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Origine : http://edc.revues.org/index303.html
Bernard Floris et Marin Ledun , « Le marketing, technologie
politique et forme symbolique du contrôle social »,
Études de communication, 28 | 2005, [En ligne], mis en ligne
le 03 novembre 2011.
Selon Gilles Deleuze, le marketing est devenu le nouvel instrument
du contrôle social dans le cadre des nouvelles « sociétés
de contrôle ». Nous désirons construire le cadre
théorique d’une démonstration de cette intuition
du philosophe. D’une part, le marketing a inventé une
démarche de gestion et de contrôle à distance
des comportements et des représentations. D’autre part,
il est devenu la forme symbolique dominante structurée par
les significations imaginaires actuelles du capitalisme néolibéral
(ou son nouvel esprit), et structurant les relations symboliques
des sociétés contemporaines. Cela est notamment rendu
possible par l’émergence d’un nouveau type d’individualité
psychologique à tendance narcissique principale qui est une
cible appropriée pour l’envahissement des marchandises.
Dans son « Postcriptum sur les sociétés de
contrôle », Gilles Deleuze a fait l’hypothèse
que s’opérait un passage des sociétés
disciplinaires (M. Foucault) à des sociétés
de contrôle. Le précédent régime de pouvoir
se caractérisait par « l’organisation de grands
milieux d’enfermement » qui exerçaient une contrainte
directe sur l’activité et les corps par l’intermédiaire
de dispositifs disciplinaires. La finalité de ces organisations
était de « concentrer ; répartir dans l’espace
; ordonner dans le temps ; composer dans l’espace-temps une
force productive dont l’effet doit être supérieur
à la somme des forces élémentaires ».
Selon le philosophe, « nous sommes dans une crise généralisée
des grands milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine,
école, famille » (1990, p. 241). Un nouveau type d’institution
se fait jour sans faire disparaître le premier. « Les
enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles
sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui
changerait continûment d’un instant à l’autre
ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point
à un autre » (p. 242). Dans le capitalisme en mutation,
un déplacement s’est opéré de l’organisation
pour la production à l’organisation pour la vente et
le marché. « Le service de vente est devenu le centre
ou l’âme de l’entreprise... Le marketing est maintenant
l’instrument du contrôle social, et forme la nouvelle
race impudente de nos maîtres » (Deleuze, 1990, p. 245).
Ce court texte d’une fin de vie est plus une forte intuition
philosophique qu’une démonstration scientifique. Nous
décidons de le prendre au sérieux et de rechercher
sa validité sociologique et communicationnelle.
Le contrôle à distance par l’autocontrôle
des salariés/clients
La modulation généralisée des dispositifs
de contrôle s’observe dans la gestion conjointe de l’entreprise
et du marché. Les organisations enferment moins les individus
et les directions les commandent moins qu’elles ne cherchent
à mobiliser leurs subjectivités, afin d’obtenir
leur consentement actif. Les dispositifs gestionnaires et commerciaux
s’appliquent moins à des collectifs impersonnels qu’à
des individus réputés autonomes (Dejours, 2000).
La modulation individualisée de la gestion salariale
La modulation du contrôle se fait à la fois dans l’usage
du temps, dans l’organisation de l’espace et dans la
mobilisation des subjectivités, alors que la discipline spatiale
et temporelle s’appliquait directement sur les corps dans
le pouvoir disciplinaire. Les salariés ont de moins en moins
une hiérarchie autoritaire sur le dos et des temps strictement
contraints. C’est la pression des objectifs et des résultats
qui remplace au moins en partie les temps imposés par la
hiérarchie. Si elle est loin d’avoir disparue, la contrainte
hiérarchique sur le travail d’exécution n’est
plus le ressort principal de la productivité et de la docilité
des individus. Ceci est d’autant plus vrai que la part du
travail matériel direct a considérablement baissé,
que le travail intellectuel est une source forte de création
de valeur, et que les activités de service sont aujourd’hui
le secteur le plus large dans les pays « développés
». L’orientation client a engendré des dispositifs
de contrôle du travail qui ont succédé au commandement
taylorien. La structuration en réseaux, la gestion par projets,
la flexibilité, le flux tendu et les systèmes d’information
ont restructuré l’organisation des entreprises (Durand,
2004).
À l’opposé de l’obéissance contrainte
de « l’organisation scientifique » et bureaucratique
du travail, c’est l’appel à l’autonomie
et à la responsabilité qui sollicite un grand nombre
de salariés. Le modèle disciplinaire avait entraîné
à la fois des résistances individuelles fortes, une
solidarité clandestine des exécutants et des organisations
de lutte qui constituaient des contre-pouvoirs. Mais la force des
collectifs qui leur permettait de se mobiliser s’est effondrée
(syndicats, comités d’entreprise, partis ouvriers).
Le pouvoir dans les organisations mobilise désormais des
individus isolés et des collectifs de travail mouvants (Linhart,
1994). L’individualisation de la gestion salariale est une
pièce maîtresse des dispositifs de management. Les
appels à l’autonomie, l’encadrement d’animation,
les entretiens annuels d’évaluation, l’individualisation
des primes et l’intéressement sont les procédures
matérielles et symboliques d’un contrôle par
l’autocontrôle. La compétence individuelle a
remplacé la qualification impersonnelle. Les critères
arbitraires du « savoir-être » et de « l’employabilité
» sont évalués en plus du savoir acquis et du
savoir-faire issu de l’expérience.
Ce n’est plus la surveillance directe qui contraint, mais
le flux tendu et les résultats pour satisfaire les clients
qui poussent les individus et les collectifs de travail à
s’autocontrôler plus qu’à obéir
(Durand). Des sociologues évoquent à ce sujet une
« soumission librement consentie » ou une « servitude
volontaire » (Beauvois, Le Goff). « Le patron c’est
le client » : tel est le credo des directeurs généraux
et des ressources humaines. Un double autocontrôle s’instaure
: celui de chaque individu sur ses performances, et celui des équipes
de travail sur chaque membre. Le modèle de l’autocontrôle
(et la peur de perdre l’emploi) gagne sur deux tableaux :
il court-circuite les tendances à former des contre-pouvoirs
collectifs par l’individualisation des salariés mis
en concurrence, et il déplace la responsabilité des
dirigeants vers la pression incontestable de la « demande
» et de la concurrence.
L’individualisation des modes de vie par la consommation
L’emprise idéologique et disciplinaire des institutions
qui ont traditionnellement socialisé les individus s’est
progressivement desserrée selon un long processus historique.
Ce desserrement a conduit à une relative autonomisation des
individus par rapport à leurs cadres d’appartenance
et à leurs modes de vie. Il en a résulté une
individualisation des identités et des pratiques sociales.
Ce processus d’individualisation, entamé plusieurs
siècles auparavant, s’est accéléré
à partir de la première guerre mondiale et encore
plus après la seconde (Élias, 1969, Mendel, 1986 et
Dumont, 1983). Parallèlement, l’offre de biens et de
services marchands a de plus en plus relayé l’exigence
sociale d’autonomie individuelle. Durant les « Trente
glorieuses », l’équipement des foyers en appareils
ménagers, en automobiles et en appareils de loisirs privatifs
(radio, télévision, chaînes musicales) a bouleversé
la vie quotidienne. Elle a contribué au repli sur la sphère
privée dans le mode de vie consommatoire. Dans un second
temps, l’orientation client dans les entreprises, et particulièrement
le marketing et la publicité, ont de plus en plus répondu
à l’individualisation des modes de vie par des biens
et des services diversifiés. Elles ont ainsi récupéré
les critiques sociales de la consommation standardisée qui
s’étaient manifestées dans les années
60 (Boltanski et Chiapello, 1999).
Le capitalisme s’est ainsi approprié le nouveau cours
de « l’individualisme » et de l’exigence
d’authenticité et de diversité (Boltanski et
Chiapello, 1999). Le marketing direct, le customer relation management,
le branding et le marketing relationnel ont mis en place des démarches
opérationnelles de segmentation visant à fabriquer
au plus près des catégories de consommateurs à
qui on propose des produits d’apparence personnalisée.
Avec près de 200 000 téléopérateurs,
les centres d’appel abreuvent quotidiennement les foyers de
propositions de produits et de promotions sur toutes les marques
à des prospects individuels savamment ciblés. En même
temps, les boîtes aux lettres regorgent de « mailings
» prétendument personnalisés.
La mobilisation subjective par le contrôle à
distance de l’autocontrôle
Dans ce contexte, la mobilisation subjective conjointe des salariés
et des consommateurs est devenue un enjeu décisif. En effet,
le contrôle à distance nécessite le pilotage
de l’autonomie des individus dans les limites des objectifs
de production et de consommation. Ce pilotage s’appuie sur
des dispositifs d’organisation et d’adhésion
visant l’autocontrôle dans des cadres prescrits. La
mobilisation subjective est de trois ordres : imaginaire, psychique
et symbolique. La mobilisation des imaginaires associe les marques
et les produits aux grandes valeurs sur lesquelles reposent les
cultures des différentes sociétés. La mobilisation
psychique s’adresse aux ressorts affectifs de l’intentionnalité
humaine tels que les caractérise la psychanalyse. La mobilisation
symbolique agit sur le sens social que les individus et les groupes
sociaux attribuent au monde des objets, au monde social, et à
leur monde subjectif.
L’imaginaire second du capitalisme : le manager et
le salarié/client
Par mobilisation des imaginaires, nous entendons ici la force structurante
et attractive que Cornélius Castoriadis (1975) attribue aux
« significations imaginaires sociales ». Chaque société
se fonde sur ces grandes matrices de sens de la vie et de valeurs
dominantes. Les religions, la monarchie, la démocratie ou
le marché ont constitué à différentes
époques et selon les sociétés les institutions
premières porteuses des idéaux et des normes intériorisées
par les individus et les groupes sociaux. Les sociétés
occidentales se sont particulièrement constituées
en juxtaposant deux grandes significations imaginaires sociales.
La démocratie formait le projet que le peuple exerce collectivement
le pouvoir pour le bien commun tout en permettant la liberté
des individus. Le capitalisme repose sur l’utopie d’une
expansion illimitée de la production industrielle et de la
consommation de masse grâce à la maîtrise rationnelle
totale des choses, des relations et des individus. La Bourse, l’entreprise
et le marché sont les appareils concrets de cette institution
imaginaire du capitalisme. Les sciences et les techniques ont été
canalisées vers les activités de conception, de production
et de distribution des biens et des services marchands. Tous les
objets naturels ou fabriqués, les relations humaines et même
les individus tendent à être transformés en
marchandises, les plaçant ainsi sous le contrôle de
la rationalité économique et industrielle.
Avec la mondialisation, la libre circulation des capitaux et des
hommes est devenue hégémonique. Mais ce retour s’est
fait dans des conditions imaginaires et symboliques nouvelles. Selon
Castoriadis, des institutions imaginaires secondes variables selon
les époques adaptent les institutions imaginaires premières
en fonction des transformations sociales. De leur côté,
Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) font appel au concept
weberien « d’esprit du capitalisme » pour qualifier
la troisième période qui a transformé à
la fois ses modes d’organisation et les « justifications
» qui les font accepter. Ainsi, le patron de « droit
divin » de la première période, est devenu le
« capitaine d’industrie » ou « l’entrepreneur
schumpeterien » dans la seconde. Puis il est devenu le manager
dans son troisième esprit. Chacune de ces figures symboliques
exprime un mode différent de direction de l’entreprise,
de gestion du marché et de légitimation du pouvoir
des entrepreneurs. Parallèlement, les ouvriers et les paysans,
largement exclus du marché dans le capitalisme naissant,
ont accédé à la consommation de masse dans
la deuxième phase, avant de devenir les clients « individualisés
» d’aujourd’hui. À chaque moment, les significations
imaginaires secondes de ces figures de consommation se sont transformées
pour s’adapter aux nouveaux rapports entre la société,
l’entreprise et le marché. La modération, l’attachement
aux vieux objets et l’esprit d’épargne des consommateurs
anciens se sont progressivement transformés en quête
des plaisirs marchands, en désir de dépense et en
recherche de nouveautés.
Le manager et le salarié/client sont les figures symboliques
centrales de l’actuelle institution imaginaire seconde du
capitalisme – ou de son nouvel esprit – en lieu et place
du patron et du salarié/consommateur qui s’affrontaient.
Le manager est le gestionnaire qui dirige « l’entreprise
citoyenne » et partage ses valeurs avec ses « collaborateurs
» dans la nouvelle guerre économique mondialisée.
Le salarié/client est le nouveau Janus entrepreneur de lui-même.
Le salarié se mobilise pour satisfaire le client, améliorer
ses performances, cultiver son savoir être et veiller à
la qualité totale des produits. Le client qu’il est
inséparablement exige toujours plus de produits nouveaux,
moins chers et personnalisés, au risque de justifier les
plans sociaux et les délocalisations qui frappent nombre
d’entre eux. Ce nouvel imaginaire social est mondialement
entretenu par la culture de consommation compulsive répercutée
quotidiennement par la publicité, les divertissements médiatiques,
les industries culturelles, la mise en scène des marques,
et l’étalage omniprésent de la marchandise.
La captation psychique des sujets narcissiques
Par mobilisation psychique, nous entendons les formes de domination
qui exercent un contrôle sur les affects des individus. Le
plaisir d’acheter et de consommer est devenu une raison de
vivre. Aussi la mobilisation subjective des salariés/clients
passe-t-elle aussi par le contrôle de leurs affects. Depuis
une dizaine d’années, de nombreux psychanalystes évoquent
un déplacement des structures psychiques qui caractérisent
le type psychologique des personnalités d’une société.
Avant les trente dernières années, la structure oedipienne
dominait les affections psychiques de leurs patients. Depuis cette
période, ils rencontrent beaucoup plus d’individus
situés dans les « états limites », ainsi
désignés parce que cette structure navigue entre les
psychoses et les névroses. Christopher Lasch (2000) a exprimé
ce déplacement psychologique et social en constatant que
les individus de la société américaine des
années 70 manifestaient de fortes tendances narcissiques.
Charles Melman (2002) évoque pour sa part la même idée
à propos de son expérience clinique.
Dany Robert-Dufour (2003) estime que « l’être
soi » et « l’être ensemble » des «
individus-sujets » sont déconnectés par le processus
d’individualisation en cours. L’être ensemble
s’est historiquement formé à partir de l’identification
des sujets à ce que Jacques Lacan a désigné
comme des figures du « grand Autre » (le Père,
Dieu, le Roi, la République, le Peuple, le Prolétariat,
etc.). D’autres, comme Norbert Élias ou Cornelius Castoriadis,
préfèrent désigner par le « Nous »
une société qui se représente son sens à
elle-même à travers des figures symboliques auxquelles
s’identifient les individus. Cette fonction de symbolisation
participait de la formation conjointe de leur être soi et
de leur être ensemble, ou de « l’équilibre
entre leur Nous et leur Je » (Élias, 1969). Depuis
des décennies, les individus tendent à s’émanciper
de ces figures identificatoires contraignantes (Castoriadis, 1975).
Mais elles ne sont pas remplacées par d’autres figures
aussi structurantes :
La modernité est un espace où, le référent
dernier ne cessant de changer, tout l’espace symbolique devient
mouvant. Il y a donc de l’Autre dans la modernité,
et même beaucoup d’Autres, ou du moins beaucoup de figures
de l’Autre [...]. C’est cette définition double
qui vient de s’effondrer. Pourquoi ? Parce qu’aucune
figure de l’Autre ne vaut plus vraiment dans la postmodernité.
Il semble que tous les anciens, tous ceux de la modernité,
soient certes encore possibles et disponibles, mais que plus aucun
ne dispose du prestige nécessaire pour s’imposer. Tous
sont atteints du même symptôme de décadence.
Et l’on n’a pas cessé de noter le déclin
de la figure du père dans la modernité occidentale
[...]. Les nouveaux individus sont plutôt abandonnés
que libres. C’est pourquoi d’ailleurs, ils deviennent
des proies faciles de tout ce qui semble pouvoir combler leurs besoins
immédiats et des cibles commodes pour un appareil aussi puissant
que le marché (Dufour, 2001).
C’est un individu à tendance fortement narcissique,
atomisé et relativement livré à lui-même
dans la croyance de son autoréalisation qui émerge
comme type anthropologique correspondant aux structures sociales
actuelles et particulièrement au marché. La mobilisation
psychique de l’individu contemporain tend à faire appel
aux formes narcissiques et autoréalisatrices des individus,
et à structurer durablement à plus long terme ce type
de personnalité émergeante. La personnalité
narcissique est en phase avec la gestion modulatrice des entreprises
flexibles et du marché « customisé ».
Mais ni l’entreprise, ni le marché ne peuvent assumer
leur prétention à devenir les nouvelles figures du
« grand Autre » ou du « Nous ». Cette tendance
à la désymbolisation des relations déconnecte
l’être soi de l’être ensemble, et elles
décrochent partiellement les individus de leurs attaches
symboliques collectives.
Dans les entreprises, Vincent De Gaulejac observe que le pouvoir
disciplinaire faisait appel au Surmoi des individus, c’est-à-dire
au respect psychiquement intériorisé de la Loi sociale
et des « grands Autres » qui l’instituent. Aujourd’hui,
en même temps que l’entreprise est érigée
en institution principale de référence (Enriquez),
c’est le Moi narcissique, antérieur à la structuration
œdipienne du Surmoi1, qui est sollicité par le nouveau
management au travers de la peur d’être exclu, de la
honte de ne pas être à la hauteur, ou de n’être
plus reconnu, ainsi que du désir de toute-puissance autoréalisatrice.
L’employabilité, la mobilité, la course à
la performance et l’individualisation de la relation salariale
sont les vecteurs de la sollicitation narcissique des individus
au travail. La peur du chômage et de la précarité
est l’autre face insécable de cette sollicitation.
Les craintes archaïques enfouies dans le narcissisme primaire
sont constamment excitées par la précarisation sociale
et psychique des individus atomisés.
Sur le marché, un triple envahissement capte les individus
privatisés vers leur quête narcissique et hédoniste
par la marchandise. L’espace urbain est désormais principalement
structuré par les centres commerciaux de la périphérie
et des centres-villes. Nul ne peut échapper à ces
sollicitations d’autant plus qu’ils sont devenus les
lieux principaux de loisir et de déambulation dans l’espace
public urbain. Dans l’espace public symbolique, les médias
reproduisent constamment le modèle de consommation de masse
principalement à travers la publicité, mais aussi
les jeux, le téléachat, le sponsoring, la téléréalité
et les séries. L’espace privé de la vie quotidienne
est envahi de nouveautés marchandes illimitées. L’espace
des services et des relations entre individus est toujours plus
structuré par des industries commerciales (tourisme, vacances,
rencontres amoureuses ou sexuelles, hypermachés et centres
commerciaux). Chaque individu est constamment sollicité par
de supposées « offres personnalisées »
dans tous les domaines de la consommation. Au total, comme le remarque
Naomi Klein (2001), à l’envahissement des espaces publics
et privés par la marchandise correspond un véritable
envahissement de l’espace mental. Le marketing est passé
maître dans cette emprise subjective par la captation omniprésente
du narcissisme et de la libido des individus.
Les technologies symboliques de l’assujettissement
volontaire
L’intuition de Gilles Deleuze selon laquelle le marketing
devenait l’instrument du contrôle social s’avère
pertinente. La démarche du marketing a été
à l’origine d’un apprentissage managérial
de la rationalisation et du contrôle à distance et
d’autocontrôle des activités de travail et de
consommation. En effet, l’activité d’achat et
de consommation ne se fait ni par commandement, ni par injonction
directe. L’art de la vente consiste en grande partie à
« faire penser et à faire faire à des publics
cibles ce qu’on veut qu’ils pensent et ce qu’on
veut qu’ils fassent » (Schwebig, 1994, p. 81) sans pouvoir
ordonner de tâches prescrites, ni être « derrière
leur dos » pour les surveiller. Le marketing s’est révélé
être un régime de pouvoir (et de savoir) plus efficace
que l’autorité disciplinaire du patron, du chef ou
du père, parce qu’il a créé des démarches
de contrôle indirect des comportements et des représentations
des consommateurs. Dans les trente dernières années,
ce contrôle a su s’adapter à des espaces sociaux
mouvants, à des individus relativement déconnectés
des normes institutionnelles, et à des subjectivités
précaires et narcissiques.
Les techniques opérationnelles les plus récemment
apparues rendent compte de cette capacité du marketing à
rationaliser le procès de consommation et à régler
à distance l’autocontrôle des consommateurs.
Au-delà de ses modalités fonctionnelles et opérationnelles,
le marketing fabrique et propage les formes symboliques qui correspondent
aux significations imaginaires sociales secondes du capitalisme
globalisé dans toutes les institutions. Par forme symbolique,
nous entendons la propagation des cadres signifiants d’un
imaginaire social dans l’espace social. Les formes symboliques
diffusées par le marketing sont des dispositifs rationnels
de contrôle subjectif des individus et des groupes sociaux.
Elles sont structurées par cet imaginaire et les institutions
qui l’incarnent. Elles structurent les techniques de communication
qui se propagent par la gestion de l’opinion et par les relations
publiques (Habermas et Ewen, 1976).
Le marketing a inventé la gestion conjointe des organisations
et des modes de vie. La gestion consiste à faire faire à
des individus ce que les dirigeants d’une institution veulent
qu’ils fassent. Dans le pouvoir disciplinaire, la contrainte
et la surveillance sont les moyens de la gestion pour faire faire
des individus. Dans le régime actuel de pouvoir, les dispositifs
de gestion disciplinaire sont toujours présents voire renforcés
(par l’informatique). Mais la gestion des subjectivités
devient décisive pour le contrôle à distance.
Dans cette configuration, il faut rationaliser la production et
la diffusion des croyances et des représentations pour faire
travailler « librement » des salariés ou faire
acheter et consommer des clients. C’est dans ce sens que cette
technologie est une politique d’assujettissement consenti.
Elle modifie le rapport entre « libérations et asservissements
» (Deleuze, 1990) en contrôlant et en récupérant
les volontés de libération plutôt qu’en
les réprimant (Boltanski et Chiapello, 1999). Par ailleurs,
si la répression est toujours conduite par des entités
sociales identifiables (le patron, le chef ou le policier), elle
l’est tout autant par des contraintes sociales impersonnelles
telles que le chômage, la précarité ou l’insécurité.
La démarche du marketing est le propagateur de l’imaginaire
du capitalisme globalisé2 et elle diffuse sa forme symbolique
de représentation et d’action dans toute la société.
Les marketers ont accumulé d’énormes connaissances
des modes de vie. Ils ont fabriqué la représentation
de l’individu consommateur puis du client personnalisé.
Ils ont élaboré les stratégies de conception,
de production et de distribution des produits censés correspondre
aux modes de vie et à la « demande » dont ils
sont en partie les producteurs. La figure du client est aujourd’hui
le noyau de cette forme symbolique. Tout échange social tend
à être perçu comme un échange quantifiable
entre un fournisseur et un client (y compris la relation client/fournisseur
entre services d’une entreprise). Parallèlement aux
procédures d’observation des modes de vie, de segmentation
des marchés et de suivi des clients, le marketing est aussi
une technologie de production et de diffusion de sens, expressément
rationalisée dans la quatrième dimension du «
mix communication ». Le marketing a ainsi créé
des techniques de diffusion symbolique de l’imaginaire marchand.
La fonction du marketing s’est exporté du marché
à la quasi totalité des entreprises et administrations
publiques, aux organismes culturels, aux partis politiques, aux
syndicats, aux médias de masse et même aux associations
à vocation sociale ou humanitaire. Formés dans les
écoles de gestion, de commerce ou de communication, les responsables
de cette fonction ont participé à l’importation
des techniques de gestion des relations sociales du marketing dans
les organisations non commerciales. Bien au-delà des marchandises,
ce sont des idées, des prestations sociales, des actions
d’assistance ou d’entraide, des personnalités
publiques et des informations qui sont « vendues » par
les techniques de la publicité, de la promotion d’image,
du marketing événementiel et des relations publiques.
Ce ne sont plus seulement des profits monétaires mais des
profits symboliques qui sont recherchés à l’aide
de ces techniques.
Au total, un ensemble de schèmes symboliques d’appréhension
et de gestion des relations entre les institutions et leurs publics
s’est largement diffusé dans les esprits et les pratiques.
Élaborer un projet, faire une étude de marché
ou de public, concevoir rationnellement un produit, une relation
ou une idée, évaluer leur coût, prévoir
leur distribution et construire leur communication est devenu le
schéma unique de toute gestion de quoi que ce soit, au point
qu’on gère aussi ses relations de famille (De Gaulejac,
2005). Ces démarches sont considérées comme
des moyens normaux et quasi naturels pour établir des relations
efficaces avec les « publics visés ». Cette forme
de la relation humaine est devenue une quasi nature chez l’individu
« microentrepreneur » ou « intrapreneur »
de sa vie (Rochefort). Ce dernier doit assumer les risques de la
compétition et il est le seul responsable de ses échecs.
Aussi doit-il former constamment ses capacités flexibles,
compétitives et innovatrices pour être « employable
» sur le marché.
Les ingénieurs du sens
Le marketing a inauguré un nouveau type de producteur de
sens, véritable ingénieur des esprits. Grâce
au développement des sciences sociales, il a inventé
des techniques rationnelles de gestion des relations sociales. Jürgen
Habermas avait remarqué dès les années 60 cette
aptitude du marketing aux « relations publiques généralisées
». Les techniques promotionnelles issues du marché
sont devenues une technologie politique totale de gestion des opinions,
dont les instituts de sondage sont les instruments de base.
Les marketers ont ainsi appris des sémiologues qui ont analysé
la fonction symbolique des objets. Derrière l’utilité
de tout objet, et par extension de toute institution, il y a le
halo de significations que nous leur attribuons inévitablement
(Barthes, 1991). Rien n’est immédiatement fonctionnel,
tout a une connotation culturelle et subjective. Les marketers ont
transformé cette analyse en démarche opérationnelle
(Lendrevie, 1983). Avec les publicitaires, ils ont créé
des méthodes rationnelles de construction et de diffusion
efficaces de significations préétablies qui valorisent
les marchandises et les relations au-delà de leur simple
utilité. « Comment faire croire pour faire faire »,
comment orienter la valeur symbolique des objets, des institutions,
des personnes ou des idées destinées à des
publics cibles et ciblés, afin qu’ils adoptent des
comportements prescrits. Longtemps « la servitude volontaire
» fut obtenue par des institutions d’assujettissement
autoritaire incarnant la croyance dans des « Grands Autres
» ou dans des « Nous » transcendants. Le marché
de masse a inauguré un nouveau mode de contrôle à
distance par l’obtention du « libre » autocontrôle
des individus consommateurs. La gestion rationalisée des
imaginaires, des désirs, des croyances, des idées
s’est présentée comme une nécessité
à partir du moment où l’exigence d’autonomie
individuelle s’est accélérée.
Après avoir construit une technologie efficace de promotion
des produits, le marketing est devenu une technique de fabrication
de l’individu consommateur, hédoniste, narcissique
et flottant dont la figure du client est l’archétype.
Dans les limites de cet article, nous ne pouvons qu’évoquer
quatre formes de cette psychopolitique du marketing.
Le branding (marketing des marques) est devenu l’activité
principale des plus grandes marques multinationales. L’idée
du branding moderne consiste à créer un imaginaire
puissant de la marque afin que l’achat des produits soit aussi
celui des caractères imaginaires qu’ils véhiculent.
L’élaboration de cet imaginaire par les marketers vise
à associer des « styles de vie » et des idéaux
sociaux à leurs produits. Ces productions subjectives sont
de véritables mythologies contemporaines (Barthes, 1970)
qui font appel au narcissisme et à l’hédonisme.
Le marketing relationnel consiste à établir une relation
commerciale avec les clients au-delà de la vente des produits
afin de les fidéliser. Cette extension de la relation commerciale
passe pour une volonté de répondre au mieux à
la « demande » des clients. Le marketing one to one
diffuse le mythe selon lequel les entreprises rechercheraient la
personnalisation des produits alors qu’il n’est qu’une
technique de segmentation plus mouvante pour répondre à
l’obsolescence subjective de plus en plus rapide des produits.
La publicité ne pouvant répondre à cette exigence,
le marketing direct est devenu l’instrument de l’établissement
de relations réputées personnalisées avec les
clients individuels.
En voie d’extension, le marketing expérientiel s’attaque
depuis peu à la marchandisation de la subjectivité
des individus en fabriquant l’expérience vécue
de leurs émotions et de leur style de vie. Il consiste à
faire vivre des expériences prédéterminées
à l’occasion de l’achat de produits ou de services.
L’élaboration de ces expériences vécues
cherche à correspondre aux attentes de publics cibles en
matière d’authenticité et d’émotions
fortes par la mise en scène d’expériences de
vie (Rifkin, 2000, Hetzel, 2000 et Ladwein, 2003). Là encore,
l’entreprise ne vend plus seulement un produit mais aussi
l’expérience vécue qui va avec et qui répond
à l’imaginaire profond des clients. Le tourisme de
l’authenticité et les villages de vacances à
l’étranger ont été les promoteurs de
ce type de marketing.
Conclusion
À la différence de la contrainte autoritaire sur
les corps et les esprits enfermés dans les limites physiques
de l’entreprise, le contrôle à distance et l’autocontrôle
du salarié/client ne peuvent se faire qu’avec sa collaboration
consentante, voire enchantée. Celle-ci est conditionnée
par l’emprise et l’envahissement d’un mode de
vie productiviste et consommatoire auquel il est difficile d’échapper,
et qui a toutes les apparences de la normalité indiscutable.
Elle est contrôlée et reproduite par la mobilisation
subjective des individus.
Ce point de vue ne préjuge nullement de l’efficience
diverse d’une telle démarche, ni ne stipule une volonté
manipulatrice. Les employeurs recherchent spontanément les
meilleurs moyens de rentabiliser le travail et de vendre leurs produits.
Ces démarches sont structurées et légitimées
par l’hégémonie de l’économie de
marché réputée libre et naturelle. L’imaginaire
du capitalisme est une signification sociale largement partagée,
quelle que soit par ailleurs la position inégale qu’y
occupent les individus. Les marketers et les publicitaires eux-mêmes
partagent cette vision du monde et sont des consommateurs assidus.
Si la diversité des appropriations singulières, des
détournements ou des résistances à la «
marchandisation » est constante, il n’en reste pas moins
que la consommation marchande est le mode de vie le plus universel.
Les « tactiques des usagers » – création,
détournements ou rejets d’usages – ne remettent
pas en cause pour l’heure le système global de la consommation
marchande, ni les « stratégies » des entreprises
(De Certeau, 1980).
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Notes
1 Norbert Élias a montré qu’elle était
le produit d’un long processus de « pacification »
des relations sociales et interpersonnelles depuis la Renaissance.
Cela avait engendré le renforcement du Surmoi, c’est-à-dire
des contraintes sociales intériorisées, et une capacité
plus forte d’autolimitation des désirs.
2 À l’instar de Pierre Bourdieu, nous nous inspirons
ici de l’analyse que fait Erwin Panofsky (2000) de la transposition
des schèmes de pensée de la pensée scolastique
dans les structures de l’architecture gothique du Moyen-Âge.
Une forme symbolique est cette diffusion de dispositions psychiques
et intellectuelles, ou de schèmes de perception, de pensée
et d’action dans tout ou partie des institutions sociales.
Bernard Floris
Bernard Floris est directeur du Centre d’Étude des
Dispositifs et des Processus d’Information et Communication
(CED&PIC) et maître de conférences habilité
à diriger des recherches à l’UFR de Communication
de l’Université Stendhal – Grenoble 3. Il est
l’auteur de La communication managériale. La modernisation
symbolique des entreprises (1996, PUG).
Roflisse (at) free.fr.
Marin Ledun
Marin Ledun est Docteur en Sciences de l’Information et de
la Communication et chercheur au Pôle PronoSTIC de France
Telecom Recherche & Développement. Il est l’auteur
de La démocratie assistée par ordinateur. Du sujet
politique au consommateur à caractère politique (2005,
Éditions Connaissances & Savoirs, Paris).
marin.ledun (at) francetelecom.com.
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