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Origine : LE MONDE DIPLOMATIQUE décembre 2000 http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/MAZOYER/14548
Décembre est le grand mois des achats et des cadeaux. Durant
les semaines qui viennent, le consommateur va se trouver psychologiquement
affaibli. Car les experts en marketing ont élaboré un
système de pressions inconscientes reposant sur la lumière,
les odeurs, la musique, le toucher, qui tentent de transformer, dans
les supermarchés et les centres commerciaux, l’acte d’achat
en pulsion incontrôlable. Autant d’effractions de la pensée,
pour y greffer une liste « idéale » de réflexes
conditionnés. Le plaisir ne peut désormais passer que
par... la consommation !
C’était il y a quatre ans. Un fait divers comme un autre.
Les vigiles d’un grand magasin avaient pris un garçon
d’une dizaine d’année avec une console de jeux
qu’il venait de voler, faute d’argent. Pour lui donner
une leçon, la direction du magasin avait haussé le ton
: une heure d’intimidation et retour à la maison entre
deux vigiles. Paniqué, ce jeune garçon échappa
à la surveillance des deux gardiens et alla se jeter du troisième
étage de son immeuble. Une résolution effroyable, violente,
prise en quelques secondes. Le temps nécessaire pour décider
également, deux heures plus tôt, de se saisir de cette
maudite console. Une affaire de pulsions, ici aux conséquences
dramatiques, mais sur lesquelles reposent, depuis plusieurs années,
des stratégies commerciales parfaitement élaborées.
Financés par de grands groupes de distribution, c’est
dans les années 1950 que sont apparus les instituts de «
recherche des motivations ». Leur mission : étudier
le comportement de l’homme de la rue pour l’inciter,
à son insu, à acheter tel ou tel produit ; parvenir
à « vider » le subconscient des gens ; cerner
les différentes personnalités (les anxieux, les passifs,
les hostiles...) et trouver leurs faiblesses profondes. Ensuite
viendra le moment de concevoir l’« hameçon »
psychologique auquel ils devraient mordre. Selon le magasine Sales
Management, « en 1956, 12 millions de dollars ont été
dépensés par des fabricants comme Goodyear ou General
Motors pour financer ce type de recherche (1) ».
Les premiers résultats tombent : pour être acheté
sans réticence, le produit doit répondre à
huit besoins cachés :
il doit flatter le narcissisme du consommateur,
lui apporter de la sécurité émotive,
lui assurer qu’il est méritant,
l’inscrire dans son époque,
lui donner un sentiment de puissance,
d’immortalité, d’authenticité et, enfin,
de créativité.
En agissant sur ces différents leviers, distributeurs et
publicitaires vont faire acheter leurs produits non pas pour leur
utilité réelle mais pour le « manque »
qu’ils promettent de combler. De ces recherches va naître
un concept commercial connu de tous : les supermarchés.
Un choix immense, des rayons à perte de vue, une avalanche
de couleurs et de lumière. Autant d’éléments
qui réduisent le consommateur, lui font perdre ses repères,
et qui, au final, favorisent les achats impulsifs. « Dans
les épiceries où il y a des vendeurs, les achats
impulsifs sont environ moitié moindres. Face à un
vendeur, le client réfléchit à ce dont il
a réellement besoin (2). »
Dans ce contexte, le client se retrouve à l’intérieur
d’un royaume semblable à ceux décrits dans les
contes de fées de son enfance, où tout ce qu’il
désire est à portée de main. A l’aide
de caméras enregistrant le nombre de battements de paupières,
des chercheurs ont montré que des clients plongés
dans cet univers « merveilleux » se trouvaient dans
un état proche du premier stade de l’hypnose. Le nombre
des battements de paupières, normalement de 32 par minute,
diminuait de moitié pendant la séance des courses
et retrouvait par la suite son rythme habituel - après une
nette élévation au niveau des caisses, marquant le
retour à la réalité. Cet état second
où les résistances sont diminuées favorise
de façon significative l’achat impulsif.
Emerveiller pour séduire, rien de plus facile avec la cible
idéale des chercheurs en marketing, à savoir, les
enfants - on parle de psychoséduction infantile. l’un
de ces experts, M. Clyde Miller, explique l’importance de
s’adresser spécifiquement à eux : « Cela
prend du temps, oui, mais, si vous comptez rester dans les affaires
assez longtemps, songez à ce que cela peut signifier de profits
pour votre firme si vous pouvez conditionner un million ou dix millions
d’enfants qui seront un jour des adultes dressés à
acheter votre produit comme les soldats sont dressés à
avancer quand ils entendent commander : "En avant, marche !"
»
Pour fidéliser ces futurs clients, l’idée a
été d’intégrer, au sein du magasin, des
jeux, des participations ludiques. De manière à inscrire
dans leur mémoire émotionnelle cette atmosphère
joyeuse qu’ils essaieront, une fois adultes, de revivre en
consommant. Cinquante ans plus tard, ces pratiques font les beaux
jours d’Ikea ou encore de McDonald’s. Quiconque est
entré dans l’un de ces temples de la consommation a
pu observer une zone réservée au jeu. La Fnac se montre
aussi pleine d’attention pour sa jeune clientèle. La
marque a investi plus d’une centaine de milliers de francs
par implantation pour s’offrir les services d’experts
en marketing sonore. Depuis l’entrée des Fnac Junior
- spécialisées dans les jeux pour enfants -, un jeu
de marelle baigné dans une musique douce entraîne subtilement
les gamins. Au coeur, on trouve une passerelle musicale. Chaque
marche déclenche une note de musique. Les enfants adorent.
Pour attirer et retenir les visiteurs, la musique s’accorde
à la nature des jouets qu’ils découvrent. «
Il faut qu’on sache les yeux fermés qu’on est
dans ce magasin et pas chez un concurrent, explique M. Michael Boumendil,
concepteur de cet habillage sonore. La musique crée un vrai
lien affectif avec le lieu et plonge enfants et parents dans l’univers
de la marque. » Une interactivité avec le lieu de vente
qui portera ses fruits dans quelques années.
Ralentir la marche des clients
De la même façon, dans les grandes surfaces, le choix
des musiques d’ambiance ne doit rien au hasard. Ici, on joue
sur le tempo. Une musique lente avec une propension à la
nostalgie ralentit la marche des clients. Et plus ceux-ci restent
dans le magasin, plus ils consomment. A l’opposé, dans
les fast-foods où l’on souhaite enchaîner les
services, on opte pour des musiques beaucoup plus rythmées.
Question de rentabilité... « Le son est un puissant
stimulant d’achat », confirme M. Thierry Lageat, responsable
marketing du groupe Brime Technologies. Dans cette société
de recherche en marketing sensoriel, chaque produit soumis par les
industriels est testé, avant d’être mis sur le
marché, par des experts appelés « les oreilles
d’or ». Leur fonction : comparer le son des nouveaux
produits avec des sons de synthèse porteurs d’une image
positive.
« On essaie de développer des normes pour définir
ce qu’est un son agréable et porteur de sens. Par exemple,
un son claquant est symbole de sécurité. Il sera recherché
pour accompagner la fermeture d’un gel douche ou le claquement
d’une portière. D’autres sonorités vont
inscrire, dans l’esprit du consommateur, l’idée
de dynamisme, de fraîcheur ou encore de luxe. » En écoutant
de façon répétitive ces sons faits sur mesure,
l’oreille est conditionnée inconsciemment à
y porter plus d’attention. Dans une pièce voisine,
Christel, ingénieur en marketing sensoriel, teste des céréales.
Ouverture du sachet, versement du lait, mastication. « A ces
différents stades, on cherche à optimiser les sons
qui vont mettre en appétit, précise-t-elle. Dès
l’ouverture du sachet, tout est travaillé sur le son
pour éveiller les sens. La forme des céréales
est recalculée si l’on n’obtient pas le bon craquement.
» A l’aide d’un logiciel qui intègre la
forme et les matériaux du produit testé, ces scientifiques
de la vente peuvent connaître les modifications à lui
apporter pour obtenir la « bonne » sonorité.
Pour lutter contre la concurrence, tout est exploré et la
moindre faiblesse du consommateur exploitée. Cette société
travaille également sur le toucher. Elle étudie l’accrochant,
la dureté, le collant d’un produit pour définir
sa carte d’identité sensorielle. Cela va des téléphones
portables jusqu’au rideau des cabines d’essayage. Dès
qu’un produit se trouve en libre accès, comme dans
les grandes surfaces, le toucher devient, pour les industriels,
un moyen supplémentaire dans la persuasion d’achat.
Grâce aux nouvelles technologies, les fabricants misent également
sur les odeurs. Les prochains jeux électroniques diffuseront
l’odeur des pneus qui chauffent, celle du souffle d’un
dragon ou de la poudre d’un coup de feu. DigiScents et AromaJet,
deux sociétés américaines, se sont lancées
dans cette technologie numérique olfactive. Elles proposent
déjà sur le marché des générateurs
d’odeurs que l’on connecte directement sur son ordinateur.
Sous forme de cartouches, ces générateurs contiennent
plusieurs essences de base qu’il est possible d’associer
entre elles pour obtenir un grand nombre de nuances différentes.
Le mélange est ensuite diffusé en direction des joueurs
à l’aide d’un micro-ventilateur. Déjà,
de grands groupes industriels comme Procter & Gamble et Nestlé,
pour qui l’odeur des produits constitue un argument de vente,
ont investi dans ces sociétés en vue de faire la promotion
de leurs produits par Internet. Les premiers sites Internet odorants
verront le jour dans moins de deux ans (3).
L’odorat apparaissant comme le sens le plus puissamment manipulable,
le marketing olfactif fait appel aux spécialistes de la chimie
organique pour concevoir ces arômes artificiels. « Les
odeurs s’impriment dans le cerveau humain d’une façon
extrêmement durable, explique Mme Aurélie Duclos, chercheuse
en marketing olfactif. Elles sont stockées au niveau du système
limbique, sous forme d’émotions liées au contexte
dans lequel elles ont marqué le sujet. Si l’on ressent
[l’une de ces] odeurs par la suite, elle replonge la personne
dans ce qu’elle a vécu précédemment.
»
Le consommateur, lui, n’a conscience de rien. Cette stimulation
se fait complètement à son insu. Une tentation pour
les grandes surfaces. Certaines, pour augmenter leurs ventes, n’y
auraient pas résisté : diffusion d’arômes
artificiels de fruits mûrs sur des fruits qui ne le sont pas
encore, odeur luxueuse de cuir sur des produits en plastique...
Dernière nouveauté, l’odeur de cuir neuf, qui
fait le bonheur des vendeurs de voitures d’occasion. Dans
tous ces cas, il s’agit bel et bien de publicité mensongère,
mais il est difficile de mettre des contrôles en place.
Le centre de robotique de l’Ecole des mines de Paris a mis
au point le premier magasin virtuel pour tester les consommateurs.
Immergé dans une pièce où les murs ont été
remplacés par des écrans géants, le client-cobaye,
en actionnant un vrai chariot instrumentalisé, se déplace
virtuellement dans les allées. Au fond de la pièce,
derrière une glace sans tain, des analystes notent ses réactions.
D’après M. Alain Sivan, spécialiste de l’analyse
du comportement et des processus de décision, « cela
permet d’étudier l’impact visuel des produits
sans avoir à les fabriquer réellement ». Aux
Etats-Unis, en complément à ces techniques, on utilise
des pupillomètres. Plus la pupille se dilate, plus le client
est intéressé. L’entreprise Capita Research
Group, elle, évalue le niveau d’implication du téléspectateur
face à un spot publicitaire à l’aide d’électroencéphalogramme
(4). Selon le type d’ondes émises par le cerveau, on
peut connaître, sans passer par le témoignage trop
subjectif de la personne, si le produit a ses chances de plaire
ou non.
Dans un tel contexte, et même s’il se croit libre,
le consommateur tombe dans un piège invisible où chacun
de ses gestes est prévu d’avance, chacune de ses décisions
a été préalablement étudiée.
Les pressions extérieures se sont métamorphosées,
à la plus grande joie des experts en marketing, en pulsions
incompréhensibles qui s’inscrivent, comme l’alcool,
dans le cadre de la dépendance et des troubles psychiatriques.
MM. Jean Adès et Michel Lejoyaux, psychiatres, décrivent
ainsi le cas d’Eléonore : « Au moment de ses
achats, elle ressentait une excitation intense, l’impression
de ne plus être elle-même, de perdre tout contrôle.
Dans la même journée, elle était capable d’acheter
plusieurs chapeaux, des dizaines de robes, des dizaines de paires
de chaussures. Expulsée de son logement dont le loyer était
impayé depuis six mois, Eléonore, après une
tentative de suicide, a été hospitalisée en
psychiatrie. Ce fut l’occasion d’amorcer enfin une prise
en charge globale par un traitement psychothérapeutique cognitivo-comportemental
(5). »
Joyeux Noël...
Frank Mazoyer.
51) Cité dans Vance Packard, La Persuasion clandestine, Calmann-Lévy,
Paris, 1989, 288 pages, 124 F.
(2) Ibid.
(3) Le Monde, 5 juillet 2000.
(4) Le Monde, 18 avril 2000.
(5) Dans une interview donnée à l’occasion
de la sortie de leur ouvrage, La Fièvre des achats, Les Empêcheurs
de penser en rond, Paris, 2000.
LE MONDE DIPLOMATIQUE? décembre 2000 http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/MAZOYER/14548
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