconscient serait ainsi le terme
médiateur entre moi et autrui. En approfondissant ses données,
nous ne nous prolongeons pas, si l'on peut dire, dans le sens de
nous-mêmes : nous rejoignons un plan qui ne nous paraît
pas étranger parce qu'il recèle notre moi le plus
secret ;mais (beaucoup plus normalement) parce que, sans nous faire
sortir de nous-même, il nous met en coïncidence avec
des formes d'activité qui sont à la fois nôtres
et autres, conditions de toutes les vies mentales de tous les hommes
et de tous les temps. Ainsi, l'appréhension (qui ne peut
être qu'objective) des formes inconscientes de l'activité
de l'esprit conduit tout de même à la subjectivation
;puisqu'en définitive, c'est une opération du même
type qui, dans la psychanalyse, permet de reconquérir à
nous-mêmes notre moi le plus étranger, et, dans l'enquête
ethnologique, nous fait accéder au plus étranger des
autrui comme à un autre nous. Dans les deux cas, c'est le
même problème qui se pose, celui d'une communication
cherchée, tantôt entre un moi subjectif et un moi objectivant,
tantôt entre un moi objectif et un autre subjectif. Et, dans
les deux cas aussi, la recherche la plus rigoureusement positive
des itinéraires inconscients de cette rencontre, tracés
une fois pour toutes dans la structure innée de l'esprit
humain et dans l'histoire particulière et irréversible
des individus ou des groupes, est la condition du succès.
Le problème ethnologique est donc, en dernière analyse,
un problème de communication ; et cette constatation doit
suffire à séparer radicalement la voie suivie par
Mauss, en identifiant inconscient et collectif de celle de Jung,
qu'on pourrait être tenté de définir pareillement.
Car ce n'est pas la même chose de définir l'inconscient
comme une catégorie de la pensée collective ou de
le distinguer en secteurs, selon le caractère individuel
ou collectif du contenu qu'on lui prête. Dans les deux cas,
on conçoit l'inconscient comme un système symbolique
; mais pour Jung, l'inconscient ne se réduit pas au système
: il est tout plein de symboles, et même de choses symbolisées
qui lui forment une sorte de substrat. Ou ce substrat est inné
: mais sans hypothèse théologique, il est inconcevable
que le contenu de l'expérience la précède,
ou il est acquis : or, le problème de l'hérédité
d'un inconscient acquis ne serait pas moins redoutable que celui
des caractères biologiques acquis. En fait, il ne s'agit
pas de traduire en symboles un donné extrinsèque,
mais de réduire à leur nature de système symbolique
des choses qui n'y échappent que pour s'incommunicabiliser.
Comme le langage, le social est une réalité autonome
(la même, d'ailleurs) ; les symboles sont plus réels
que ce qu'ils symbolisent, le signifiant précède et
détermine le signifié. Nous retrouverons ce problème
à propos du mana.
Le caractère révolutionnaire de l'Essai sur le don
est de nous engager sur cette voie. Les faits qu'il met en lumière
ne constituent pas des découvertes. Deux ans auparavant,
M. Davy avait analysé et discuté le potlatch sur la
base des enquêtes de Boas et de Swanton, dont Mauss lui-même
s'était attaché à souligner l'importance dans
son enseignement dès avant 1914 ; et tout l'Essai sur le
don émane, de la façon la plus directe, des Argonauts
of Western Pacific que Malinowski avait publiés deux ans
auparavant aussi, et qui devaient, indépendamment, le conduire
à des conclusions très voisines de celles de Mauss
25 ; parallélisme qui inciterait à regarder les indigènes
mélanésiens eux-mêmes comme les véritables
auteurs de la théorie moderne de la réciprocité.
D'où vient donc le pouvoir extraordinaire de ces pages désordonnées,
qui ont encore quelque chose du brouillon, où se juxtaposent
de façon si curieuse les notations impressionnistes et, comprimée
le plus souvent dans un appareil critique qui écrase le texte,
une érudition inspirée, qui semble glaner au hasard
des références américaines, indiennes, celtiques,
grecques ou océaniennes, mais toujours également probantes
? Peu de personnes ont pu lire l'Essai sur le don sans ressentir
toute la gamme des émotions si bien décrites par Malebranche
évoquant sa première lecture de Descartes : le coeur
battant, la tête bouillonnante, et l'esprit envahi d'une certitude
encore indéfinissable, mais impérieuse, d'assister
à un événement décisif de l'évolution
scientifique.
Mais c'est que, pour la première fois dans l'histoire de
la pensée ethnologique, un effort était fait pour
transcender l'observation empirique et atteindre des réalités
plus profondes. Pour la première fois, le social cesse de
relever du domaine de la qualité pure : anecdote, curiosité,
matière à description moralisante ou à comparaison
érudite et devient un système, entre les parties duquel
on peut donc découvrir des connexions, des équivalences
et des solidarités. Ce sont d'abord les produits de l'activité
sociale : technique, économique, rituelle, esthétique
ou religieuse outils, produits manufacturés, produits alimentaires,
formules magiques, ornements, chants, danses et mythes qui sont
rendus comparables entre eux par ce caractère commun que
tous possèdent d'être transférables, selon des
modalités qui peuvent être analysées et classées
et qui, même quand elles paraissent inséparables de
certains types de valeurs, sont réductibles à des
formes plus fondamentales, celles-là générales.
Ils ne sont, d'ailleurs, pas seulement comparables, mais souvent
substituables, dans la mesure où des valeurs différentes
peuvent se remplacer dans la même opération. Et surtout,
ce sont les opérations elles-mêmes, aussi diverses
qu'elles puissent paraître à travers les événements
de la vie sociale : naissance, initiation, mariage, contrat, mort
ou succession ; et aussi arbitraires par le nombre et la distribution
des individus qu'elles mettent en cause, comme récipiendaires,
intermédiaires ou donateurs, qui autorisent toujours une
réduction à un plus petit nombre d'opérations,
de groupes ou de personnes, où l'on ne retrouve plus, en
fin de compte, que les termes fondamentaux d'un équilibre,
diversement conçu et différemment réalisé
selon le type de société considéré.
Les types deviennent donc définissables par ces caractères
intrinsèques ; et comparables entre eux puisque ces caractères
ne se situent plus dans un ordre qualitatif, mais dans le nombre
et l'arrangement d'éléments qui sont eux-mêmes
constants dans tous les types.
Pour prendre un exemple chez un savant qui, mieux peut-être
qu'aucun autre, a su comprendre et exploiter les possibilités
ouvertes par cette méthode 26 : les interminables séries
de fêtes et de cadeaux qui accompagnent le mariage en Polynésie,
mettant en cause des dizaines, sinon des centaines de personnes,
et qui semblent défier la description empirique, peuvent
être analysées en trente ou trente-cinq prestations
s'effectuant entre cinq lignées qui sont entre elles dans
un rapport constant, et décomposables en quatre cycles de
réciprocité entre les lignées A et B, A et
C, A et D, et A et E ; le tout exprimant un certain type de structure
sociale tel que, par exemple, des cycles entre B et C, ou entre
E et B ou D, ou enfin, entre E et C soient exclus, alors qu'une
autre forme de société les placerait au premier plan.
La méthode est d'une application si rigoureuse que si une
erreur apparaissait dans la solution des équations ainsi
obtenues, elle aurait plus de chance d'être imputable à
une lacune dans la connaissance des institutions indigènes
qu'à une faute de calcul. Ainsi, dans l'exemple qui vient
d'être cité, on constate que le cycle entre A et B
s'ouvre par une prestation sans contrepartie ;cher, si on ne la
connaissait pas, la présence d'une unilatérale, antérieure
aux cérémonies matrimoniales, qu'en relation directe
avec elles. Tel est exactement le rôle joué dans la
société en question par l'abduction de la fiancée,
dont la première prestation représente, selon la terminologie
indigène elle-même, la "compensation". On
aurait donc pu la déduire, si elle n'avait pas été
observée.
On remarquera que cette technique opératoire est très
voisine de celle que Troubetzkoy et Jakobson mettaient au point,
à la même époque où Mauss écrivait
l'Essai, et qui devait leur permettre de fonder la linguistique
structurale ; là aussi, il s'agissait de distinguer un donné
purement phénoménologique, sur lequel l'analyse scientifique,
n'a pas de prise, d'une infrastructure plus simple que lui, et à
laquelle il doit toute sa réalité 27. Grâce
aux notions de "variantes facultatives", de "variantes
combinatoires", de "termes de groupe" de "neutralisation",
l'analyse phonologique allait précisément permettre
de définir une langue par un petit nombre de relations constantes,
dont la diversité et la complexité apparente du système
phonétique ne font qu'illustrer la gamme possible des combinaisons
autorisées.
Comme la phonologie pour la linguistique, l'Essai sur le don inaugure
donc une ère nouvelle pour les sciences sociales. L'importance
de ce double événement (malheureusement resté,
chez Mauss, à l'état d'esquisse) ne peut mieux être
comparée qu'à la découverte de l'analyse combinatoire
pour la pensée mathématique moderne. Que Mauss n'ait
jamais entrepris l'exploitation de sa découverte et qu'il
ait ainsi inconsciemment incité Malinowski (dont on peut
reconnaître, sans faire injure à sa mémoire,
qu'il fut meilleur observateur que théoricien) à se
lancer seul, sur la base des mêmes faits et des conclusions
analogues auxquelles ils étaient indépendamment parvenus,
dans l'élaboration du système correspondant, est un
des grands malheurs de l'ethnologie contemporaine. Il est difficile
de savoir dans quel sens Mauss aurait développé sa
doctrine, s'il avait consenti à le faire. L'intérêt
principal d'une de ses oeuvres les plus tardives, la Notion de Personne,
également publiée dans ce volume, est moins dans l'argumentation,
qu'on pourra trouver cursive et parfois négligente, que dans
la tendance qui s'y fait jour d'étendre à l'ordre
diachronique une technique de permutations que l'Essai sur le don
concevait plutôt en fonction des phénomènes
synchroniques. Quoi qu'il en soit, Mauss aurait probablement rencontré
certaines difficultés à pousser plus avant l'élaboration
du système, nous verrons pourquoi tout à l'heure.
Mais il ne lui aurait certes pas donné la forme régressive
qu'il devait recevoir de Malinowski, pour qui la notion de fonction,
conçue par Mauss à l'exemple de l'algèbre,
c'est-à-dire impliquant que les valeurs sociales sont connaissables
en fonction les unes des autres, se transforme dans le sens d'un
empirisme naïf, pour ne plus désigner que le service
pratique rendu à la société par ses coutumes
et ses institutions. Là où Mauss envisageait un rapport
constant entre des phénomènes, où se trouve
leur explication, Malinowski se demande seulement à quoi
ils servent, pour leur chercher une justification. Cette position
du problème anéantit tous les progrès antérieurs,
puisqu'elle réintroduit un appareil de postulats sans valeur
scientifique.
Que la position du problème telle que Mauss l'avait définie
fut la seule fondée est, au contraire, attesté par
les plus récents développements des sciences sociales,
qui permettent de former l'espoir de leur mathématisation
progressive. Dans certains domaines essentiels, comme celui de la
parenté, l'analogie avec le langage, si fermement affirmée
par Mauss, a pu permettre de découvrir les règles
précises selon lesquelles se forment, dans n'importe quel
type de société, des cycles de réciprocité
dont les lois mécaniques sont désormais connues, permettant
l'emploi du raisonnement déductif dans un domaine qui paraissait
soumis à l'arbitraire le plus complet. D'autre part, en s'associant
de plus en plus étroitement à la linguistique, pour
constituer un jour avec elle une vaste science de la communication,
l'anthropologie sociale peut espérer bénéficier
des immenses perspectives ouvertes à la linguistique elle-même,
par l'application du raisonnement mathématique à l'étude
des phénomènes de communication 28. Dès à
présent, nous savons qu'un grand nombre de problèmes
ethnologiques et sociologiques, soit sur le plan de la morphologie,
soit même sur celui de l'art ou de la religion, n'attendent
que le bon vouloir des mathématiciens qui, avec la collaboration
d'ethnologues, pourraient leur faire accomplir des progrès
décisifs, sinon encore vers une solution, mais au moins vers
une unification préalable, qui est la condition de leur solution.
Notes
10 Celle-ci à compléter par L'Ame et le Prénom,
Communication à la Société de Philosophie,
1929.
11 Revue Philosophique, 1909.
12 Mélanges Sylvain Lévy, 1911.
13 L'Anthropologie, 1913-1914.
14 Ibid.
15 Revue des Etudes grecques, vol. XXXIV, 1921.
16 Revue Celtique, 1925.
17 Année Sociologique, VI, 1901-1902.
18 Année Sociologique, IX, 1904-1905.
19 Mélanges Adler, 1925.
20 Rapport de l'école des Hautes Etudes, Annuaire, 1928.
21 Procès-verbaux de la Société d'Histoire
du Droit, 1928.
22 Procès-verbaux des Journées d'Histoire du Droit,
1929.
23 In : Civilisation, le mot et l'idée, Centre international
de Synthèse, Première semaine, 2e fascicule, Paris,
1930.
24 Annales Sociologiques, série A, fasc. 1, 1934.
25 Voir sur ce point la note de Malinowski (p. 41, n, 57) dans son
livre Crime and Custom in Savage Society, New York-Londres, 1926.
26 Raymond Firth, W, The Tikopia, New York, 1936, chap. XV ; Primitive
Polynesian Economies, Londres, 1939, p. 323.
27 N, S. Troubetzkoy, Principes de Phonologie (Grundzage der Phonotogie,
1939) et les divers articles de R. Jakobson, publiés en annexe
de la traduction française par J. Cantineau, Paris, 1949.
28 N. Wiener, Cybernetics, New York et Paris, 1948. C. E. Shannon
and Weaver, The Mathematical Theory of Communication, University
of Illinois Press, 1949.
Introdution à l'œuvre de M. Mauss
3e partie
http://www.chez.com/sociol/socio/autob/mauss2.htm
Ce n'est donc pas dans un esprit de critique, mais plutôt
inspirés du devoir de ne pas laisser perdre ou corrompre
la partie la plus féconde de son enseignement, que nous sommes
conduit à rechercher la raison pour laquelle Mauss s'est
arrêté sur le bord de ces immenses possibilités,
comme Moïse conduisant son peuple jusqu'à une terre
promise dont il ne contemplerait jamais la splendeur. Il doit y
avoir quelque part un passage décisif que Mauss n'a pas franchi,
et qui peut sans doute expliquer pourquoi le novum organum des sciences
sociales du XXe siècle, qu'on pouvait attendre de lui, et
dont il tenait tous les fils conducteurs, ne s'est jamais révélé
que sous forme de fragments.
Un curieux aspect de l'argumentation suivie dans l'Essai sur le
don nous mettra sur la voie de la difficulté. Mauss y apparaît,
avec raison, dominé par une certitude d'ordre logique, à
savoir que l'échange est le commun dénominateur d'un
grand nombre d'activités sociales en apparence hétérogènes
entre elles. Mais, cet échange, il ne parvient pas à
le voir dans les faits. L'observation empirique ne lui fournit pas
l'échange, mais seulement comme il le dit lui-même
"trois obligations : donner, recevoir, rendre". Toute
la théorie réclame ainsi l'existence d'une structure,
dont l'expérience n'offre que les fragments, les membres
épars, ou plutôt les éléments. Si l'échange
est nécessaire et s'il n'est pas donné, il faut donc
le construire. Comment ? En appliquant aux corps isolés,
seuls présents, une source d'énergie qui opère
leur synthèse". On peut prouver que dans les choses
échangées, il y a une vertu qui force les dons à
circuler, à être donnés, à être
rendus". Mais c'est ici que la difficulté commence.
Cette vertu existe-t-elle objectivement, comme une propriété
physique des biens échangés ? Evidemment non ; cela
serait d'ailleurs impossible, puisque les biens en question ne sont
pas seulement des objets physiques, mais aussi des dignités,
des charges, des privilèges, dont le rôle sociologique
est cependant le même que celui des biens matériels.
Il faut donc que la vertu soit conçue subjectivement ; mais
alors, on se trouve placé devant une alternative : ou cette
vertu n'est pas autre chose que l'acte d'échange lui-même,
tel que se le représente la pensée indigène,
et on se trouve enfermé dans un cercle ; ou elle est d'une
nature différente, et par rapport à elle, l'acte d'échange
devient alors un phénomène secondaire.
Le seul moyen d'échapper au dilemme eût été
de s'apercevoir que c'est l'échange qui constitue le phénomène
primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles
la vie sociale le décompose. Là comme ailleurs, mais
là surtout, devait s'appliquer un précepte que Mauss
lui-même avait déjà formulé dans l'Essai
sur la Magie : "L'unité du tout est encore plus réelle
que chacune des parties". Au contraire, dans l'Essai sur le
don, Mauss s'acharne à reconstruire un tout avec des parties,
et comme c'est manifestement impossible, il lui faut ajouter au
mélange une quantité supplémentaire qui lui
donne l'illusion de retrouver son compte. Cette quantité,
c'est le hau.
Ne sommes-nous pas ici devant un de ces cas (qui ne sont pas si
rares) où l'ethnologue se laisse mystifier par l'indigène
? Non certes par l'indigène en général, qui
n'existe pas, mais par un groupe indigène déterminé,
où des spécialistes se sont déjà penchés
sur des problèmes, se sont posé des questions et ont
essayé d'y répondre. En l'occurrence, et au lieu de
suivre jusqu'au bout l'application de ses principes, Mauss y renonce
en faveur d'une théorie néo-zélandaise, qui
a une immense valeur comme document ethnographique, mais qui n'est
pas autre chose qu'une théorie. Or, ce n'est pas une raison
parce que des sages maori se sont posé les premiers certains
problèmes, et les ont résolus de façon infiniment
intéressante, mais fort peu satisfaisante, pour s'incliner
devant leur interprétation. Le hau n'est pas la raison dernière
de l'échange : c'est la forme consciente sous laquelle des
hommes d'une société déterminée, où
le problème avait une importance particulière, ont
appréhendé une nécessité inconsciente
dont la raison est ailleurs.
A l'instant le plus décisif, Mauss est donc pris d'une
hésitation et d'un scrupule. Il ne sait plus exactement s'il
doit faire le tableau de la théorie, ou la théorie
de la réalité, indigènes. En quoi il a raison
dans une très large mesure : la théorie indigène
est dans une relation beaucoup plus directe avec la réalité
indigène que ne le serait une théorie élaborée
à partir de nos catégories et de nos problèmes.
C'était donc un très grand progrès, au moment
où il écrivait, que d'attaquer un problème
ethnographique à partir de sa théorie néo-zélandaise
ou mélanésienne, plutôt qu'à l'aide de
notions occidentales comme l'animisme, le mythe ou la participation.
Mais, indigène ou occidentale, la théorie n'est jamais
qu'une théorie. Elle offre tout au plus une voie d'accès,
car ce que croient les intéressés, fussent-ils fuégiens
ou australiens, est toujours fort éloigné de ce qu'ils
pensent ou font effectivement. Après avoir dégagé
la conception indigène, il fallait la réduire par
une critique objective qui permette d'atteindre la réalité
sous-jacente. Or, celle-ci a beaucoup moins de chance de se trouver
dans des élaborations conscientes, que dans des structures
mentales inconscientes qu'on peut atteindre à travers les
institutions, et mieux encore dans le langage. Le hau est un produit
de la réflexion indigène ; mais la réalité
est plus apparente dans certains traits linguistiques que Mauss
n'a pas manqué de relever, sans leur donner toute l'importance
qui convenait : "Papou et Mélanésien", note-t-il",
n'ont qu'un seul mot pour désigner l'achat et la vente, le
prêt et l'emprunt. Les opérations antithétiques
sont exprimées par le même mot". Toute la preuve
est là, que les opérations en question loin d'être
"antithétiques", ne sont que deux modes d'une même
réalité. On n'a pas besoin d u hau pour faire la synthèse,
parce que 1, antithèse n'existe pas. Elle est une illusion
subjective des ethnographes et parfois aussi des indigènes
qui, quand ils raisonnent sur eux-mêmes ce qui leur arrive
assez souvent se conduisent en ethnographes ou plus exactement en
sociologues, c'est-à-dire en collègues avec lesquels
il est loisible de discuter.
A ceux qui nous reprocheraient de tirer la pensée de Mauss
dans un sens trop rationaliste, quand nous nous efforçons
de la reconstruire sans faire appel à des notions magiques
ou affectives dont l'intervention nous semble résiduelle,
nous répondrons que cet effort pour comprendre la vie sociale
comme un système de relations, qui anime l'Essai sur le don,
Mauss se l'est explicitement assigné dès le début
de sa carrière, dans l'Esquisse d'une théorie générale
de la Magie qui inaugure ce volume. C'est lui, et non pas nous,
qui affirme la nécessité de comprendre l'acte magique
comme un jugement. C'est lui qui introduit dans la critique ethnographique
une distinction fondamentale entre jugement analytique et jugement
synthétique, dont l'origine philosophique se trouve dans
la théorie des notions mathématiques. Ne sommes-nous
pas, dès lors, fondé à dire que si Mauss avait
pu concevoir le problème du jugement autrement que dans les
termes de la logique classique, et le formuler en termes de logique
des relations, alors, avec le rôle même de la copule,
se seraient effondrées les notions qui en tiennent lieu dans
son argumentation (il le dit expressément : "le mana
joue le rôle de la copule dans la proposition"), c'est-à-dire
le mana dans la théorie de la magie, et le hau dans la théorie
du don ?
A vingt ans d'intervalle en effet, l'argumentation de l'Essai
sur le don reproduit (au moins dans son début) celle de la
Théorie de la Magie. Cela seul justifierait l'inclusion dans
ce volume d'un travail dont il faut considérer la date ancienne
(1902) pour ne pas commettre d'injustice en le jugeant. C'était
l'époque où l'ethnologie comparée n'avait pas
encore renoncé, en grande partie, à l'instigation
de Mauss lui-même, et comme il devait le dire dans l'Essai
sur le don, < à cette comparaison constante où
tout se mêle et où les institutions perdent toute couleur
locale et les documents leur saveur". C'est plus tard seulement
qu'il allait s'attacher à fixer l'attention sur des sociétés"
qui représentent vraiment des maxima, des excès, qui
permettent mieux de voir les faits que là où, non
moins essentiels, ils restent encore petits et involués".
Mais pour comprendre l'histoire de sa pensée, pour dégager
certaines de ses constantes, l'Esquisse offre une valeur exceptionnelle.
Et cela est vrai, non seulement pour l'intelligence de la pensée
de Mauss, mais pour apprécier l'histoire de l'École
sociologique française, et la relation exacte entre la pensée
de Mauss et celle de Durkheim. En analysant les notions de mana,
de Walcan, et d'Orenda, en édifiant sur leur base une interprétation
d'ensemble de la magie et en rejoignant par là ce qu'il considère
comme des catégories fondamentales de l'esprit humain, Mauss
anticipe de dix ans l'économie et certaines conclusions des
Formes élémentaires de la Vie religieuse. L'Esquisse
montre donc l'importance de la contribution de Mauss à la
pensée de Durkheim ; elle permet de reconstituer quelque
chose de cette intime collaboration entre l'oncle et le neveu qui
ne s'est pas limitée au champ ethnographique, puisqu'on connaît,
par ailleurs, le rôle essentiel joué par Mauss dans
la préparation du Suicide.
Mais ce qui nous intéresse surtout ici, c'est la structure
logique de l'oeuvre. Elle est tout entière fondée
sur la notion de mana, et on sait que, sous ce pont, beaucoup d'eau
a passé depuis. Pour rattraper le courant, il faudrait d'abord
intégrer à l'Esquisse les résultats plus récents
obtenus sur le terrain et ceux tirés de 1, analyse linguistique
29. Il faudrait aussi compléter les divers types de mana
en introduisant dans cette famille déjà vaste, et
pas très harmonieuse, la notion, si fréquente chez
les indigènes de l'Amérique du Sud, d'une sorte de
mana substantiel et le plus souvent négatif : fluide que
le shaman manipule, qui se dépose sur les objets sous une
forme observable, qui provoque des déplacements et des lévitations
et dont l'action est généralement considérée
comme nocive. Ainsi le tsaruma des Jivaro, le nandé dont
nous avons nous-mêmes étudié la représentation
chez les Nambikwara 30, et toutes les formes analogues signalées
chez les Amniapâ, Apapocuva, Apinayé, Galibi, Chiquito,
Lamisto, Chamicuro, Xebero, Yameo, Iquito, etc. 31. Que subsisterait-il
de la notion de mana après une telle mise au point ? C'est
difficile à dire en tout cas, elle en sortirait profanée.
Non que Mauss et Durkheim aient eu tort, comme on le prétend
parfois, de rapprocher des notions empruntées à des
régions du monde éloignées les unes des autres,
et de les constituer en catégorie. Même si l'histoire
confirme les conclusions de l'analyse linguistique et que le terme
polynésien mana soit un lointain rejeton d'un terme indonésien
définissant l'efficace de dieux personnels, il n'en résulterait
nullement que la notion connotée par ce terme en Mélanésie
et en Polynésie soit un résidu, ou un vestige, d'une
pensée religieuse plus élaborée. Malgré
toutes les différences locales, il paraît bien certain
que mana, wakan, orenda représentent des explications du
même type ; il est donc légitime de constituer le type,
de chercher à le classer, et de l'analyser.
La difficulté de la position traditionnelle en matière
de mana nous paraît être d'une autre nature. A l'inverse
de ce qu'on croyait en 1902, les conceptions du type mana sont si
fréquentes et si répandues qu'il convient de se demander
si nous ne sommes pas en présence d'une forme de pensée
universelle et permanente, qui, loin de caractériser certaines
civilisations, ou prétendus " stades " archaïques
ou mi-archaïques de l'évolution de l'esprit humain,
serait fonction d'une certaine situation de l'esprit en présence
des choses, devant donc apparaître chaque fois que cette situation
est donnée. Mauss cite dans l'Esquisse une remarque très
profonde du Père Thavenet à propos de la notion de
manitou chez les Algonkins. Il désigne plus particulièrement
tout être qui n'a pas encore un nom commun, qui n'est pas
familier : d'une salamandre une femme disait qu'elle avait peur,
c'était un manitou ; on se moque d'elle en lui disant le
nom. Les perles des trafiquants sont les écailles d'un manitou
et le drap, cette chose merveilleuse, est la peau d'un manitou.
" De même, le premier groupe d'Indiens Tupi-Kawahib à
demi civilisés, avec l'aide desquels nous devions pénétrer,
en 1938, dans un village inconnu de la tribu, admirant les coupes
de flanelle rouge dont nous leur faisions présent s'écriaient
: 0 que é este bicho vermelho ? : " Qu'est-ce que c'est
que cette bête rouge ? " ; ce qui n'était ni un
témoignage d'animisme primitif, ni la traduction d'une notion
indigène, mais seulement un idiotisme du falar caboclo, c'est-à-dire
du portugais rustique de l'intérieur du Brésil. Mais,
inversement, les Nambikwara, qui n'avaient jamais vu de boeufs avant
1915, les désignent comme ils ont toujours fait des étoiles,
du nom de atasu, dont la connotation est très voisine de
l'algonkin manitou 32.
Ces assimilations ne sont pas si extraordinaires ; avec plu s
de réserve sans doute, nous en pratiquons qui sont du même
type, quand nous qualifions un objet inconnu ou dont l'usage s'explique
mal, ou dont l'efficacité nous surprend, de truc ou de machin.
Derrière machin, il y a machine, et, plus lointainement,
l'idée de force ou de pouvoir. Quant à truc, les étymologistes
le dérivent d'un terme médiéval qui signifie
le coup heureux aux jeux d'adresse ou de hasard, c'est-à-dire
un des sens précis qu'on donne au terme indonésien
où certains voient l'origine du mot mana 33. Nous ne disons
certes pas d'un objet qu'il a " du truc " ou " du
machin ", mais d'une personne, nous disons qu'elle a "
quelque chose " et quand le slang américain attribue
à une femme du "oomph", il n'est pas sûr,
si l'on évoque l'atmosphère sacrée et tout
imbue de tabous qui, en Amérique plus encore qu'ailleurs,
imprègne la vie sexuelle, que nous soyons très éloignés
du sens de mana. La différence tient moins aux notions elles-mêmes,
telles que l'esprit les élabore partout inconsciemment, qu'au
fait que, dans notre société, ces notions ont un caractère
fluide et spontané, tandis qu'ailleurs elles servent à
fonder des systèmes réfléchis et officiels
d'interprétation, c'est-à-dire un rôle que nous-mêmes
réservons à la science. Mais, toujours et partout,
ces types de notions interviennent, un peu comme des symboles algébriques,
pour représenter une valeur indéterminée de
signification, en elle-même vide de sens et donc susceptible
de recevoir n'importe quel sens, dont l'unique fonction est de combler
un écart entre le signifiant et le signifié, ou, plus
exactement, de signaler le fait que dans telle circonstance, telle
occasion, ou telle de leurs manifestations, un rapport d'inadéquation
s'établit entre signifiant et signifié au préjudice
de la relation complémentaire antérieure.
Nous nous plaçons donc sur une voie étroitement
parallèle à celle de Mauss invoquant la notion de
mana comme fondement de certains jugements synthétiques a
priori. Mais nous nous refusons à le rejoindre, quand il
va chercher l'origine de la notion de mana dans un autre ordre de
réalités que les relations qu'elle aide à construire
: ordre de sentiments, volitions et croyances, qui sont, du point
de vue de l'explication sociologique, soit des épiphénomènes,
soit des mystères, en tout cas des objets extrinsèques
au champ d'investigation. Là est, à notre sens, la
raison pour laquelle une enquête si riche, si pénétrante,
si pleine d'illuminations, tourne court et aboutit à une
conclusion décevante. En fin de compte, le mana ne serait
que " l'expression de sentiments sociaux qui se sont formés
tantôt fatalement, et universellement tantôt fortuitement,
à l'égard de certaines choses, choisies pour la plupart
d'une façon arbitraire 34. Mais les notions de sentiment,
de fatalité, de fortuité et d'arbitraire ne sont pas
des notions scientifiques. Elles n'éclairent pas les phénomènes
qu'on s'est proposé d'expliquer, elles y participent.
On voit donc que dans un cas au moins, la notion de mana présente
les caractères de puissance secrète, de force mystérieuse,
que Durkheim et Mauss lui ont attribués : tel est le rôle
qu'elle joue dans leur propre système. Là vraiment,
le mana est mana. Mais en même temps, on se demande si leur
théorie du mana est autre chose qu'une imputation à
la pensée indigène de propriétés impliquées
par la place très particulière que l'idée de
mana est appelée à tenir dans la leur. On ne saurait
trop mettre en garde, par conséquent, les admirateurs sincères
de Mauss qui seraient tentés de s'arrêter à
cette première étape de sa pensée, et qui adresseraient
leur reconnaissance, moins à ses analyses lucides qu'à
son talent exceptionnel pour restituer, dans leur étrangeté
et leur authenticité, certaines théories indigènes
: car il n'aurait jamais cherché dans cette contemplation
le paresseux refuge d'une pensée vacillante. A s'en tenir
à ce qui n'est, dans l'histoire de la pensée de Mauss,
qu'une démarche préliminaire, on risquerait d'engager
la sociologie sur une voie dangereuse et qui serait même sa
perte si, faisant un pas de plus, on réduisait la réalité
sociale à la conception que l'homme, même sauvage,
s'en fait. Cette conception deviendrait d'ailleurs vide de sens
si son caractère réflexif était oublié.
L'ethnographie se dissoudrait alors dans une phénoménologie
verbeuse, mélange faussement naïf où les obscurités
apparentes de la pensée indigène ne seraient mises
en avant que pour couvrir les confusions, autrement trop manifestes,
de celle de l'ethnographe.
Il n'est pas interdit d'essayer de prolonger la pensée
de Mauss dans l'autre direction : celle que devait définir
l'Essai sur le don, après avoir surmonté l'équivoque
que nous avons déjà notée à propos du
hau. Car si le mana est au bout de l'Esquisse, le hau n'apparaît
heureusement qu'au début du Don et tout l'Essai le traite
comme un point de départ, non comme un point d'arrivée.
A quoi aboutirait-on, en projetant rétrospectivement sur
la notion de mana la conception que Mauss nous invite à former
de l'échange ? Il faudrait admettre que, comme le hau, le
mana n'est que la réflexion subjective de l'exigence d'une
totalité non perçue. L'échange n'est pas un
édifice complexe, construit à partir des obligations
de donner, de recevoir et de rendre, à l'aide d'un ciment
affectif et mystique. C'est une synthèse immédiatement
donnée à, et par, la pensée symbolique qui,
dans l'échange comme dans toute autre forme de communication,
surmonte la contradiction qui lui est inhérente de percevoir
les choses comme les éléments du dialogue, simultanément
sous le rapport de soi et d'autrui, et destinées par nature
à passer de l'un à l'autre. Qu'elles soient de l'un
ou de l'autre représente une situation dérivée
par rapport au caractère relationnel initial. Mais n'en est-il
pas de même pour la magie ? Le jugement magique, impliqué
dans l'acte de produire la fumée pour susciter les nuages
et la pluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre
fumée et nuage, avec appel au mana pour les souder l'un à
l'autre, mais sur le fait qu'un plan plus profond de la pensée
identifie fumée et nuage, que l'un est la même chose
que l'autre, au moins sous un certain rapport, et cette identification
justifie l'association subséquente, non le contraire. Toutes
les opérations magiques reposent sur la restauration d'une
unité, non pas perdue (car rien n'est jamais perdu), mais
inconsciente, ou moins complètement consciente que ces opérations
elles-mêmes. La notion de mana n'est pas de l'ordre du réel,
mais de l'ordre de la pensée qui, même quand elle se
pense elle-même, ne pense jamais qu'un objet.
C'est dans ce caractère relationnel de la pensée
symbolique que nous pouvons chercher la réponse à
notre problème. Quels qu'aient été le moment
et les circonstances de son apparition dans l'échelle de
la vie animale, le langage n'a pu naître que tout d'un coup.
Les choses n'ont pas pu se mettre à signifier progressivement.
A la suite d'une transformation dont l'étude ne relève
pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie,
un passage s'est effectué, d'un stade où rien n'avait
un sens, à un autre où tout en possédait. Or,
cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce
changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance
qui, elle, s'élabore lentement et progressivement. Autrement
dit, au moment où l'Univers entier, d'un seul coup, est devenu
significatif, il n'en a pas été pour autant mieux
connu, même s'il est vrai que l'apparition du langage devait
précipiter le rythme du développement de la connaissance.
Il y a donc une opposition fondamentale, dans l'histoire de l'esprit
humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité,
et la connaissance, marquée de continuité. Qu'en résulte-t-il
?C'est que les deux catégories du signifiant et du signifié
se sont constituées simultanément et solidairement,
comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance,
c'est-à-dire le processus intellectuel qui permet d'identifier
les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et
certains aspects du signifié on pourrait même dire
de choisir, dans l'ensemble du signifiant et dans l'ensemble du
signifié, les parties qui présentent entre elles les
rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle ne s'est
mise en route que fort lentement. Tout s'est passé comme
si l'humanité avait acquis d'un seul coup un immense domaine
et son plan détaillé, avec la notion de leur relation
réciproque, mais avait passé des millénaires
à apprendre quels symboles déterminés du plan
représentaient les différents aspects du domaine.
L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à
savoir ce qu'il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de
l'analyse précédente, il résulte aussi qu'il
a signifié, des le début, la totalité de ce
que l'humanité peut s'attendre à en connaître.
Ce qu'on appelle le progrès de l'esprit humain et, en tout
cas, le progrès de la connaissance scientifique, n'a pu et
ne pourra jamais consister qu'à rectifier des découpages,
procéder à des regroupements, définir des appartenances
et découvrir des ressources neuves, au sein d'une totalité
fermée et complémentaire avec elle-même.
Nous sommes apparemment très loin du mana ; en fait, fort
près. Car, bien que l'humanité ait toujours possédé
une masse énorme de connaissances positives et que les différentes
sociétés humaines aient consacré plus ou moins
d'effort à les maintenir et à les développer,
c'est tout de même a une époque très récente
que la pensée scientifique s'est installée en maîtresse
et que des formes de sociétés sont apparues, où
l'idéal intellectuel et moral, en même temps que les
fins pratiques poursuivies par le corps social, se sont organisés
autour de la connaissance scientifique, choisie comme centre de
référence de façon officielle et réfléchie.
La différence est de degré, non de nature, mais elle
existe. Nous pouvons donc nous attendre à ce que la relation
entre symbolisme et connaissance conserve des caractères
communs dans les sociétés non industrielles et dans
les nôtres, tout en étant inégalement marqués.
Ce n'est pas creuser un fossé entre les unes et les autres
que de reconnaître que le travail de péréquation
du signifiant par rapport au signifié a été
poursuivi de façon plus méthodique et plus rigoureuse
à partir de la naissance, et dans les limites d'expansion,
de la science moderne. Mais, partout ailleurs, et constamment encore
chez nous-mêmes (et pour fort longtemps sans doute), se maintient
une situation fondamentale et qui relève de la condition
humaine, à savoir que l'homme dispose dès son origine
d'une intégralité de signifiant dont il est fort embarrassé
pour faire l'allocation à un signifié, donné
comme tel sans être pour autant connu. Il y a toujours une
inadéquation entre les deux, résorbable pour l'entendement
divin seul, et qui résulte dans l'existence d'une surabondance
de signifiant, par rapport aux signifiés sur lesquels elle
peut se poser. Dans son effort pour comprendre le monde, l'homme
dispose donc toujours d'un surplus de signification (qu'il répartit
entre les choses selon des lois de la pensée symbolique qu'il
appartient aux ethnologues et aux linguistes d'étudier).
Cette distribution d'une ration supplémentaire si l'on peut
s'exprimer ainsi est absolument nécessaire pour qu'au total,
le signifiant disponible et le signifié repéré
restent entre eux dans le rapport de complémentarité
qui est la condition même de l'exercice de la pensée
symbolique.
Nous croyons que les notions de type mana, aussi diverses qu'elles
puissent être, et en les envisageant dans leur fonction la
plus générale (qui, nous l'avons vu, ne disparaît
pas dans notre mentalité et dans notre forme de société)
représentent précisément ce signifiant flottant,
qui est la servitude de toute pensée finie (mais aussi le
gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique
et esthétique), bien que la connaissance scientifique soit
capable, sinon de l'étancher, au moins de le discipliner
partiellement. La pensée magique offre d'ailleurs d'autres
méthodes de canalisation, avec d'autres résultats,
et ces méthodes peuvent fort bien coexister. En d'autres
termes, et nous inspirant du précepte de Mauss que tous les
phénomènes sociaux peuvent être assimilés
au langage, nous voyons dans le mana, le wakan, l'orenda et autres
notions du même type, l'expression consciente d'une fonction
sémantique, dont le rôle est de permettre à
la pensée symbolique de s'exercer malgré la contradiction
qui lui est propre. Ainsi s'expliquent les antinomies, en apparence
insolubles, attachées à cette notion, qui ont tant
frappé les ethnographes et que Mauss a mises en lumière
: force et action ; qualité et état ; substantif,
adjectif et verbe à la fois ; abstraite et concrète
; omniprésente et localisée. Et en effet, le mana
est tout cela à la fois ; mais précisément,
n'est-ce pas parce qu'il n'est rien de tout cela : simple forme,
ou plus exactement symbole à l'état pur, donc susceptible
de se charger de n'importe quel contenu symbolique ? Dans ce système
de symboles que constitue toute cosmologie, ce serait simplement
une valeur symbolique zéro, c'est-à-dire un signe
marquant la nécessité d'un contenu symbolique supplémentaire
à celui qui charge déjà le signifié,
mais pouvant être une valeur quelconque à condition
qu'elle fasse encore partie de la réserve disponible, et
ne soit pas déjà, comme disent les phonologues, un
terme de groupe 35.
Cette conception nous paraît être rigoureusement fidèle
à la pensée de Mauss. En fait, ce n'est pas autre
chose que la conception de Mauss traduite, de son expression originale
en termes de logique des classes, dans ceux d'une logique symbolique
qui résume les lois les plus générales du langage.
Cette traduction n'est pas notre fait, ni le résultat d'une
liberté prise à l'égard de la conception initiale.
Elle reflète seulement une évolution objective qui
s'est produite dans les sciences psychologiques et sociales au cours
des trente dernières années, et dont la valeur de
l'enseignement de Mauss est d'avoir été une première
manifestation, et d'y avoir largement contribué. Mauss fut,
en effet, un des tout premiers à dénoncer l'insuffisance
de la psychologie et de la logique traditionnelles, et à
faire éclater leurs cadres rigides en révélant
d'autres formes de pensée, en apparence " étrangères
à nos entendements d'adultes européens. " Au
moment où il écrivait (rappelons-nous que l'essai
sur la magie date d'une époque où les idées
de Freud étaient complètement inconnues en France),
cette découverte ne pouvait guère s'exprimer autrement
que sous forme négative, par l'appel à une "
psychologie non intellectualiste ". Mais que cette psychologie
put un jour être formulée comme une psychologie autrement
intellectualiste, expression généralisée des
lois de la pensée humaine, dont les manifestations particulières,
dans des contextes sociologiques différents, ne sont que
les modalités, nul plus que Mauss n'eût eu raison de
s'en réjouir. D'abord, parce que c'est l'Essai sur le don
qui devait définir la méthode à employer dans
cette tâche ;ensuite et surtout, parce que Mauss lui-même
avait assigné comme but essentiel à l'ethnologie de
contribuer à l'élargissement de la raison humaine.
Il revendiquait donc, par avance, pour celle-ci, toutes les découvertes
qui pourraient encore être faites, dans ces zones obscures
où des formes mentales difficilement accessibles, parce qu'enfouies
simultanément aux confins les plus reculés de l'Univers
et dans les recoins les plus secrets de notre pensée, ne
sont souvent perçues que réfractées dans une
trouble auréole d'affectivité. Or, Mauss s'est montré
toute sa vie obsédé par le précepte comtiste,
qui réapparaît constamment dans ce volume, selon lequel
la vie psychologique ne peut acquérir un sens que sur deux
plans : celui du social, qui est langage ou celui du physiologique,
c'est-à-dire l'autre forme, celle-là muette, de la
nécessité du vivant. Jamais il n'est resté
plus fidèle à sa pensée profonde et jamais
il n'a mieux tracé à l'ethnologue sa mission d'astronome
des constellations humaines, que dans cette formule où il
a rassemblé la méthode, les moyens et le but dernier
de nos sciences et que tout Institut d'Ethnologie pourrait inscrire
à son fronton : " Il faut, avant tout, dresser le catalogue
le plus grand possible de catégories ; il faut partir de
toutes celles dont on peur savoir que les hommes se sont servis.
On verra alors qu'il y a encore bien des lunes mortes, ou pâles,
ou obscures, au firmament de la raison."
Notes
29 A. M. Hocart, Mana, Man, n° 46, 1914 ; Mana again, Man,
n° 79, 1922 ; Natural and supernatural, Man, n° 78, 1932.
H. Ian Hogbin, Mana, Oceania, vol. 6, 1935-1936. A. Capell, The
word "mana" : a linguistic study, Oceania, vol. 9, 1938.
R. Firth, The Analysis of Mana : an empirical proach, Journal of
the Polynesian Society, vol. 49, 1940 ; An Analysis Mana, Polynesian
Anthropological Studies, p. 189-218, Wellington, 1941. G. Blake
Palmer, Mana, some Christian and Moslem Parallels, Journal of the
Polynesian Society, vol. 55, 1946. G. J. Schneep El Concepto de
Mana, Acta Anthropologica, vol. 11, n° 3, Mexico, 1947. B. Malinowski,
Magic, Science and Religion, Boston, 1948.
30 La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, Société
des Américanistes, Paris, 1948, p. 95-98.
31 Alfred Metraux, La causa y el tratamiento magico de las enfermedades
entre los indios de la Region Tropical Sul-Americana, America Indigena,
vol. 4, Mexico, 1944 ; Le Shamanisme chez les Indiens de l'Amérique
du Sud tropicale, Acta Americana, vol. 11, n° 3 et 4, 1 944.
32 C. Lévi-Strauss, La Vie familiale, etc., l. c., p. 98-99
; The TupiKawahib, in Handbook of South American Indians, Washington,
1948, vol. 3, p. 299-305. On comparera avec les Dakota qui disent
du premier cheval, apporté selon le mythe par l'éclair
: "Il ne sentait pas comme un être humain et on pensa
que ce pourait être un chien, mais il était plus gros
qu'un chien de charge, aussi on l'appela sunka wakan, chien mystérieux"
(M. W Beckwith, Mythologie of the Qgala Dakota, Journal of America
Folklore; vol. XLII, 1930, p. 379)
33 Sur cette dérivation du mot mana, cf. A. Capell, l. c.
34 Aussi décisive qu'ait été la démarche
de Mauss assimilant les phénomènes sociaux à
langage, elle devait, sur un point mettre la réflexion sociologique
en difficulté. Des idées telles que exprimées
dans cette citation pouvaient, en effet, invoquer a leur profit
ce qui devait, pendant longtemps, être considéré
comme le rempart inexpugnable de la linguistique saussurienne :
c'est-à-dire la théorie de la nature arbitraire du
signe linguistique. Mais il n'est pas, non plus, de position qu'il
soit aujourd'hui plus urgent de dépasser.
35 Les linguistes ont déjà été amenés
à formuler des hypothèses de ce type. Ainsi : "Un
phonème zéro s'oppose à tous les autres phonèmes
du français en ce qu'il ne comporte aucun caractère
différentiel et aucune valeur phonétique constante.
Par contre, le phonème zéro a pour fonction propre
de s'opposer à l'absance de phonème." R. Jakobson
and J. Lotz, Notes on the French Phonetic Pattern, York, vol. 5,
n° 2, août 1949, p. 155. Pattern, New-Word, 1949, On pourrait
dire pareillement, en schématisant la conception qui a été
i siation des notions de à particulière. sans comporter
par soi-même aucune signification particulière.
|
|