Dans le journal Libération la rubrique "Les auteurs
de nos 25 ans" a republié un article sur Marcuse de 1976
Marcuse par PHILIPPE GAVI, le 3 et 4 janvier 1976, La Jolla (Californie)
envoyé spécial
Le destin d'Herbert Marcuse fut étroitement lié à
la contestation étudiante des années soixante.Il est probablement
le représentant le plus connu de "l'Ecole
de Francfort", dont le site présente des éléments
biographiques.
Ce chercheur toujours en alerte travaille sur Marx et l'esthétisme.
De Baader à la culture, du danger de fascisation aux devoirs de
la gauche américaine, invitation à la discussion avec Marcuse,
dans sa maison californienne de La Jolla.
Herbert Marcuse vient me chercher à l'aéroport avec
une de ses anciennes étudiantes chassée de l'université
d'Etat à cause de ses idées politiques. Tout comme Marcuse,
d'ailleurs, qui n'enseigne plus. Il fait chaud. Personne ne fait attention
à ce grand corps un peu voûté qui a fait dans
les années 60 la une de tous les journaux. Il est vrai qu'aux
Etats-Unis les intellectuels comptent peu, du moins dès qu'on
sort des grandes cités.
Sa maison à La Jolla , non loin de San Diego, pourrait être
celle de n'importe quel Américain moyen. Fonctionnelle, confortable.
Aucun de ces posters qu'on trouve en général chez les
«révolutionnaires». Je mets les guillemets parce
que je ne sais pas qui est révolutionnaire et qui est réformiste.
Marcuse non plus, il me demande si on considère toujours en
France André Gorz comme un réformiste. Je lui réponds
qu'il y aura toujours des fétichistes de la révolution
qui sont certainement moins subversifs que Gorz.
Avec son accent germanique prononcé, sa manière de
découper chaque mot, chaque pensée, cette sorte de lenteur
minutieuse à réfléchir et à chercher ou
énoncer des postulats, Marcuse a tout de l'orfèvre de
la pensée. Rien d'étonnant à ce qu'il travaille
actuellement sur Marx et l'esthétisme.
«Je suis en train de procéder à une analyse
critique de l'esthétique marxiste, analyse qui me semble très
liée aux nouveaux concepts de révolution dans les pays
capitalistes avancés du XXe siècle. J'essaie
de réexaminer le concept marxiste de la détermination
de l'art par les relations de production, et de procéder à
une critique radicale du concept d'art ou de littérature prolétarienne.
Certes, l'art est conditionné par les relations de production,
mais il existe une transcendance dans l'art qui va au-delà
de ce conditionnement et porte en elle la radicalité. C'est
par la vertu de la qualité transcendante que l'art devient
et reste antagoniste à la société établie.
Les formes esthétiques contredisent et accusent les principes
établis de la réalité. Je pense que les possibilités,
les buts, les visions de l'art et de la littérature sont à
préserver et à intégrer dans une pratique révolutionnaire.
[...] Dans les pays industriels les plus avancés, la révolution
du XXe siècle n'aura comme motivation principale,
non pas la privation et la misère matérielle, mais le
désir de l'homme d'abolir complètement sa subjection
aux moyens de son travail. Elle s'accompagne de la recherche d'une
nouvelle moralité, d'une relation non aliénée
par exemple entre le sexe et les générations, et de
la liquidation des formes destructives de l'industrialisation capitaliste
(lutter contre la pollution, protéger l'environnement).»
Au dîner, dans un restaurant mexicain au centre de La Jolla,
nous discutons de la Symbionese Liberation Army, des Weather (1),
de la bande à Baader. Marcuse réagit vivement. Il y
a là la réaction de défense d'un homme que la
presse bourgeoise a présenté comme un des maîtres
à penser de ces mouvements, ce qui est complètement
faux. Et puis, fondamentalement, il ne se reconnaît pas du tout,
ni dans leurs actions, ni dans leur idéologie. Il se sent infiniment
plus proche de ses jeunes camarades du new american movement
qui cherchent à regrouper les marxistes révolutionnaires
dans une organisation non sectaire, ou de Tom Hayden (2) qui mène
campagne pour devenir sénateur de Californie.
Il se refuse à considérer que certaines actions politiques
minoritaires violentes sont des œuvres artistico-politiques, des créations
culturelles vivantes (des actes surréalistes ?) dont la signification
échappe d'ailleurs à leurs auteurs, et que leur portée
est aussi difficilement analysable que leurs fondements. Le terrorisme
dans une société industrielle avancée est l'empreinte
culturelle de l'individu désespéré, avide d'un
changement immédiat, en colère contre l'Histoire et
le vieillissement (la mort) et voulant mordre dans la chair des choses
(du pratico-inerte de Sartre), plutôt que de vivre dans l'indifférence,
l'attente ou le compromis. La marge terroriste est toujours, qu'on
le veuille ou non, une frange de soi, de ses propres pulsions. [...]
Ce qu'il faut réexaminer totalement, continue Marcuse, c'est
le lien permanent révolution-prolétariat, le concept
marxiste du prolétariat dans les pays capitalistes avancés.
Marx lui-même ne pensait pas que le concept du prolétariat
serait toujours valide. Dans Critique de l'économie politique,
il visualise un stade d'automatisation dans lequel les travailleurs
superviseraient seulement le processus de production. La proportion
des ouvriers dans la population active se réduit constamment.
Marx avait tort quand il croyait que les classes moyennes s'appauvriraient
et s'intégreraient dans la classe ouvrière. Le contraire
s'est produit. La base de la révolution s'est élargie
aux classes moyennes. Il serait stupide de ne parler que de prolétariat.
Avant qu'on puisse penser à une révolution socialiste,
nous avons à changer l'être humain, sinon le socialisme
ne sera pas qualitativement différent. La socialisation des
moyens de production n'implique pas une meilleure qualité de
vie. Pour que les hommes deviennent des êtres humains différents,
ils doivent expérimenter le monde de manière très
différente. Lénine a dit qu'il ne pouvait écouter
une sonate de Beethoven, car la direction de la révolution
ne lui en laissait pas le temps. S'il avait écouté une
sonate, la révolution bolchevique n'aurait peut-être
pas tourné comme elle a tourné.
Nous parlons ensuite de la situation américaine. Marcuse ne
trouve pas sérieux de parler de «crise du capitalisme».
«Le capitalisme avance toujours à travers les périodes
de crise et d'inflation.» Par contre, le doute s'est installé
dans la conscience américaine : «De nombreux sondages
montrent que les Américains ne croient désormais plus
à ces valeurs du système qu'ils célébraient
avant. Ils ne pensent plus que c'est le meilleur système. Ils
reconnaissent que le système américain ne progresse
qu'au prix d'un gaspillage croissant, d'un vieillissement planifié.»
Seulement, comment traduire politiquement cette crise de confiance,
comment éviter que l'Amérique se radicalise à
droite et non à gauche ? Certes, une révolution potentielle
trouve ainsi dans l'ensemble de la population dépendante une
possible base de masse qu'elle n'avait pas auparavant.
Reste à articuler tout cela, à le traduire dans des
activités qui peuvent changer le système. Mais quelle
peut être la stratégie des révolutionnaires quand
le concept de la prise de pouvoir n'est pas opératoire, quand
le seul concept qui fonctionne est celui de la crise du pouvoir existant
? Marcuse affirme qu'il est optimiste : «Je suis plus optimiste
qu'il y a dix ans. Je crois beaucoup moins à la stabilité
du système et beaucoup plus à la possibilité
d'une révolution.» Et de me décrire l'indifférence
ou l'animosité des Américains à l'égard
du travail, la remise en cause du capitalisme, les sabotages dans
les usines, le ferment de changement que constitue la nouvelle gauche.
«Une nouvelle moralité est en train de naître
qui n'est pas compatible à longue échéance avec
le puritanisme inhérent au système capitaliste. Jusqu'à
de nombreux vice-présidents de corporation qui ont aujourd'hui
les cheveux longs et fument des joints.»
Cette radicalisation prévisible peut aussi bien produire ce
que Marcuse appelle un «régime de semi-fascisme»
: «Il ne s'agit pas d'une répétition d'Hitler
mais d'une mise au silence de l'ensemble de l'opposition radicale.
Avec la collaboration de la majorité des syndicats. Ce sera
la menace d'être licencié ou de ne pas trouver un job
pour tous ceux qui ne penseront pas droit politiquement, et cela dans
l'indifférence cynique d'une majorité conformiste et
apathique.
«Le Watergate a exposé la corruption du big business.
Les corporations les plus compromises occupent aujourd'hui les mêmes
positions. Les révélations sur la CIA n'ont pas pour
autant entamé ses pouvoirs. La gauche doit réaliser
qu'elle entre dans une période de contre-révolution.
Le danger d'un régime réactionnaire répressif
est si grand que défendre même la démocratie bourgeoise
peut être une question de vie ou de mort pour la gauche. Une
stratégie libérale aujourd'hui n'a pas la même
signification que dans les années 60. C'est pour cela que je
pense que le vote doit être utilisé et que je soutiens
Tom Hayden.».
(1) Symbionese Liberation Army et Weathermen : deux mouvements révolutionnaires
d'extrême gauche américains des années 70.
(2) Tom Hayden, 35 ans, une des figures les plus connues du mouvement
des années 60, fait campagne en effet avec sa femme, Jane Fonda,
pour être élu sénateur de Californie en 1976.
Beaucoup de ses anciens amis crient à la trahison, à
la récupération.
UN MAITRE À PENSER
En confrontant psychanalyse et marxisme, Marcuse s'est employé
à dénoncer la société d'abondance américaine.
Ses idées ont joué un rôle considérable
pour la nouvelle gauche américaine des années 60.
La crise d'identité morale que traverse l'Amérique,
deux ans après le Watergate, aboutira la même année
à l'élection du démocrate Jimmy Carter à
la présidence des Etats-Unis.
HERBERT Marcuse. Philosophe américain d'origine allemande (1898-1979).
«Eros et civilisation» (1955, traduit en 1963),
«L'Homme unidimensionnel» (1964, traduit en 1968),
«Culture et société» (1965, traduit en 1970),
Contre-révolution et révolte» (1973).
Cet article sur Marcuse est paru dans le journal Libération
janvier 1976, il est repris dans la série "Les auteurs
de nos 25 ans". Le lien d'origine : http://www.liberation.com/livres/25ans/marcuse.html
Surle thème de l'Ecole de Francfort, un site Internet offre
beaucoup de documents
L'Ecole
de Francfort",
On y trouve aussi une bibliographie Eléments
biographiques.