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L’IRRÉSISTIBLE PERVERSION DU BESOIN
Consommateurs sous influence
Par Frank Mazoyer, Journaliste.

Origine : LE MONDE DIPLOMATIQUE décembre 2000

http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/MAZOYER/14548

Décembre est le grand mois des achats et des cadeaux. Durant les semaines qui viennent, le consommateur va se trouver psychologiquement affaibli. Car les experts en marketing ont élaboré un système de pressions inconscientes reposant sur la lumière, les odeurs, la musique, le toucher, qui tentent de transformer, dans les supermarchés et les centres commerciaux, l’acte d’achat en pulsion incontrôlable. Autant d’effractions de la pensée, pour y greffer une liste « idéale » de réflexes conditionnés. Le plaisir ne peut désormais passer que par... la consommation !

C’était il y a quatre ans. Un fait divers comme un autre. Les vigiles d’un grand magasin avaient pris un garçon d’une dizaine d’année avec une console de jeux qu’il venait de voler, faute d’argent. Pour lui donner une leçon, la direction du magasin avait haussé le ton : une heure d’intimidation et retour à la maison entre deux vigiles. Paniqué, ce jeune garçon échappa à la surveillance des deux gardiens et alla se jeter du troisième étage de son immeuble. Une résolution effroyable, violente, prise en quelques secondes. Le temps nécessaire pour décider également, deux heures plus tôt, de se saisir de cette maudite console. Une affaire de pulsions, ici aux conséquences dramatiques, mais sur lesquelles reposent, depuis plusieurs années, des stratégies commerciales parfaitement élaborées.

Financés par de grands groupes de distribution, c’est dans les années 1950 que sont apparus les instituts de « recherche des motivations ». Leur mission : étudier le comportement de l’homme de la rue pour l’inciter, à son insu, à acheter tel ou tel produit ; parvenir à « vider » le subconscient des gens ; cerner les différentes personnalités (les anxieux, les passifs, les hostiles...) et trouver leurs faiblesses profondes. Ensuite viendra le moment de concevoir l’« hameçon » psychologique auquel ils devraient mordre. Selon le magasine Sales Management, « en 1956, 12 millions de dollars ont été dépensés par des fabricants comme Goodyear ou General Motors pour financer ce type de recherche (1) ».

Les premiers résultats tombent : pour être acheté sans réticence, le produit doit répondre à huit besoins cachés :

il doit flatter le narcissisme du consommateur,

lui apporter de la sécurité émotive,

lui assurer qu’il est méritant,

l’inscrire dans son époque,

lui donner un sentiment de puissance,

d’immortalité, d’authenticité et, enfin,

de créativité.

En agissant sur ces différents leviers, distributeurs et publicitaires vont faire acheter leurs produits non pas pour leur utilité réelle mais pour le « manque » qu’ils promettent de combler. De ces recherches va naître un concept commercial connu de tous : les supermarchés. Un choix immense, des rayons à perte de vue, une avalanche de couleurs et de lumière. Autant d’éléments qui réduisent le consommateur, lui font perdre ses repères, et qui, au final, favorisent les achats impulsifs. « Dans les épiceries où il y a des vendeurs, les achats impulsifs sont environ moitié moindres. Face à un vendeur, le client réfléchit à ce dont il a réellement besoin (2). »

Dans ce contexte, le client se retrouve à l’intérieur d’un royaume semblable à ceux décrits dans les contes de fées de son enfance, où tout ce qu’il désire est à portée de main. A l’aide de caméras enregistrant le nombre de battements de paupières, des chercheurs ont montré que des clients plongés dans cet univers « merveilleux » se trouvaient dans un état proche du premier stade de l’hypnose. Le nombre des battements de paupières, normalement de 32 par minute, diminuait de moitié pendant la séance des courses et retrouvait par la suite son rythme habituel - après une nette élévation au niveau des caisses, marquant le retour à la réalité. Cet état second où les résistances sont diminuées favorise de façon significative l’achat impulsif.

Emerveiller pour séduire, rien de plus facile avec la cible idéale des chercheurs en marketing, à savoir, les enfants - on parle de psychoséduction infantile. l’un de ces experts, M. Clyde Miller, explique l’importance de s’adresser spécifiquement à eux : « Cela prend du temps, oui, mais, si vous comptez rester dans les affaires assez longtemps, songez à ce que cela peut signifier de profits pour votre firme si vous pouvez conditionner un million ou dix millions d’enfants qui seront un jour des adultes dressés à acheter votre produit comme les soldats sont dressés à avancer quand ils entendent commander : "En avant, marche !" »

Pour fidéliser ces futurs clients, l’idée a été d’intégrer, au sein du magasin, des jeux, des participations ludiques. De manière à inscrire dans leur mémoire émotionnelle cette atmosphère joyeuse qu’ils essaieront, une fois adultes, de revivre en consommant. Cinquante ans plus tard, ces pratiques font les beaux jours d’Ikea ou encore de McDonald’s. Quiconque est entré dans l’un de ces temples de la consommation a pu observer une zone réservée au jeu. La Fnac se montre aussi pleine d’attention pour sa jeune clientèle. La marque a investi plus d’une centaine de milliers de francs par implantation pour s’offrir les services d’experts en marketing sonore. Depuis l’entrée des Fnac Junior - spécialisées dans les jeux pour enfants -, un jeu de marelle baigné dans une musique douce entraîne subtilement les gamins. Au coeur, on trouve une passerelle musicale. Chaque marche déclenche une note de musique. Les enfants adorent. Pour attirer et retenir les visiteurs, la musique s’accorde à la nature des jouets qu’ils découvrent. « Il faut qu’on sache les yeux fermés qu’on est dans ce magasin et pas chez un concurrent, explique M. Michael Boumendil, concepteur de cet habillage sonore. La musique crée un vrai lien affectif avec le lieu et plonge enfants et parents dans l’univers de la marque. » Une interactivité avec le lieu de vente qui portera ses fruits dans quelques années.

Ralentir la marche des clients

De la même façon, dans les grandes surfaces, le choix des musiques d’ambiance ne doit rien au hasard. Ici, on joue sur le tempo. Une musique lente avec une propension à la nostalgie ralentit la marche des clients. Et plus ceux-ci restent dans le magasin, plus ils consomment. A l’opposé, dans les fast-foods où l’on souhaite enchaîner les services, on opte pour des musiques beaucoup plus rythmées. Question de rentabilité... « Le son est un puissant stimulant d’achat », confirme M. Thierry Lageat, responsable marketing du groupe Brime Technologies. Dans cette société de recherche en marketing sensoriel, chaque produit soumis par les industriels est testé, avant d’être mis sur le marché, par des experts appelés « les oreilles d’or ». Leur fonction : comparer le son des nouveaux produits avec des sons de synthèse porteurs d’une image positive.

« On essaie de développer des normes pour définir ce qu’est un son agréable et porteur de sens. Par exemple, un son claquant est symbole de sécurité. Il sera recherché pour accompagner la fermeture d’un gel douche ou le claquement d’une portière. D’autres sonorités vont inscrire, dans l’esprit du consommateur, l’idée de dynamisme, de fraîcheur ou encore de luxe. » En écoutant de façon répétitive ces sons faits sur mesure, l’oreille est conditionnée inconsciemment à y porter plus d’attention. Dans une pièce voisine, Christel, ingénieur en marketing sensoriel, teste des céréales. Ouverture du sachet, versement du lait, mastication. « A ces différents stades, on cherche à optimiser les sons qui vont mettre en appétit, précise-t-elle. Dès l’ouverture du sachet, tout est travaillé sur le son pour éveiller les sens. La forme des céréales est recalculée si l’on n’obtient pas le bon craquement. » A l’aide d’un logiciel qui intègre la forme et les matériaux du produit testé, ces scientifiques de la vente peuvent connaître les modifications à lui apporter pour obtenir la « bonne » sonorité.

Pour lutter contre la concurrence, tout est exploré et la moindre faiblesse du consommateur exploitée. Cette société travaille également sur le toucher. Elle étudie l’accrochant, la dureté, le collant d’un produit pour définir sa carte d’identité sensorielle. Cela va des téléphones portables jusqu’au rideau des cabines d’essayage. Dès qu’un produit se trouve en libre accès, comme dans les grandes surfaces, le toucher devient, pour les industriels, un moyen supplémentaire dans la persuasion d’achat.

Grâce aux nouvelles technologies, les fabricants misent également sur les odeurs. Les prochains jeux électroniques diffuseront l’odeur des pneus qui chauffent, celle du souffle d’un dragon ou de la poudre d’un coup de feu. DigiScents et AromaJet, deux sociétés américaines, se sont lancées dans cette technologie numérique olfactive. Elles proposent déjà sur le marché des générateurs d’odeurs que l’on connecte directement sur son ordinateur. Sous forme de cartouches, ces générateurs contiennent plusieurs essences de base qu’il est possible d’associer entre elles pour obtenir un grand nombre de nuances différentes. Le mélange est ensuite diffusé en direction des joueurs à l’aide d’un micro-ventilateur. Déjà, de grands groupes industriels comme Procter & Gamble et Nestlé, pour qui l’odeur des produits constitue un argument de vente, ont investi dans ces sociétés en vue de faire la promotion de leurs produits par Internet. Les premiers sites Internet odorants verront le jour dans moins de deux ans (3).

L’odorat apparaissant comme le sens le plus puissamment manipulable, le marketing olfactif fait appel aux spécialistes de la chimie organique pour concevoir ces arômes artificiels. « Les odeurs s’impriment dans le cerveau humain d’une façon extrêmement durable, explique Mme Aurélie Duclos, chercheuse en marketing olfactif. Elles sont stockées au niveau du système limbique, sous forme d’émotions liées au contexte dans lequel elles ont marqué le sujet. Si l’on ressent [l’une de ces] odeurs par la suite, elle replonge la personne dans ce qu’elle a vécu précédemment. »

Le consommateur, lui, n’a conscience de rien. Cette stimulation se fait complètement à son insu. Une tentation pour les grandes surfaces. Certaines, pour augmenter leurs ventes, n’y auraient pas résisté : diffusion d’arômes artificiels de fruits mûrs sur des fruits qui ne le sont pas encore, odeur luxueuse de cuir sur des produits en plastique... Dernière nouveauté, l’odeur de cuir neuf, qui fait le bonheur des vendeurs de voitures d’occasion. Dans tous ces cas, il s’agit bel et bien de publicité mensongère, mais il est difficile de mettre des contrôles en place.

Le centre de robotique de l’Ecole des mines de Paris a mis au point le premier magasin virtuel pour tester les consommateurs. Immergé dans une pièce où les murs ont été remplacés par des écrans géants, le client-cobaye, en actionnant un vrai chariot instrumentalisé, se déplace virtuellement dans les allées. Au fond de la pièce, derrière une glace sans tain, des analystes notent ses réactions. D’après M. Alain Sivan, spécialiste de l’analyse du comportement et des processus de décision, « cela permet d’étudier l’impact visuel des produits sans avoir à les fabriquer réellement ». Aux Etats-Unis, en complément à ces techniques, on utilise des pupillomètres. Plus la pupille se dilate, plus le client est intéressé. L’entreprise Capita Research Group, elle, évalue le niveau d’implication du téléspectateur face à un spot publicitaire à l’aide d’électroencéphalogramme (4). Selon le type d’ondes émises par le cerveau, on peut connaître, sans passer par le témoignage trop subjectif de la personne, si le produit a ses chances de plaire ou non.

Dans un tel contexte, et même s’il se croit libre, le consommateur tombe dans un piège invisible où chacun de ses gestes est prévu d’avance, chacune de ses décisions a été préalablement étudiée. Les pressions extérieures se sont métamorphosées, à la plus grande joie des experts en marketing, en pulsions incompréhensibles qui s’inscrivent, comme l’alcool, dans le cadre de la dépendance et des troubles psychiatriques. MM. Jean Adès et Michel Lejoyaux, psychiatres, décrivent ainsi le cas d’Eléonore : « Au moment de ses achats, elle ressentait une excitation intense, l’impression de ne plus être elle-même, de perdre tout contrôle. Dans la même journée, elle était capable d’acheter plusieurs chapeaux, des dizaines de robes, des dizaines de paires de chaussures. Expulsée de son logement dont le loyer était impayé depuis six mois, Eléonore, après une tentative de suicide, a été hospitalisée en psychiatrie. Ce fut l’occasion d’amorcer enfin une prise en charge globale par un traitement psychothérapeutique cognitivo-comportemental (5). »
Joyeux Noël...

Frank Mazoyer.


51) Cité dans Vance Packard, La Persuasion clandestine, Calmann-Lévy, Paris, 1989, 288 pages, 124 F.

(2) Ibid.

(3) Le Monde, 5 juillet 2000.

(4) Le Monde, 18 avril 2000.

(5) Dans une interview donnée à l’occasion de la sortie de leur ouvrage, La Fièvre des achats, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2000.


LE MONDE DIPLOMATIQUE? décembre 2000

http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/MAZOYER/14548