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Origine : http://www.acontresens.com/livres/49.html
Le 8 février 1962, lendemain d’une vague d’attentats
de l’OAS en métropole, une grande manifestation intersyndicale
parcourt Paris entre 19h et 20h. A l’angle du boulevard Voltaire
et de la rue de Charonne, alors qu’un des cortèges
est en passe de se disperser, la police charge, matraque, tabasse
à mort et provoque l’étouffement de manifestants
dans la bouche de métro Charonne. Neuf personnes sont tuées,
dont six par asphyxie et trois par coups.
L’historien Alain Dewerpe, lui-même fils d’une
des victimes du métro Charonne, se propose dans cet ouvrage
extrêmement fouillé d’« écrire l’histoire
d’un événement hors norme en apparence, mais
qui résonne à nos oreilles, fait émerger des
strates souterraines de notre vie collective, est révélateur
de bien des aspects de notre société, de nos politiques
et de nos cultures ».
L’ouvrage, sous-titré anthropologie historique d’un
massacre d’Etat, plante dans toute sa complexité le
décor de l’époque, et s’appesantit tant
sur le contexte politique et social immédiat que sur l’histoire
plus longue des institutions, et singulièrement de la police
parisienne. La seconde moitié du livre, tout aussi passionnante
et scientifique, est consacrée à l’après
Charonne, aux « traces » de l’évènement
(obsèques, commémoration, souvenir, etc.) ainsi qu’au
traitement judiciaire du massacre (l’essentiel étant
de noter que, comme toujours quand la police est en cause, l’affaire
est étouffée, les coupables impunis, les institutions
judiciaires obéissant à l’Etat et au gouvernement
en ratifiant leur récit mensonger).
Nous proposons ici une synthèse de la première partie
de l’ouvrage, qui nous permet d’insister sur les logiques
policières et politiques structurelles à l’œuvre
dans de semblables affaires de répression. Car le 8 février
1962, comme le 14 juillet 1953 ou le 17 octobre 1961, ne furent
pas des « bavures » ou des « dérapages
» : « la violence homicide d’Etat (…) n’est
en effet pas le fruit du hasard, de l’adventice, du contingent,
mais bien le résultat de pratiques sociales et de logiques
politiques historiquement situées qu’il convient d’éclairer
».
Contexte et déroulement de la manifestation et de
la répression
Alors que le droit à l’autodétermination du
peuple algérien est reconnu et que la France et le FLN se
dirigent indubitablement vers des accords aboutissant à l’indépendance
de l’Algérie, le préfet de police de Paris,
Maurice Papon, en accord avec les plus hautes autorités,
décide de prolonger la décision d’interdiction
de manifester (confirmée régulièrement depuis
un premier arrêté en date du 24 janvier 1960). En raison
de cette interdiction et de la répression quasi systématique
des manifestations des semaines qui ont précédé,
cette manifestation du 8 février se veut brève et
se divise en plusieurs lieux de départ et de rassemblement.
Malgré la non violence des manifestants (l’attaque
d’un car de police à un autre point de la ville n’a
pu – preuves chronologiques à l’appui –
être à l’origine du massacre, ce qui contrecarre
la « thèse émeutière » mise en
avant par la police et le gouvernement), la police charge violemment
à plusieurs endroits, sans qu’aucun signe de «
perte de contrôle » de la base par les chefs ne soit
décelable. Notons ici que, contrairement à une version
qui court toujours, les grilles du métro Charonne n’étaient
pas fermées et n’ont donc pu provoquer l’étouffement
de manifestants sous la pression de la foule. Ce n’est en
effet pas « la foule » qui est responsable des étouffements
: « la seule condition matérielle à prendre
en compte est l’empilement des corps chutant dans l’escalier
sous le choc de la charge policière et interdits d’en
sortir par les coups des policiers ». Une violence policière
paroxystique qui voit certains agents jeter les corps des personnes
tabassées sur les manifestants amoncelés dans l’escalier,
ainsi que des grilles ou des tables de café.
Cette répression bestiale n’est pas le fruit
du hasard.
Un usage politique de la violence extrême
Alain Dewerpe établit la responsabilité au plus haut
niveau des dirigeants politiques français de l’époque.
C’est bien l’Etat qui a interdit la manifestation et
qui a entretenu l’équivocité sur cette interdiction,
les manifestations interdites étant depuis quelques temps
tolérées. C’est bien l’Etat qui a ordonné
une répression violente de la manifestation. Sur ce dernier
point, l’auteur cite un syndicaliste policier qui dira suite
à la manifestation qu’« en règle générale,
il y a des incidents si l’Administration le veut bien, à
plus forte raison quand elle les provoque ». Et si le massacre
n’est pas ordonné, les consignes données (disperser
« avec énergie ») sont peu sujettes à
équivoque, pour des policiers qui les interprètent
de manière évidente comme une consigne de «
brutalité légitime ».
Pourquoi avoir décidé cette répression, qui
a pris cette tournure meurtrière ? Alain Dewerpe formule
plusieurs hypothèses, dont « la moins fragile »
réside selon lui dans la volonté du pouvoir de donner
des gages à des alliés instables et hésitants
– l’armée, dont le risque de basculement du côté
de l’OAS est réel – en réprimant les communistes
(ennemis « traditionnels » de l’armée).
Les pratiques structurelles de la police parisienne : le
massacre comme paroxysme de la norme
« Charonne porte à son paroxysme (…) la manière
dont la police française – et plus particulièrement
parisienne – se comporte habituellement – même
si c’est couramment sous une forme plus euphémisée
et moins visible. »
La police parisienne de 1962 reflète la crise politique
provoquée dans le pays par la guerre d’Algérie.
L’institution policière a joui, pour mener en métropole
la lutte contre le FLN, d’une autonomie croissante, et elle
est parcourue de dissensions importantes. L’auteur évoque
la présence d’un certain nombre de policiers proches
de l’OAS, parfois anciens soldats ayant « servi »
en Indochine ou en Algérie. Surtout, l’anticommunisme
est une réalité fondamentale de la police de l’époque.
Les policiers qui commettent le massacre le 8 février sont
membres d’unités spéciales : les Compagnies
d’intervention de la police municipale, n’existant qu’à
Paris et constituées de policiers municipaux volontaires
mobilisés ponctuellement et exclusivement pour le «
maintien de l’ordre ». Si ces unités –
formées de sortes de mercenaires de la répression
munis des fameux « bidules » (longues matraques en bois)
– ne sont pas secrètes, le pouvoir politique n’aime
pas en parler.
A leur propos, et plus généralement à propos
des unités de police répressives, l’auteur évoque
une expérience de la violence, « par tradition et par
formation, par métier et par goût, qui dérive
en style de vie et en morale ». Les pratiques violentes de
la police sont structurelles, conventionnelles, normées,
enseignées même. Et si l’étape la plus
aléatoire de ces pratiques policières est la poursuite
des cortèges et leur dispersion, le matraquage systématique
et sans distinction au moment des charges est une constante. Alain
Dewerpe montre que cette « culture » des policiers dont
la brutalité est un des éléments est aussi
le produit des représentations (vision de la foule comme
élément dangereux qu’on ne peut que réprimer,
etc.) et des pratiques de la hiérarchie policière
et des cadres administratifs et politiques chargés de l’ordre
public, qui sont ceux qui enseignent, établissent la légitimité
des pratiques et formulent les ordres. Maurice Papon est de ces
cadres les plus symptomatiques.
En clair, le massacre, s’il est exceptionnel, n’est
pas un accident. Il est « l’un des effets pratiques
d’une idéologie professionnelle légitimatrice
de l’usage de la violence et découle des cadres cognitifs
par lesquels les policiers, dans une temporalité plus longue,
apprécient leurs objectifs et les moyens de les remplir »
:
« La force meurtrière exercée le 8 février
ne fait que porter à son extrême une violence normée,
routinière, inscrite dans des actions répertoriées
et autorisées autant par les techniques du "maintien
de l’ordre" que par une morale policière inavouable
à d’autres mais fondée à leurs yeux.
C’est pourquoi le même corpus théorique de maintien
de l’ordre, un même éventail d’armes, une
même doctrine d’usage peuvent aussi bien conduire, sous
les poids de conditions de possibilité exogènes très
contraignantes, ici à une violence mesurée, là
au massacre » .
PJ
21.05.2007
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