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« De la force de travail à Dionysos »
J Mascotto

Origine : http://trempet.uqam.ca/ConjoncturesWEB/Numero25/Mascotto.RTF

De la force de travail à Dionysos
par J. Mascotto

Karl Marx : le travail vivant comme possibilité transcendantale de l’économie

Hannah Arendt aurait, dit-on, dressé une opposition sans appel à la théorie marxienne du travail, qui est le pivot autour duquel s’enlace la critique du capitalisme. Marx aurait abusivement confondu l’« Arbeit » et le « Werk », le « labour » et le « work », l’« opera » et le « lavoro », l’« ergesthai » et le « poiein », etc. Or une lecture terminologique des œuvres de Marx révèle immédiatement que le concept de « travail », le travail sans prédicat ni qualité, le travail pur ou épuré de toute connotation expressive, n’y figure nulle part. Si nous avons bien affaire au travail, dans tous les cas Marx nous ramène au « travail vivant », au « feu vivant du travail », au « travail réel », au « travail social », au « pur travail », à la « force de travail », ou bien encore au « travail mort », au « travail aliéné », au « travail objectivé », au « travail dépourvu de ses objets », à la « division du travail », et plus encore au « travail de l’individu », au « travail individuel », au « travail subjectif », au « travail de l’ouvrier », au « travail salarié ». Cette liste n’est point exhaustive, loin de là, et s’il arrive que Marx emploie le terme « travail » sans qualificatif, c’est que dans le contexte d’insertion ou dans la logique discursive, ce terme fait expressément référence à la « valeur d’usage », à la « valeur d’échange », à la « plus-value », à l’« échange général des activités et des produits », à la « praxis vivante », au « besoin », au « procès de valorisation », à la catégorie économique du travail en tant que « travail abstrait » ou bien encore à sa « qualité générale », à sa « valeur générale », etc. Ainsi le « travail » s’il renvoie bien au procès économique, n’a de cesse de nous ramener à la réalité, plus exactement à la puissance du réel, aux déterminations fondamentales de la vie. Non à l’économie cette fois, mais à la vie. Le travail fait corps avec la force de la vie, il est le mode d’accomplissement de celle-ci en chaque individu qui, lui-même, avec son corps, ses besoins, sa fragilité, son désir, ses passions, sa volonté, incarne et produit tout à la fois l’action de la vie. Dès lors, la force de la vie et la force de travail sont identiques et en même temps rivées l’une à l’autre. Corps, douleur, effort, désir témoignent d’une réalité qui est celle de l’individu vivant, en ce sens que la subjectivité, tant dans son pathos que dans son besoin, est le mode de manifestation et de déploiement onto-historique de la vie. L’individu tendant vers plus de subjectivité, c’est la vie qui se prolonge et s’accomplit. La vie est « le fondement méta-économique de toute économie » , le travail subjectif vivant c’est donc le travail de l’individu, c’est-à-dire la seule réalité capable de produire de la valeur.

Il ne suffira donc pas de reconnaître que, chez Marx, individu, vie et réalité se tiennent du même côté face à la science économique avec son cortège de catégories censées représenter, objectiver, quantifier, le procès réel du travail vivant. Si l’économie est un dédoublement du procès réel de la production de la valeur, un ensemble mesurable d’équivalents objectifs idéaux , il s’ensuit que la contradiction du capitalisme ne réside pas dans le capitalisme lui-même. La contradiction se loge dans l’écart, ontologiquement donné et historiquement développé, entre le réel et l’univers économique qui s’éloigne chaque jour davantage de ce réel. Ainsi la « contradiction du capitalisme [...] concerne son existence même, ou plutôt le surgissement de celle-ci, le procès transcendantal de possibilité où l’économie se trouve constituée à partir de la vie, en elle et par elle » . À partir de la saisie de l’économie comme double symbolique et, historiquement parlant, comme double de plus en plus fictif du réel, Marx analyse dans le Capital le capitalisme comme système de la valeur, ou comment le capital exploite et organise le travail vivant. Il y a donc bien une analyse à proprement parler économique, mais, qu’il s’agisse de la genèse ou des lois tendancielles du système capitaliste, Marx n’en démord jamais : l’analyse économique est toujours assortie d’une théorie critique du dédoublement, du mouvement d’écart par lequel le travail subjectif vivant se voit réduit à l’intérieur du procès de production, ou plus encore, évacué hors de ce même procès. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit à cet égard, n’est pas en premier lieu une loi appartenant à l’économie mais une traduction de ce qu’il advient dans la réalité de la vie quand celle-ci décline en ses forces et moyens expressifs. C’était précisément la thématique explicite des Grundrisse, écrites dix ans avant la publication du livre I du Capital (1867) et qui constituent l’œuvre fondamentale de Marx , que de tirer toutes les conséquences, théoriques et pratiques, de « la dissociation, au sein de la réalité, du procès de production et du procès de travail » .

Quand Marx entreprend le décorticage analytique des catégories de l’économie politique bourgeoise, quand il étudie et expose les différentes phases de la formation du système capitaliste, il sait déjà, de manière tout à fait explicite, en quoi consiste la nature proprement révolutionnaire du capitalisme. Toutes les communautés humaines, primitives ou traditionnelles, ont su qu’il appartient au fond obscur de la vie de restituer, livrer et offrir plus, beaucoup plus que ce que le travail humain peut lui donner ou qu’en se confondant avec la vie, le travail produit plus que ce dont la vie a besoin : « C’est ainsi qu’un écart se creuse entre “ ce dont la vie a besoin ” et “ ce qu’elle est capable de produire ”. Dans cet écart vient se loger tout ce que nous appelons civilisation et culture. » Ce savoir culturel a pris la forme du sacrifice, du gaspillage ostentatoire, des célébrations orgiaques, des dépenses somptuaires, de l’abondance rituellement et sacralement détruite, de l’excès régénérateur . Il a revêtu l’aspect aussi bien de l’art que de la part prélevée sur le produit du paysan. Ces communautés, cependant, n’ont jamais traduit cet écart entre la force et le besoin, ce pouvoir de la vie de submerger la vie, en un système d’équivalents, tels les salaires ou les modèles mathématiques de la croissance, faisant apparaître un univers économique. Le capitalisme rompt précisément avec les autres modes de la production au moment où la pulsion qui commande la dépense excessive se transmute en commandement : « Lâchez toute la plus-value »! L’écart se nomme désormais « productivité du travail ». Sous la plus-value, se cache l’efficacité naturelle de la production vivante, la capacité naturelle de la vie à créer des produits utiles à la vie, en d’autres termes le procès réel de la production subjective. La productivité, derrière laquelle se dissimule la plus-value, c’est le génie du capitalisme indépassable dans sa capacité à fouetter, intensifier, démultiplier, bref, à constamment valoriser la force de travail, la co-appartenance originelle de la vie, de l’individu, des objets, des instruments, et de la matière. Dès lors l’accroissement du pouvoir de la force de la vie, l’élargissement de l’écart entre le besoin et la capacité de produire, se confondent avec l’intensification de la plus-value, l’augmentation de la productivité, avec le développement économique . En même temps que la plus-value, le capitalisme invente le travail et, en même temps que le travail, il invente l’économie.

Ce dernier point est capital, tant il se trouve à l’origine de malentendus ou carrément d’idioties concernant ce qui est communément appelé « l’aspect émancipateur de la théorie marxienne », pour ne pas dire marxiste. D’un côté nous avons ceux qui ressassent la même antienne au sujet du positivisme scientiste et du déterminisme de Marx, de l’autre campent ceux qui soutiennent que Marx a injecté, projeté, plaqué une théorie émancipatrice ou révolutionnaire dans et sur le « concept de travail ». Il se trouve que Marx n’a jamais rien plaqué sur quoi que ce soit. Le mode de production capitaliste fait fond sur la vie comme l’exprime si bien Michel Henry, il part de la force de travail qui est, en tant que force vivante et individuelle, la force même de la vie dont le mobile enfoui est la croissance vers le maximum d’individuation. L’invention du travail, c’est la séparation de la force de travail, l’individu coupé de l’objet et de l’action sur cet objet, la force de travail isolée, arrachée de son milieu anthropologique, émancipée des déterminations religieuses, esthétiques et sociales de la communauté. Le capitalisme fait fond sur la valeur, sur la seule force créatrice de valeur : la subjectivité vivante, et il l’exploite au maximum. Tout artificiel qu’il soit, l’univers économique qui se crée à partir de la découverte de la miraculeuse plus-value n’en reste pas moins lié au procès réel où la valeur a son origine. En anticipant sur la suite de ce texte, disons qu’il élabore un système abstrait d’équivalence et de mesure de la valeur et de la réalisation concrète de cette valeur dans l’échange qui est en même temps un système de référence au procès réel. Le dédoublement n’élimine en rien cette référence (tant qu’il s’agit encore du capitalisme proprement dit) — contrairement au communisme qui ne part pas de l’individu, mais qui se déduit lui-même d’abstractions collectives comme le Parti, le Prolétariat ou la Société. Pas plus que la Femme, la Société n’existe . Si la vie, jusqu’à un certain point, endure, filtre, supporte l’équivalence du travail vivant, elle ne peut par contre se déduire ni se soutenir d’une abstraction .

Ainsi, à partir de cette lecture du dédoublement entre, d’une part, procès réel d’où s’origine la valeur et, d’autre part, univers de l’économie, Marx a pu comprendre en quoi le capitalisme fut une révolution totale, pas seulement « économique » mais surtout ontologique . Qu’il y ait eu de l’échange avant le capitalisme, cela va de soi, mais la spécificité de ce dernier tient au fait qu’il n’y a pas d’échange entre le capital qui achète la force de travail et le travailleur qui vend sa force de travail. Au chapitre 8 des Grundrisse Marx établit que :

(1) à travers l’incorporation du travail au capital, le capital devient un procès de production ;

(2) le capital échange une part de son existence objective contre la force de travail ;

(3) le procès de travail fait son apparition à l’intérieur du capital ;

(4) le capital devient un produit et un instrument du travail ou encore la matière première du travail ;

(5) le travailleur vend au capital une valeur d’usage, le capital s’oppose au travailleur non comme capital (contenant un procès matériel de production de valeurs d’usage) mais comme argent ;

(6) il s’ensuit que l’échange n’est pas un échange entre des valeurs identiques voire même entre des valeurs quantitativement inégales (échange inégal), celui-ci trahit un bouleversement gigantesque de la teneur de l’échange : d’un côté une valeur d’usage, de l’autre une valeur d’échange, l’argent .

La révolution du capitalisme tient en ceci qu’en contrepartie d’une valeur donnée et chiffrée, il obtient plus qu’une autre valeur ; il obtient la force créatrice de valeur, de telle façon qu’il s’impose comme « valeur en instance de valorisation » . Il s’agit ici de tirer toutes les conséquences de l’invention du travail et du travailleur. En achetant la force de travail, le capitaliste achète du même coup et d’un seul tenant le travail en ses qualités spécifiques (produire une paire de chaussures ou un vêtement) et le travail vivant en général qui n’est absolument pas payé. Le travail est pour le travailleur une valeur d’échange et pour le capitaliste une valeur d’usage. Si le capital devait payer pour cette capacité du travail vivant d’insuffler un corps à l’âme du mort, pour l’abolition de la séparation, il cesserait d’être le capital .

Quand Marx se réfère à des « déterminations économiques » c’est toujours dans l’optique du dédoublement entre procès réel et procès économique propre à l’économie politique bourgeoise et toujours dans la saisie méta-économique du travail vivant. Le génie de Marx consiste d’une part à révéler le comment et le pourquoi du génie capitaliste, à savoir : représenter le travail vivant, et d’autre part, à tirer les conséquences théoriques et pratiques d’une révolution dans l’humanité et son rapport à la valeur. Par ailleurs, le fondement de la critique de l’économie politique est lui aussi d’ordre méta-économique. Cette critique porte sur l’inversion ontologique inférée par la logique même du capital quand la valorisation du capital renverse le rapport au réel, ne le représente plus mais se substitue à lui, quand cette valorisation devient pleinement une réalité économique, quand les finalités de l’économie ne sont plus qu’économiques, quand la vie se soumet à son double qui s’était borné jusque-là à la mesurer, quand une fiction se substitue au réel et le nie pour devenir le seul principe de l’action . On croit rêver ! La fameuse « détermination économique » n’est pas de Marx, elle sourd de l’économie politique bourgeoise pour laquelle les phénomènes économiques s’expliquent économiquement. Le passage mentionné plus haut révèle sans détour le fondement méta-économique des processus économiques. L’aspect révolutionnaire du capitalisme réside dans l’accroissement de la valeur expliqué par Marx à partir du travail vivant qui se décompose pour ainsi dire en surtravail, en temps de travail et en travail général dont c’est la qualité que de garder les choses dans le monde en dépit de leur arrachement. En d’autres termes c’est le travail en ses trois dimensions qui détermine la productivité, non le temps de la production et ni même la production de valeurs. Si l’histoire de l’économie politique bourgeoise est l’histoire de la détermination économique, c’est que l’histoire du capital est celle de son évolution en « pouvoir économique du capital » (Grundrisse p. 41) dont la clef d’interprétation se situe dans l’incapacité du capital de faire coïncider le temps de travail avec le temps de la production et d’augmenter en même temps la plus-value. La productivité bascule du côté de la production qui cesse de s’identifier au travail vivant.

L’overclass et le post-capitalisme technoscientifique ou l’empire de la mort

De la détermination économique à la « pensée unique », du libéralisme à l’hyperlibéralisme, le chemin parcouru est celui de l’évacuation de la praxis subjective en passant par l’affaiblissement progressif, « l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles » comme le dit Marx. Le travail vivant cède au travail mort, les forces productives ne sont plus des « forces », la production ne coïncide plus avec la vie, le travail vivant cesse d’être la source principale de richesse, le mode de production n’est plus « un mode déterminé de l’activité des individus », « une manifestation de leur vie ». Si les forces productives déterminent les rapports sociaux, c’est parce qu’elles sont d’essence subjective et le fait d’individus vivant en société . Aujourd’hui nous sommes devant une situation où ce que sont les individus ne coïncide plus avec leur production, les forces productives ne déterminent plus la vie spirituelle des humains et c’est pourquoi ceux-ci sont complètement déterminés par l’« économie » — dont le fondement n’est plus le travail vivant mais, d’un côté, le travail mort du dispositif technoscientifique et, de l’autre, la montée en puissance du travail en tant que dépense compulsive et pathologiquement obsessionnelle d’énergie métabolique. La détermination chez Marx, répétons-le, parce que le point de départ est la praxis subjective aussi bien dans sa philosophie de la réalité que dans le lieu même à partir duquel le capitalisme prend son essor, n’est pas une détermination économique. La première fait signe vers l’archi-fait de la vie, le second renvoie au génie du capitalisme qui a su, contrairement au communisme, représenter et mobiliser un fondement méta-économique dans la création d’une économie. D’où il appert que le « travail » n’a jamais été l’« activité instrumentale » si chère à Habermas. De praxis subjective il est devenu pure dépense d’énergie. Le « labour » résulte de la subversion du travail vivant par le travail mort, d’une mutation qui a rendu dérisoire la place de l’humain dans la production. S’il a encore une place ce n’est plus en tant que « travailleur » mais comme esclave, et s’il n’est pas esclave, il n’est plus dans la « production », la production de valeurs d’usage utiles à la vie. Le « travail à l’état pur », ni instrumental ni praxistique, pure énergie compulsive, le travail non du corps vivant expressif mais des organes, consacre le règne de l’argent et la mort de l’économie ou, ce qui revient au même, le règne de l’économie sans finalités extra-économiques et désormais sans fondement : l’évacuation conjointe du procès de travail et de la praxis subjective au sein de la « production » rend désormais l’exploitation inutile. C’est précisément cette inutilité qui explique l’auto-suppression de la classe des bourgeois capitalistes et son remplacement par une overclass transnationale, « manageriale », cosmopolite. Cette overclass n’a pas d’idéologie stricto sensu, elle ne peut en avoir, elle transmute cette impossibilité en nécessité de son existence, d’où le recours constant aux « TINA compromises » (There Is No Alternative) présupposant ce qu’implicitement ou explicitement ils nient : l’État, le contrôle, le caractère fictif du marché, etc., et niant ce qu’implicitement ou explicitement ils présupposent : l’existence de lois économiques dans un univers économique, le monétarisme, la création d’emplois découlant des investissements dans l’équipement technoscientifique... Si l’idéologie n’est possible qu’à travers le réel qu’elle représente ou exprime, concourant en cela à la formation d’une hégémonie ou d’une contre-hégémonie, un « TINA compromise » fonctionne à l’irréalité, au mieux à l’indétermination rationnelle (les « forces du marché », « la logique de la mondialisation »), il se donne comme un mécanisme de défense, un « safety net ». La thèse péremptoire sur la fin des idéologies vise en fait à sauver l’idéologie libérale, elle fait figure de prolégomène au « TINA compromise » et à l’esthétique épistémique de l’overclass. L’idéologie se compose de plusieurs discours, se rapporte à la subjectivité plurielle, elle contient en elle-même sa propre critique dans sa référence au réel et aux multiples discours portés par le réel des subjectivités. Le « compromis TINA » est à l’idéologie ce que le visuel est à l’image — l’écho ventriloque de son propre ressassement médiatique, bref la « pensée unique » dans son délire envahissant d’impunité arrogante. Notons à cet effet que l’entrée en scène ces derniers temps des juges anti-corruption corrobore, en sacrifiant à la marge, ce délire. La « justice » punit les imprudents ou les aspirants qui souvent sont les mêmes, son intervention vise à accommoder le droit à la réalité de telle façon qu’un compromis TINA puisse donner le change, apparaître comme un pur produit de la réalité.

Mais d’où vient et qu’est-ce qui explique la formation de cette overclass ?

D’un côté le capital s’efforce de réduire le procès de production au procès de travail, le capital ne produit pas de plus-value (donc pas d’argent quand celle-ci est réalisée) s’il n’extorque pas de surtravail. D’un autre côté accroître la plus-value revient sans cesse à augmenter la productivité. Cette contradiction dans le procès de valorisation est à la fois économique et extra-économique, elle fait l’objet du chapitre 18 des Grundrisse . Marx analyse les métamorphoses des moyens de travail en capital fixe, en dispositif technoscientifique ou, dans ses propres termes, la machinerie en tant que système automatique. Celle-ci n’est pas un moyen de travail pour le travailleur, elle ne transmet pas, contrairement à l’outil, l’activité du travailleur à son objet, ne dépend pas de son savoir-faire, de sa dextérité ; elle possède le savoir-faire et la force à la place du travailleur, se pose comme le virtuose de la production. Il en découle que « le procès de production a cessé d’être un procès de travail au sens que le travail n’est plus l’unité qui le domine et le transcende » ; le travail objectivé s’oppose au travail vivant et le domine ; ce travail objectivé se nourrit de la science et de son application à la technique, le capital se développe comme capital fixe ; le travail individuel n’est productif qu’à titre d’élément dispersé dans le procès technoscientifique du travail collectif ; la machinerie se donne comme synonyme du capital ; bref, dans le système de la machinerie, le travail objectivé apparaît comme la force productive elle-même. Cependant si le capital fixe est la forme adéquate du capital, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un travail transféré du travailleur au capital sous la forme de la machine, un travail aliéné approprié par le capital. La machinerie technoscientifique du capital fixe permet au capital d’utiliser plus intensément le temps de travail et de le valoriser au maximum. De plus, ajoute Marx, « historiquement l’introduction des machines présuppose des mains superflues. La machinerie remplace le travail seulement quand il y a une force de travail superflue [...] L’introduction n’advient pas pour remplacer une main-d’œuvre déficiente mais pour réduire la masse de travail disponible à la quantité nécessaire . »

Par ailleurs, le diktat de la productivité, en même temps que l’inversion du rapport capital fixe — capital variable (salaires), rend compte de l’inversion de la finalité de l’échange. Au bout de cet échange il y a l’argent, toujours plus d’argent ; la production des valeurs d’usage n’est pas la finalité du système capitaliste. Alors l’impératif de la valorisation et de la réalisation de la valeur débouche sur une contradiction majeure : parce qu’il s’agit de produire de l’argent, la production technoscientifique accouche d’une quantité incalculable de valeurs d’usage qui ne trouvent pas preneur sur le marché ; « un procès entièrement automatisé et d’une haute définition technologique produit des valeurs d’usage en quantité indéfinie mais aucune valeur d’échange... » Le dispositif logico-technique Productivité — Capital fixe est dans l’impossibilité de vendre ce qu’il a produit, situation qualifiée par les économistes de « crise de la suraccumulation ». La finalité Argent — Marchandise — Argent (AMA) se traduit par un manque d’argent et une pléthore de valeurs d’usage, par l’impossibilité pour une part considérable de l’humanité, la grande majorité en fait, de consommer ce qu’elle produit et ce qui est produit, de consommer l’absolument nécessaire — sans parler du superflu. La double impossibilité de la valeur — d’un côté le procès de production est devenu celui de la technique, non plus celui du travail réel vivant, de l’autre le déclin de la valeur d’échange — s’accompagne d’une mutation ontologique et d’une crise anthropologique inouïe de la valeur d’usage qui pourrait sanctionner l’impossibilité radicale et irréversible de la valeur. L’usage n’est plus l’usage-pour-la-vie et ne se rapporte donc plus aux besoins. Le dispositif scientifico-technique ne produit plus de richesse économique mais des leurres et des odradeks, terme par lequel Kafka désignait des objets inutiles, des « n’importe quoi ». Il ne s’agit plus d’économie mais d’« économie vaudou », d’« économie casino » ; la surcroissance et la démultiplication du capital financier apparaissent alors comme le double de la « production odradek » qui devient le référent de l’argent, sa substance molle, son miroir. Plus encore, le procès technique crée sa propre réalité dans une configuration des moyens et des fins, il s’impose comme le principe et le but de la production qui consiste désormais à fournir au dispositif technoscientifique — lui-même emballé dans le délire de son auto-reproduction — une quantité croissante de nouveaux matériels, de nouveaux matériaux, de nouvelles technologies, de nouveaux appareils. L’illusion économique semble parfaite, d’autant qu’elle suscite des marchands d’illusion et tout un arsenal de la recherche, qui apparaît alors comme le double et la représentation d’une illusion.

À moins de supposer que nous sommes encore dans l’univers économique de la bourgeoisie, que les forces objectives du dispositif technoscientifique rendent toujours possible une économie et que le « Just Gaming » et la « liberté esthétique » du postmodernisme soient la manifestation de la vie, il nous faut bien constater que l’overclass est complètement déterminée par ces forces, totalement soumise à celles-ci . Dans l’univers de l’économie, qui double la praxis subjective dans le monde de la vie, la détermination économique est déterminée par la vie qui est la condition transcendantale de ce couplage-dédoublement. Rien de tel dans le dispositif technoscientifique du travail mort, si bien que les forces objectives propulsent une configuration culturelle-épistémique-esthétique à allure non idéologique — les formations TINA. Précisons que l’idéologie en tant que telle porte toujours la trace de son référent. La bureaucratie communiste qui se réfère à des abstractions, la Technique, les Forces productives, le Travail collectif, le Parti, la Classe, la Société, ne disposait pas, malgré son énorme appareil, d’une idéologie persuasive qui colle à la réalité. D’où le recours au sacrifice, à la Science, aux procès avec leur cortège d’aveux, à la Vérité, etc., pour pallier l’absence de valeur économique, de richesse économique, de travail économique, c’est-à-dire de travail vivant mobilisé par le capital et dédoublé comme salaire destiné à la consommation de valeurs d’usage. L’overclass se trouve dans une situation structurelle identique à celle de la bureaucratie communiste : l’absence d’économie, l’absence de travail subjectif vivant, l’absence d’idéologie (au sens où celle-ci s’origine et se déploie dans le réel). La seule vérité que recèle la thèse de la fin des idéologies, c’est la fin de l’économie inaugurant le règne des leurres, annonçant l’avènement de l’irréalité. À l’idéologie proprement dite ne succède pas la communication libre de toute contrainte, pas plus la société transparente que la vitalité expressive des différences, mais une « pensée téflon » sur laquelle la critique n’a pas de prise et sur laquelle rien ne colle, tout glisse. Ce nouveau métal de la pensée, le téflon TINA, ne se brasse pas dans la sphère publique des institutions, il se concocte dans les organisations privées et les instituts de caste à l’intérieur desquels fraye le mercenariat yuppie expert en lobbying, marchandage du droit et américanisation des pratiques.

La formation TINA joue à fond la thèse du fonctionnement non problématique, non antagoniste du capitalisme dans son identification à l’essence commune de toutes les époques, à l’origine dont il incarne la parousie du télos. On reconnaît ici Fukuyama et la thèse de la fin de l’histoire au moment où l’extraction de la plus-value devient impossible, en même temps que le capitalisme.

S’agit-il vraiment de la mort du capitalisme ou d’un capitalisme tardif, d’un capitalisme d’un autre type ?

Le dernier mot ou les maux de la faim : prolégomènes à une réflexion en cours

La thèse d’un capitalisme tardif est intenable, si « tardif » signifie fin de parcours ou décadence. Si le capitalisme était en décadence, l’idéologie s’opposerait à sa base sociale, comme le christianisme s’est opposé à sa propre base sociale, celle du « féodalisme tardif ».

Le capitalisme, métaphoriquement, se situe entre deux extases, entre « Plus-value, donnez-nous notre pain quotidien ! » et « Consommation, donnez-nous notre faim quotidienne ! » Nous sommes aujourd’hui devant la supplique de l’overclass : « Technique, donnez-nous nos mangeurs quotidiens ! » Nous n’avons pas de peine à reconnaître le diktat du dispositif technoscientifique.

La bureaucratie communiste régnait sur une société où personne ne travaillait, où tout le monde faisait semblant de travailler, chacun s’occupant de prélever une part du butin, selon ses moyens et son statut, dans la production objectivée de la Société extérieure aux individus, à leurs besoins, à leur praxis subjective. La production se situant à l’extérieur, n’étant la propriété de personne, devenait la propriété de tous, chacun s’affairant ici à s’emparer de ce que ladite production objectivée leur avait volé, essentiellement la possibilité de satisfaire les besoins nécessaires à la vie. La mort du communisme n’exhibe en rien une faiblesse économique mais traduit une absence d’économie. Les « sociétés communistes » n’étaient pas des sociétés de travail, au sens de travail vivant trouvant un équivalent objectif dans l’univers économique, mais des sociétés de pénurie et de pillage.

Au moment de la décadence, apparut pour la première fois une idéologie communiste (l’idéologie performative dans son rapport au réel) sur la base d’une auto-critique et d’une critique du capitalisme débouchant sur une illusoire « troisième voie ». Il se trouve que l’une des deux premières voies n’était déjà plus le capitalisme et les médiateurs du changement virent le sol se dérober sous leurs pieds pour cette simple raison que l’une des voies, le communisme, achevait de se désintégrer et que la deuxième, le capitalisme, s’était transmutée en postcapitalisme technoscientifique. La voie recherchée par ces médiateurs nécessitait forcément une nouvelle base sociale alors que le dispositif de la science et de la technique, à la limite, n’en sollicite et n’en recquiert aucune, pas plus qu’une idéologie.

Les médiateurs communistes avaient donc idéologiquement raison, leur idéologie se plaçant en position de vérité par rapport au réel, mais avaient socialement tort. En face d’eux campait déjà l’overclass occidentale mamelonnée de ses formations TINA. Plus décisif, cette overclass était l’expression d’un ordre absolument inédit qui allait se mondialisant et que l’on peut schématiquement décrire comme la coalescence d’un gigantesque dispositif technoscientifique avec la montée en puissance du travail en général, du travail à l’état pur pour ainsi dire, affranchi des syndicats et des associations, dépourvu de socialité ou de capacité intersubjective, dépouillé de l’action même (travailler à fond, se dépenser à fond pour ne rien faire) dans une « érémétique condition » . Günther Anders parle même de « nullafacenti » (dans la traduction italienne), d’astronautes du travail sans prestation d’œuvres du travail, le travail devenant un produit à produire. Et ces « nullafacenti » (les «faisant-rien » faiseurs de rien) sont les plus chanceux par rapport à ceux et celles qui n’ont pas la chance de travailler à ne rien faire. Le « travail » de ces derniers consistant à travailler pour réussir à travailler à faire du rien. Cette gigantesque accélération centrifuge du travail est le produit de l’impossibilité de produire de la plus-value. Du côté de l’ontologie, la libération du travail de toutes les conditions trouve, au bout du fil, la vie dans sa force et sa précarité les plus immédiates. La transformation du capitalisme ou la fin de l’économie signale une situation inouïe : la plus-value comme obstacle à l’enrichissement ! L’overclass postmoderne et odradek en constitue l’expression la plus déterminée. Plus dramatique cependant : si l’overclass s’agite dans l’irréalité (elle n’habite aucun lieu d’enracinement anthropologique, passant d’un Hilton à un aéroport, d’une émission de télé à une autre émission de télé, d’un forum à un séminaire-ovulaire, etc.) par en dessous, sa base matérielle c’est la destruction autophage de la réalité de la vie, non une base sociale. Celle-ci, pour autant qu’on veuille en donner une description sociologique, n’offre que son impossibilité à se constituer comme base sociale précisément, tant la libération du travail de toutes les conditions a pulvérisé le social, c’est-à-dire fragmenté, isolé les subjectivités en leur massification même. Pour le postcapitalisme, il ne s’agit plus d’exploiter la vie (grand achèvement de la plus-value) mais de la dévorer. À cet égard, la pollution, le trafic d’organes, la génétique, le sang contaminé, la vache folle... ne sont, malheureusement, que des éléments dans un système plus vaste de dévoration.

Au long cortège de misère qui a accompagné l’extraction phénoménale de la plus-value par l’exploitation systématique de la force de travail des subjectivités, succède maintenant l’exploitation insensée de la vie tout court, l’autophagie de l’exploitation sans phrase, sans dédoublement ni médiation. Lâchez toutes les forces de la vie ! — jusqu’à ce que la vie se dévore elle-même. Libérez toute la technique ! — c’était précisément le rêve et la folie du communisme que de faire fond sur les forces objectives et les appareils objectivés. On a vu le résultat. Mais le postcapitalisme qui a pris la relève s’appuie sur une base colossale de travail objectivé et dispose de moyens colossaux. Après l’avortement communiste, l’accouchement capitaliste. Mais le rejeton ne porte pas le nom du père évanoui dans le Far-West...

Il y a donc une overclass, non qu’elle domine d’autres classes ; une classe sui generis qui inhale le fumet de la désintégration de toutes les classes, qui s’isole, se barricade... il y a aussi la crème intellectuelle de l’overclass, comme Rorty, Fukuyama et Vattimo,

Tous ces illustres auteurs savent pratiquer la logique et tirer les conséquences qui s’imposent : à l’époque postmoderne de l’écroulement des fondements, de la production et du travail dans le procès de valorisation, à l’époque des systèmes autopoiétiques si chers à Luhmann, il conviendrait d’être absolument antifondationnalistes, de jeter les bases flottantes d’une politique « non fondationnelle ». Le système juridique doit embarquer dans le train du « just gaming » si cher à Lyotard, emboîter le pas accéléré de la circulation, et de l’échange des signes équivalents. Les droits se doivent de circuler à leur tour, de se constituer en système sans fondement ni Grundnorm. Le système juridique, comme la société, est le miroir du dispositif technoscientifique, un « self-regulating automaton », il s’abstrait de toute praxis subjective en éliminant le jugement humain — une « justice androïde » . Il s’agit ici, purement et simplement, de la disparition de la dialectique de la représentation et, de façon concomitante, d’un repositionnement de la politique. Le but d’une politique libérale (Rawls) ne consiste plus à médiatiser des conflits, à prendre en compte des différences sociales mais à extraire puis abstraire la politique des rapports sociaux

Le système juridico-politique de l’État pousse à fond l’individualisme et repousse toute dialectique entre lui et l’individu. Cet horizontalisme des pratiques dans la société pacifiée rend compte de l’effacement graduel de toutes les formes de contrat, de médiations et de procédures contractuelles. Le politique s’autonomise vis-à-vis du social qui n’existe que sous la figure du politique, en tant que « société civile » objectivée, complètement contrôlée, dépouillée de ce qui fait la société civile, son rapport dialectique conflictuel à l’État. La société libérale démocratique incarne la « synthèse du consensus et de l’autorité », tout ce qui n’est pas démocratique et rationnel, c’est-à-dire procédural et déontologique, se range du côté de la criminalité ou rejoint les rangs du terrorisme.

À la valeur d’usage ne s’oppose plus la valeur d’échange, à l’hyperlibéralisme ne s’oppose plus le communisme. Le système juridique exclut les conflits ; la représentation politique, par le biais des partis, des syndicats, s’exclut d’elle-même. Tout ce qui comporte une dimension verticale dans l’expression d’une différence de nature avec l’État, tout ce qui suscite un mécanisme contractuel ou implique une médiation, y compris le corporatisme, s’approche de l’obsolescence. La logique de la rationalité administrative ne reconnaît aucune légitimité à l’expression philosophique, non juridique, de la praxis subjective. Tout ce qui bouge et revendique socialement par la grève pour échapper à la macdonaldisation des emplois, est catalogué comme « arrière-garde » par l’avant-garde postmoderne et tombe sous la vindicte hyperlibérale prompte à livrer en pâture aux médias, aux désœuvrés, aux déshérités, les « nantis » et les « privilégiés » qui devraient avoir honte de posséder un emploi ou une maison. La tolérance tenaillée par la nécessité de l’équilibre (il n’y a pas d’autre alternative) revêt les oripeaux du ressentiment . Il n’y a plus de légitimité politique en dehors de l’État.

La structure psychique n’échappe pas non plus à l’effacement de la médiation et à la folie de l’équilibre. Le postcapitalisme cultive et exacerbe un mode narcissique de la subjectivité ! Malgré la rhétorique sur le multiculturalisme et les différences, l’autre, l’autre qui désire réellement, est saisi comme une nuisance traumatique qui interrompt le fragile équilibre de l’Ego. L’autre, quoi qu’il fasse, représente potentiellement une menace annexionniste pour mon espace vital. On comprendra ici que le Political correctness ne combat pas tant le racisme ou le sexisme que la manifestation en acte du désir de l’autre. Par ailleurs le sujet faible post-bourgeois n’intériorise plus la loi ou la prohibition — ce qui témoignerait encore d’une instance de la verticalité entre le sujet et l’État, il ne se caractérise pas par le contrôle de la spontanéité libidinale. La valeur d’usage odradek, les leurres, la justice totale de compensation, l’illusion de la richesse économique et l’horizontalisation des pratiques, impulsent une socialisation directe de l’inconscient à travers un court-circuit entre le Surmoi de l’ordre technoscientifique et le Ça aux dépens de l’Ego. « Système, donnez-nous nos mangeurs quotidiens ! », une configuration hypnotisante enjoint — Enjoy yourself !, en s’adressant au noyau le plus intime de la subjectivité vivante . La subjectivité vide devient une subjectivité avide, dit Michel Henry.

Voici venir le temps de tous les dangers. Le capitalisme a toujours su neutraliser les classes. Il semble, rétrospectivement, qu’il n’y a aucune classe que le capitalisme ne puisse vaincre. Mais le premier mode de production intégralement « classiste » était celui qui a libéré la subjectivité , en développant une dialectique de l’abstrait et du concret, de l’objectivation et de la vie . Cette dialectique aujourd’hui est épuisée, la représentation est obsolète, les médiations sont caduques, la politique a atteint le seuil de l’objectivation complète. Il n’y a plus de médiation, la classe ne confisque plus la subjectivité qui se trouve face à face avec elle-même, avec le système, avec le masque de la Gorgone, avec la mort, dans un univers anthropologique qui ressemble à un chantier de démolition. Les forces de la vie, pour l’instant, semblent se retourner contre elles-mêmes, libérées des équivalents objectifs de l’économie. Si on peut intégrer les classes, peut-on intégrer la nature humaine ? Sous les cendres de la révolution, palpite la flamme d’une révolte anthropologique inouïe. Le travail de Dionysos lacéré. Espoir insensé : la vie reprendra ce qu’on lui a volé. Des communautés instinctuelles concrètes, trouvant leur légitimité en elles-mêmes et pour elles-mêmes parce qu’elles sont concrètes et vivantes, apparaissent de par le monde... Tout système de la production engendre le socialisme qu’il mérite.