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Alain Dewerpe Charonne 8 février 1962 Gallimard, 2006
« Le massacre d’Etat, reproductible, répétable, campe à notre horizon. »
Note de lecture

Origine : http://www.acontresens.com/livres/49.html


Le 8 février 1962, lendemain d’une vague d’attentats de l’OAS en métropole, une grande manifestation intersyndicale parcourt Paris entre 19h et 20h. A l’angle du boulevard Voltaire et de la rue de Charonne, alors qu’un des cortèges est en passe de se disperser, la police charge, matraque, tabasse à mort et provoque l’étouffement de manifestants dans la bouche de métro Charonne. Neuf personnes sont tuées, dont six par asphyxie et trois par coups.

L’historien Alain Dewerpe, lui-même fils d’une des victimes du métro Charonne, se propose dans cet ouvrage extrêmement fouillé d’« écrire l’histoire d’un événement hors norme en apparence, mais qui résonne à nos oreilles, fait émerger des strates souterraines de notre vie collective, est révélateur de bien des aspects de notre société, de nos politiques et de nos cultures ».

L’ouvrage, sous-titré anthropologie historique d’un massacre d’Etat, plante dans toute sa complexité le décor de l’époque, et s’appesantit tant sur le contexte politique et social immédiat que sur l’histoire plus longue des institutions, et singulièrement de la police parisienne. La seconde moitié du livre, tout aussi passionnante et scientifique, est consacrée à l’après Charonne, aux « traces » de l’évènement (obsèques, commémoration, souvenir, etc.) ainsi qu’au traitement judiciaire du massacre (l’essentiel étant de noter que, comme toujours quand la police est en cause, l’affaire est étouffée, les coupables impunis, les institutions judiciaires obéissant à l’Etat et au gouvernement en ratifiant leur récit mensonger).

Nous proposons ici une synthèse de la première partie de l’ouvrage, qui nous permet d’insister sur les logiques policières et politiques structurelles à l’œuvre dans de semblables affaires de répression. Car le 8 février 1962, comme le 14 juillet 1953 ou le 17 octobre 1961, ne furent pas des « bavures » ou des « dérapages » : « la violence homicide d’Etat (…) n’est en effet pas le fruit du hasard, de l’adventice, du contingent, mais bien le résultat de pratiques sociales et de logiques politiques historiquement situées qu’il convient d’éclairer ».

Contexte et déroulement de la manifestation et de la répression

Alors que le droit à l’autodétermination du peuple algérien est reconnu et que la France et le FLN se dirigent indubitablement vers des accords aboutissant à l’indépendance de l’Algérie, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, en accord avec les plus hautes autorités, décide de prolonger la décision d’interdiction de manifester (confirmée régulièrement depuis un premier arrêté en date du 24 janvier 1960). En raison de cette interdiction et de la répression quasi systématique des manifestations des semaines qui ont précédé, cette manifestation du 8 février se veut brève et se divise en plusieurs lieux de départ et de rassemblement.

Malgré la non violence des manifestants (l’attaque d’un car de police à un autre point de la ville n’a pu – preuves chronologiques à l’appui – être à l’origine du massacre, ce qui contrecarre la « thèse émeutière » mise en avant par la police et le gouvernement), la police charge violemment à plusieurs endroits, sans qu’aucun signe de « perte de contrôle » de la base par les chefs ne soit décelable. Notons ici que, contrairement à une version qui court toujours, les grilles du métro Charonne n’étaient pas fermées et n’ont donc pu provoquer l’étouffement de manifestants sous la pression de la foule. Ce n’est en effet pas « la foule » qui est responsable des étouffements : « la seule condition matérielle à prendre en compte est l’empilement des corps chutant dans l’escalier sous le choc de la charge policière et interdits d’en sortir par les coups des policiers ». Une violence policière paroxystique qui voit certains agents jeter les corps des personnes tabassées sur les manifestants amoncelés dans l’escalier, ainsi que des grilles ou des tables de café.

Cette répression bestiale n’est pas le fruit du hasard.

Un usage politique de la violence extrême

Alain Dewerpe établit la responsabilité au plus haut niveau des dirigeants politiques français de l’époque. C’est bien l’Etat qui a interdit la manifestation et qui a entretenu l’équivocité sur cette interdiction, les manifestations interdites étant depuis quelques temps tolérées. C’est bien l’Etat qui a ordonné une répression violente de la manifestation. Sur ce dernier point, l’auteur cite un syndicaliste policier qui dira suite à la manifestation qu’« en règle générale, il y a des incidents si l’Administration le veut bien, à plus forte raison quand elle les provoque ». Et si le massacre n’est pas ordonné, les consignes données (disperser « avec énergie ») sont peu sujettes à équivoque, pour des policiers qui les interprètent de manière évidente comme une consigne de « brutalité légitime ».

Pourquoi avoir décidé cette répression, qui a pris cette tournure meurtrière ? Alain Dewerpe formule plusieurs hypothèses, dont « la moins fragile » réside selon lui dans la volonté du pouvoir de donner des gages à des alliés instables et hésitants – l’armée, dont le risque de basculement du côté de l’OAS est réel – en réprimant les communistes (ennemis « traditionnels » de l’armée).

Les pratiques structurelles de la police parisienne : le massacre comme paroxysme de la norme

« Charonne porte à son paroxysme (…) la manière dont la police française – et plus particulièrement parisienne – se comporte habituellement – même si c’est couramment sous une forme plus euphémisée et moins visible. »

La police parisienne de 1962 reflète la crise politique provoquée dans le pays par la guerre d’Algérie. L’institution policière a joui, pour mener en métropole la lutte contre le FLN, d’une autonomie croissante, et elle est parcourue de dissensions importantes. L’auteur évoque la présence d’un certain nombre de policiers proches de l’OAS, parfois anciens soldats ayant « servi » en Indochine ou en Algérie. Surtout, l’anticommunisme est une réalité fondamentale de la police de l’époque.

Les policiers qui commettent le massacre le 8 février sont membres d’unités spéciales : les Compagnies d’intervention de la police municipale, n’existant qu’à Paris et constituées de policiers municipaux volontaires mobilisés ponctuellement et exclusivement pour le « maintien de l’ordre ». Si ces unités – formées de sortes de mercenaires de la répression munis des fameux « bidules » (longues matraques en bois) – ne sont pas secrètes, le pouvoir politique n’aime pas en parler.

A leur propos, et plus généralement à propos des unités de police répressives, l’auteur évoque une expérience de la violence, « par tradition et par formation, par métier et par goût, qui dérive en style de vie et en morale ». Les pratiques violentes de la police sont structurelles, conventionnelles, normées, enseignées même. Et si l’étape la plus aléatoire de ces pratiques policières est la poursuite des cortèges et leur dispersion, le matraquage systématique et sans distinction au moment des charges est une constante. Alain Dewerpe montre que cette « culture » des policiers dont la brutalité est un des éléments est aussi le produit des représentations (vision de la foule comme élément dangereux qu’on ne peut que réprimer, etc.) et des pratiques de la hiérarchie policière et des cadres administratifs et politiques chargés de l’ordre public, qui sont ceux qui enseignent, établissent la légitimité des pratiques et formulent les ordres. Maurice Papon est de ces cadres les plus symptomatiques.

En clair, le massacre, s’il est exceptionnel, n’est pas un accident. Il est « l’un des effets pratiques d’une idéologie professionnelle légitimatrice de l’usage de la violence et découle des cadres cognitifs par lesquels les policiers, dans une temporalité plus longue, apprécient leurs objectifs et les moyens de les remplir » :

« La force meurtrière exercée le 8 février ne fait que porter à son extrême une violence normée, routinière, inscrite dans des actions répertoriées et autorisées autant par les techniques du "maintien de l’ordre" que par une morale policière inavouable à d’autres mais fondée à leurs yeux. C’est pourquoi le même corpus théorique de maintien de l’ordre, un même éventail d’armes, une même doctrine d’usage peuvent aussi bien conduire, sous les poids de conditions de possibilité exogènes très contraignantes, ici à une violence mesurée, là au massacre » .

PJ
21.05.2007