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Origine http://www.autrefutur.org/spip.php?article145
Si parler de marxisme libertaire amène aussitôt à
l’esprit le nom de Daniel Guérin, se demander si Marx
peut être tenu pour « anarchiste », c’est
évoquer celui de Maximilien Rubel, responsable de l’édition
des œuvres de Marx dans la prestigieuse « Bibliothèque
de la Pléiade », et auteur du recueil Marx critique
du marxisme, où il s’efforça de faire de Marx,
selon ses propres mots, un « théoricien de l’anarchisme
».
Il y a, à l’évidence, une inspiration commune
chez D. Guérin et M. Rubel, mais, contrairement au premier
- qui unissait à sa bonne connaissance de l’œuvre
de Marx un égal attachement aux penseurs anarchistes -, la
défense de « l’anarchisme » de Marx n’alla
pas, chez Rubel, sans de fortes préventions à l’égard
des théoriciens reconnus de l’anarchisme, moins grandes
toutefois que celles qu’il entretint à l’endroit
des porte-parole des marxismes institutionnels.
C’est, du reste, dans la stricte ligne de partage qu’il
établissait entre Marx et les « marxismes » que
réside le point de départ de la réflexion à
laquelle Rubel a consacré la plus grande part de son activité
intellectuelle. Il convient, à ce propos, de ne pas oublier
que les essais rassemblés dans le recueil susmentionné
ont tous été écrits bien avant l’effondrement
des régimes du « socialisme réel » qui,
avec les partis qui les soutenaient, se déclaraient alors
les seuls héritiers légitimes de l’œuvre
de Marx. Un des principaux objectifs que s’assigna Rubel fut
de montrer qu’une telle prétention reposait sur une
pure et simple mystification et d’exonérer Marx, du
coup, de toute responsabilité dans l’avènement
de ces régimes. En ce sens, sa réflexion tourne résolument
le dos à la tradition anarchiste, qui a vu dans l’instauration
de régimes dominés par cette « bureaucratie
rouge » dénoncée à l’avance par
Bakounine une conséquence logique des choix opérés
par Marx dès la fondation de la Première Internationale.
Or, aux yeux de Rubel, le régime issu de la révolution
d’Octobre pouvait d’autant moins se réclamer
de Marx qu’aucune des conditions que ce dernier jugeait indispensables
à l’avènement d’une véritable révolution
prolétarienne n’était présente dans la
Russie tsariste, et que, par conséquent, la seule tâche
à laquelle pouvaient s’atteler les maîtres de
l’État issu du coup de force bolchevik était
de mettre sur pied une sorte de capitalisme d’État,
où une nouvelle classe dirigeante essaierait de « mener
à bien le processus d’industrialisation et de prolétarisation
». La principale « réussite » des bolcheviks
fut donc, selon Rubel, de faire passer ce nouveau régime
d’exploitation pour un modèle réalisé
du socialisme et d’en convaincre une bonne partie du mouvement
ouvrier international.
On sait que c’est précisément sur ces «
bases objectives » - qui supposaient, entre autres choses,
l’existence d’un prolétariat numériquement
majoritaire - que tablait Marx pour permettre de réduire
au maximum une période de transition entre capitalisme et
socialisme dont, pour lui, la société post-révolutionnaire
ne pourrait faire l’économie. C’est pour cela
que, aux yeux de Rubel, il n’y avait pas de contradiction
majeure entre le Marx qui prônait la constitution du prolétariat
en parti politique et la concentration de tous les moyens de production
entre les mains de l’État - c’est-à-dire,
pour citer ses propres mots, du « prolétariat organisé
en classe dominante » - et le Marx « anarchiste »
des écrits de jeunesse ou celui qui, bien plus tard, louerait
la Commune de Paris pour avoir tenté « une révolution
contre l’État comme tel, contre cet avorton monstrueux
de la société ».
Du côté anarchiste, on a fait le reproche à
Rubel d’avoir surestimé l’anti-étatisme,
ou l’anarchisme, de Marx. Pour René Berthier, en particulier,
ce thème n’aurait pas, dans son œuvre, l’importance
que lui accordait Rubel : rapportées à l’immensité
des écrits de Marx, les citations utilisées par celui-là
en faveur de sa thèse se réduiraient à peu
de chose ; quant à son jugement sur la Commune de Paris,
il ne s’agirait là que d’un ralliement purement
circonstanciel à l’anti-étatisme des partisans
de Bakounine dans l’Internationale ouvrière. Enfin,
Berthier fait observer que ce n’est peut-être pas par
hasard si Marx n’a jamais écrit ce fameux traité
sur l’État, qui, à en croire Rubel, aurait contenu
sa théorie de l’anarchie comme finalité du communisme.
Cette polémique, dans laquelle nous n’entrerons pas
ici, ne doit pas occulter le fait que personne n’a jamais
remis en cause la parenté des buts visés in fine par
les anarchistes et les partisans de Marx. Nul n’ignore que
la discorde entre les uns et les autres n’a porté que
sur les moyens d’accéder au socialisme, et tout particulièrement
sur le rôle dévolu à l’État dans
la société post-révolutionnaire. Contrairement
à ses adversaires anti-autoritaires, pour lesquels on ne
parviendrait pas à une société libérée
de la domination politique en renforçant au préalable
le pouvoir de l’État, Marx ne voyait apparemment aucune
contradiction entre les moyens mis en œuvre - l’intervention
politique du prolétariat, puis la concentration de tous les
moyens de production entre les mains de ses « représentants
» - et la fin recherchée, la société
anarcho-communiste, sans classes et sans État. On nous accordera
que - mises à part toutes les considérations sur l’inexistence
des « conditions objectives » permettant, selon Marx,
le passage au socialisme, considérations qui posent, à
notre sens, beaucoup plus de problèmes que ne le pensait
M. Rubel - l’expérience historique des régimes
se réclamant, à tort ou à raison, du marxisme
a tranché, sur le sujet, en faveur des premiers. Est-ce à
dire qu’il n’y aurait aucun enseignement à tirer
aujourd’hui de la lecture de Marx à laquelle conviait
Rubel, à une époque à présent dépassée
? Nous ne le croyons pas. Toutefois, si on admet que, à l’inverse
de ce qu’il suggérait, la ligne de partage établie
par lui traverse au moins autant l’œuvre de Marx qu’elle
ne la sépare des « marxismes » institutionnels,
il faut reconnaître que c’est dans les propres ambiguïtés
de la pensée de Marx que ceux-là ont puisé
une bonne partie de leur inspiration. Cependant, la lecture de Rubel
laisse ouverte pour nous la possibilité de réhabiliter
un autre Marx : l’anarchisme aurait tout à y gagner,
du reste, puisque réhabiliter le Marx « anarchiste
» des œuvres de jeunesse ou de la Guerre civile en France
ne peut aller sans la réhabilitation de l’anarchisme
tout court. Il serait plus juste, sans doute, de ne pas le faire
contre les anarchistes.
Miguel Chueca
lundi 22 mars 2004
* Pour un marxisme libertaire, de Daniel Guérin, Robert
Laffont, Paris, 1969.
**Marx, critique du marxisme, Maximilien Rubel, Payot, 1974 (nouvelle
édition, Petite Bibliothèque Payot-Critique de la
politique, 2000, 546 p., avec une préface de Louis Janover)
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