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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-02-22/2001-02-22-240009
MARX LIBERTAIRE ?
Le philosophe Henri Maler a présenté, à l’initiative
de l’association Espaces Marx et de l’université
Paris-VIII, ce qui, du point de vue de la liberté, se présente
chez l’auteur du Capital comme une énigme.
L’inventaire des références contemporaines
à Marx se poursuit dans le cadre du réseau "
Marx contemporain ", que parrainent Espaces Marx et l’université
Paris-VIII de Saint-Denis. Henri Maler a présenté,
en ce début d’année 2001, un " Marx libertaire
", un " Marx penseur de la liberté " qui a
suscité un questionnement très stimulant de la part
de l’assistance. À chacun son Marx ! avait lancé
le philosophe, maître de conférence en sciences politiques
à Paris-VIII, et auteur de Convoiter l’impossible (1),
une relecture de Marx s’efforçant d’intégrer
l’utopie dans une stratégie de transformation du réel.
Henri Maler a commencé par affirmer que le communisme est,
dans le bon sens du terme, une utopie.
Quel communisme ? En effet, le communisme de Marx ne relève
pas d’un pari arbitraire pris au hasard de l’histoire,
ni d’une invention doctrinaire confiée au génie
individuel d’un fondateur, et encore moins d’un idéal
dogmatique invité à s’imposer à la réalité.
Le communisme repose bien plutôt, selon le conférencier,
sur un pari. Il suppose une invention et expose un idéal...
Mais il s’agit d’un idéal branché sur
le réel, et non pas d’une lumière diffusée
à partir d’une planète imaginaire. C’est
un idéal, comme le dit Marx, sur lequel la réalité
devrait se modeler.
Quel idéal ? Il ne suffit pas de proclamer l’existence
de cet idéal. Il faut encore le fonder. La philosophie morale
et politique a engendré une prolifération d’éthiques
des fondements formels - fondements transcendantaux, procéduraux,
fondation sur le consensus démocratique, comme chez Habermas,
et quelques autres qui se déclarent " marxistes ".
Aux éthiques des fondements formels, Henri Maler entend opposer
une éthique des fondations réelles, une éthique
des fondations historiques qui échappe au piège du
relativisme. Ce ne peut être le souverain bien, car le communisme,
s’il se donnait pour objectif de réaliser la vertu
ou le bonheur, serait " une catastrophe ambulante ". Ce
ne saurait être non plus la justice ou l’égalité.
Marx ne critique pas le capitalisme en leurs noms, même s’il
lui arrive de présenter la production de la plus-value comme
un misérable vol du temps de travail. Toute fondation du
communisme sur une valeur comme la justice passe à côté
du centre nerveux des critiques de Marx, c’est-à-dire
des rapports d’exploitation.
Quelle liberté ? Marx élabore un idéal de
liberté qui dépasse la réalité qu’il
permet de condamner. Henri Maler présente la conception kantienne
de la liberté - c’est-à-dire celle qui s’arrête
où commence l’empiétement sur la liberté
d’autrui - comme " la plus cohérente et la mieux
construite " des conceptions libérales de la liberté
: un tel principe reste suspendu en l’air quand il n’est
pas inscrit dans le mouvement réel des sociétés
et de l’histoire. Elle tient par contre pour Marx en une formule
: " Le libre développement de chacun comme condition
du libre développement de tous. " Cet idéal d’émancipation
individuelle n’est aujourd’hui encore réel que
comme virtualité. Il ne s’agit pas de la liberté
de vouloir, mais de la liberté de faire. Elle est liberté
de puissance dont on trouve chez Spinoza l’origine. Elle est,
comme la liberté-réalisation de Hegel, une liberté
qui reste suspendue en l’air tant qu’elle ne se réalise
pas concrètement dans la société. Mais pour
Marx, cette liberté ne peut se réaliser que dans une
société émancipée, et émancipée
en particulier de la tutelle de l’État. Aujourd’hui,
la liberté républicaine se porte mal. Elle est retranchée
derrière le droit, repliée sur la vie privée,
domestique, ou sur les échanges commerciaux. On peut y opposer
une liberté libertaire, ouverte à la socialité
des égaux, positive et propulsive, lestée des moyens
matériels de son accomplissement, ouverte à toutes
les dimensions de l’existence sociale : une liberté-puissance.
Quel pouvoir ? Cette liberté-puissance, également
partagée, attend d’être conquise... Elle est
le libre développement des forces humaines. C’est à
la fois une libre individualité et une libre socialité.
Ce n’est pas d’un rapport de coexistence entre les libertés
qu’il s’agit, mais un rapport d’implication. Il
ne s’agit pas de dire que chacun ou chacune peut être
libre à condition que tous le soient, mais que chacun et
chacune doit être libre pour que tous le soient. Le développement
de la libre individualité est la condition de l’égalité
des libertés. " La liberté des autres étant
la mienne jusqu’à l’infini ", la formule
n’est pas de Marx, mais de Bakounine ! Il ne s’agit
pas ici de l’universalité abstraite de citoyens égaux,
mais de l’universalité concrète d’individus
différents. La philosophie morale de Kant a donné
son concept à cette double reconnaissance : le respect de
la dignité. L’exigence de liberté s’enracine
donc dans l’oppression qu’il s’agit de conjurer.
Quel enracinement ? Ici prend place, dans l’exposé
d’Henri Maler, la notion d’aliénation et son
rapport à l’essence humaine. L’aliénation
nie l’essence humaine, et la négation de la négation
aboutit à émanciper l’humanité. Le concept
d’aliénation, selon le conférencier, peut et
doit être réactivé sous peine de faire de la
nature humaine à la fois l’origine et la fin de l’essence
humaine. Est aliéné celui dont les potentialités
sont entravées, niées, mutilées, sachant qu’il
s’agit de potentialités socialement et historiquement
situées. La critique de Marx vise une double séparation
où s’inscrivent la domination et l’exploitation.
La séparation de la société civile et de l’État
est en même temps la séparation entre l’individu
concrètement socialisé et le citoyen abstrait. Dans
cette séparation, sont inscrits les mérites et les
limites de l’émancipation politique. L’individu
réel est abandonné à une société
déchirée où il ne peut réaliser ses
potentialités. Les citoyens ne se reconnaissent pas dans
leurs représentants. Il faut donc aller plus loin. Cette
première séparation entre société civile
et État s’enracine dans le déchirement de la
société civile elle-même. Après avoir
pensé ce déchirement comme règne de la guerre
de chacun contre tous, Marx le pense comme l’unité
contradictoire de classes antagonistes. La première séparation
s’enracine dans la séparation entre les travailleurs
et les moyens de production, c’est-à-dire l’appropriation
privée des moyens de production.
Quelles conditions sont historiquement requises pour surmonter
et dépasser ces séparations ? Marx ne propose pas
de réaliser la liberté de tous par pure et simple
absorption du politique dans le social. Il s’efforce de penser
l’existence d’un pouvoir public débarrassé
de toutes les fonctions oppressives et répressives qui résultent
inéluctablement de la société divisée
en classes. Voilà très exactement ce que signifient
le " dépérissement de l’État "
et le processus d’abolition de la propriété
privée, c’est-à-dire l’appropriation collective
et non exclusive des moyens de production placés directement
sous le contrôle des producteurs. Henri Maler en vient ici
à des aspects plus actuels. " Le nouvel esprit du capitalisme
" (2) prétend substituer le réseau à la
hiérarchie. Mais c’est un réseau soumis à
l’impératif capitaliste de la valorisation de la valeur,
qu’on appelle la recherche du profit. " Le nouvel esprit
du capitalisme " prétend substituer la mobilité
à la fixité. S?il est vrai que le libre développement
de l’individualité suppose la libre circulation des
individus, il reste que c’est une mobilité qui est
soumise à l’arbitraire de la gestion capitaliste et
à l’anarchie de son développement. Enfin, "
le nouvel esprit du capitalisme " prétend substituer
la pluralité des projets à l’attachement d’une
vie à une fonction unique. Cela ne peut se faire qu’au
prix d’une insécurité et d’une précarité
permanentes pour les forces de travail.
Pour finir, Henri Maler met Marx à l’épreuve
de la " critique externe ", celle de Proudhon et de Bakounine
: Marx a beau dire et beau faire, la science révolutionnaire
dont il se prévaut menace à chaque instant de virer
à la science doctrinaire. Ce qui conduirait à appliquer
à la société une science dont elle ne veut
pas. Dans ce cas, le Marx militant ne serait qu’un Marx savant,
" le Marx des experts en socialisme ". De là, le
soupçon de Bakounine et de ses partisans que Marx veuille
instaurer la dictature des savants et reconduire la division entre
gouvernants instruits et gouvernés ignorants. La deuxième
critique est celle de l’étatisme qui menace à
chaque instant l’anti-étatisme fondamental de Marx.
De là le soupçon bakouninien que Marx veuille instaurer
la dictature du " parti-Marx ". La conférence d’Henri
Maler a mis en relief une double énigme : celle des formes
du dépérissement de l’État (quel rapport
peuvent-elles avoir avec la planification ?) et celle de l’étatisation
ou de la socialisation des moyens de production. Une seule et même
question qui est celle de savoir comment une forme de domination
politique peut-elle être en même temps une forme d’émancipation
?...
Arnaud Spire
(1) Convoiter l’impossible, Henri Maler. Éditions
Albin Michel. 444 pages, 160 francs.
(2) Cf. le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski et E Chiapello.
Éditions Gallimard. 842 pages, 195 francs.
Article paru dans l'édition du 22 février 2001.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-02-22/2001-02-22-240009
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