Le Monde
Daniel Cohn-Bendit rattrapé par ses écrits !
Les malentendus de la révolution sexuelle ?
La surprise indignée qui a accueilli la redécouverte
d'écrits apparemment pédophiles de Daniel Cohn-Bendit
montre que beaucoup n'ont pas gardé le souvenir des années
1970 et de quelques-uns de leurs délires. Peut-être est-il
temps de passer au crible de la mémoire les lendemains de 1968,
comme on a commencé de le faire pour les années 1940 (l'Occupation)
et 1950 (la guerre d'Algérie). Le mérite de Daniel Cohn-Bendit
est d'affronter sans détours, face aux questions qui lui
sont posées, ses erreurs passées, qu'il reconnaît
et tente d'expliquer.
Cette explication n'est pas inutile : si on se souvient
aujourd'hui qu'une partie de la mouvance gauchiste préparait
la révolution politique, au prix de dérives qui aurait pu
être meurtrières et qui appelleraient aussi quelques mea-culpa,
on a un peu oublié qu'une autre partie ne voyait le salut
que dans la révolution sexuelle.
Car l'héritage militant de mai 1968, au début des
années 1970, est double.
D'un côté, les groupuscules d'extrême
gauche continuent le combat en tentant de construire des organisations
disciplinées et hiérarchisées, où l'individu
s'efface devant le groupe et le plaisir devant le devoir. De l'autre,
les réseaux libertaires forment des communautés non-violentes
qui s'opposent à toute forme d'autorité, préfèrent
l'amour à la guerre et font de la libération du désir
la clé de la révolution à venir.
Daniel Cohn-Bendit a appartenu, avant et après 1968, à cette
seconde catégorie, celle des libertaires qui prônaient la
transgression des interdits sexuels, et non à celle des militants
dévoués corps et âme à la cause d'un parti.
Au printemps 1968, tout a commencé à Nanterre, ne l'oublions
pas, par le rejet de l'interdiction faite aux garçons d'accéder
aux dortoirs des filles. Le mouvement s'est ensuite développé
autour de mots d'ordre qui plaidaient, entre autres, pour la fin
des tabous, le refus de la morale dominante, la contestation de toute
répression, y compris sexuelle. Dans les années 1970, " l'anarchiste
allemand " dénoncé par Georges Marchais a choisi
de vivre la vie alternative des adeptes de la " contre-culture ".
La libération à laquelle appelaient les héritiers
de mai demandait que cessent les interdits faisant obstacle à
la jouissance, à la maîtrise des femmes sur leur corps,
à l'homosexualité assumée. Elle entendait aussi
donner droit de cité à la sexualité des enfants, allant
quelquefois jusqu'à justifier, sans la nommer, la pédophilie.
Au nom de la lutte contre un ordre moral perçu, ainsi que l'a
rappelé Jack Lang, dimanche 25 février, au " Grand
Jury RTL-Le Monde ", comme " une
chape de plomb " les distinctions nécessaires entre
enfants, adolescents et adultes ont été oubliées par
certains.
En 1969, le suicide d'une enseignante de trente-deux ans, Gabrielle
Russier, condamnée pour détournement de mineur à la suite
d'une aventure avec l'un de ses élèves, provoqua une
vive controverse. Une partie de l'opinion prit fait et cause pour
la jeune femme, soulignant que le lycéen était déjà
presque un homme. Dans d'autres cas, en revanche, par naïveté,
provocation ou, le cas échéant, perversité, la barrière
entre amour libre et pédophilie a été clairement franchie.
Le " dérèglement de tous les sens " auquel
invitait alors, selon les mots de Rimbaud, le mouvement anti-autoritaire
charriait le pire et le meilleur. La contestation des structures traditionnelles
de la famille, en particulier, a conduit à des confusions dangereuses,
dans les esprits sinon toujours dans les comportements.
Ce mouvement avait ses auteurs de référence, qui dénonçaient
le caractère répressif de la psychanalyse freudienne (lire
l'article de Roger-Pol Droit dans Le Monde du 1er mars).
Ainsi Wilhelm Reich, dont plusieurs textes sont alors publiés ou
republiés en français, comme La Révolution sexuelle
en 1968 et La lutte sexuelle des jeunes en 1972, considère-t-il
que l'élan libérateur de la psychanalyse s'est interrompu
lorsque Freud a introduit dans sa théorie la " sublimation ".
LE COUP D'ARRÊT
Dans Eros et civilisation, qui paraît en français
en 1963, Herbert Marcuse tente de penser, face à la " sublimation
répressive " de Freud, la notion de " sublimation
non répressive " afin de surmonter le " noyau
irréductible de conformisme " que contient, selon
lui, le freudisme. Pour celui-ci, en effet, estime-t-il, " la
santé mentale n'est que la résignation réussie
et efficace ".
Dans L'Anti-Œdipe, paru en 1972, le philosophe
Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari se réfèrent
explicitement à Reich et Marcuse, dont ils défendent le
" rousseauisme " contre ceux qui leur reprochent
" une certaine conception trop idyllique de l'inconscient ".
" L'inconscient est rousseauiste, étant l'homme-nature ",
affirment-ils. Comme Reich et Marcuse avant eux, ils considèrent
que le freudisme conduit à la " résignation "
face à la société répressive. " Tout
le monde sait, écrivent-ils, ce que la psychanalyse appelle
résoudre Œoedipe : l'intérioriser pour mieux
le retrouver au dehors dans l'autorité sociale, et par là
l'essaimer ". Il faut donc relancer la " machine
désirante " pour qu'elle libère l'énergie
libidinale.
Voilà quelle était pour la mouvance anti-autoritaire
la vraie révolution. Cette conception n'était dépourvue
ni d'illusions ni de malentendus. Le coup d'arrêt n'allait
pas tarder à venir. Dès 1976, dans La Volonté de
savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité,
Michel Foucault critiquait la place centrale donnée à la
répression et l'idée que, pour s'en affranchir,
il ne faudrait pas moins qu'une " levée des interdits "
et " une restitution du plaisir dans le réel ".
" Je ne dis pas que l'interdit du sexe est un leurre,
écrivait-il, mais que c'est un leurre d'en faire l'élément
fondamental et constituant ".
La libération des moeurs a pris ensuite d'autres voies,
moins radicales. Mais en fin de compte, la " révolution
sexuelle ", même assagie, a mieux réussi que la
révolution politique.
Thomas Ferenczi
Le lien d'origine : Marcuse évoqué dans Le Monde du 1°
mars 2001
http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3226-5285-154833,00.html
Surle thème de l'Ecole de Francfort, un site Internet offre beaucoup
de documents L'Ecole
de Francfort",
On y trouve aussi une bibliographie Eléments
biographiques.
L'Ecole de Francfort ? La théorie critique ?
Nom donné au groupe formé par Max Horkheimer, Theodor
W. Adorno et leurs disciples.
La création, en 1923, d'un Institut für Sozialforschung,
à l'université de Francfort, est issue d'un rejet des
valeurs du
capitalisme et d'une volonté de fonder l'ensemble des sciences
sociales sur la dialectique marxiste. Très vite, les membres
de l'école de Francfort furent frappés par la dégradation
de l'individu libéral et par l'incapacité parallèle
du prolétariat à mettre en pratique l'humanisme que la
bourgeoisie avait trahi. Leur Théorie critique s'efforça
d'opérer une psychanalyse de la sociologie en même temps
que de constituer une sociologie de la psychanalyse. Certains d'entre
eux en vinrent à découvrir dans la lutte des classes la
reproduction de la domination de l'homme sur la nature, rendant impossible
l'avènement d'une liberté autonome. La victoire du nazisme,
en 1933, les obligea à se transporter à Genève,
puis à Paris et à Londres. En 1940, la plupart des membres
de l'école émigrèrent aux États-Unis, où
ils soumirent leurs thèses aux méthodes empiristes de
la sociologie américaine. Au retour d'exil, ils abandonnèrent
l'espoir révolutionnaire, rendu illusoire par la consolidation
du capitalisme et l'échec du marxisme en Union soviétique,
pour jeter les bases d'une dialectique affinée entre le particulier
et l'universel. Les principaux disciples et continuateurs de l'école
de Francfort sont Herbert Marcuse, Erich Fromm, Leo Löwenthal,
Friedrich Pollock, Walter Benjamin, Jürgen Habermas.
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