LE récent trentenaire de mai 68 a donné lieu a d'assez consternantes
autocélébrations. Bien installés dans le confort mou de leur respectabilité
actuelle, quelques anciennes « gloires » du mouvement ont parlé
de Mai comme d'un passé à tout jamais englouti par l'histoire. Tout en
exaltant la révolte d'alors, ils ont fait l'éloge de la résignation contemporaine.
Et se sont ainsi livrés à une figure classique de la mauvaise conscience :
celle du reniement. Comme tous ceux qui se sentent en révolte contre les
injustices actuelles, ils devraient pourtant lire, ou relire, Herbert
Marcuse, dont les thèses - qui mirent le feu aux poudres en mai 1968 -
demeurent plus vivantes que jamais.
« Cette destinée est mystérieuse pour nous car nous
ne comprenons pas pourquoi les bisons sont tous massacrés, les chevaux
sauvages domestiqués, les lieux secrets de la forêt lourds de l'odeur
de tant d'hommes, et la vue des belles collines souillée par des fils
de fer qui parlent. Où sont les fourrés profonds ? Disparus. Où est
l'aigle ? Disparu. C'est la fin de la vie et le commencement de la
survivance. »
Déclaration du chef indien Seattle au président des Etats-Unis (1894).
« Because something is happening here
But you don't know what it is
Do you Mister Jones ? »
Bob Dylan, Ballad of the Thin Man (1).
Ce refrain connu de Bob Dylan n'aurait certainement pas déplu au jeune
Herbert Marcuse (2), qui appréciait déjà - bien avant la génération beat - les randonnées et les feux de bois des Wandervögel (3). Peu d'hommes auront à ce point affronté la diversité et
le tragique d'un siècle - l'« âge des extrêmes »
selon l'historien anglais Eric Hobsbawm (4) - qui commence, pour l'apprenti philosophe, par la lecture
de Marx et la rencontre avec la phénoménologie et l'enseignement de Husserl.
Rencontre couronnée par le choc de la publication, en 1927, du Sein und Zeit de Martin Heidegger, qui lui inspire une thèse
d'habilitation remarquable sur L'Ontologie de Hegel et les
fondements d'une théorie de l'historicité (1932).
Recommandé par Husserl, Herbert Marcuse rejoint, à Francfort, Adorno et
Walter Benjamin à l'Institut für Sozial Forschung, dirigé par Horkheimer.
Dès 1934, il émigre en Suisse puis aux Etats-Unis pour jeter les bases
de sa philosophie critique, qui se veut une philosophie de l'émancipation (5).
Il écrit alors quelques articles décisifs (6) qui interviennent en plein coeur des débats des années 30
et qui inspireront plus tard les développements de Raison
et Révolution (1939, en riposte au défi totalitaire nazi), de Marxisme soviétique (1958, bilan de l'expérience socialiste
en URSS), d' Eros et Civilisation (1955, critique de
la psychanalyse américaine) et, enfin, de L'Homme unidimensionnel
(1964, critique des sociétés industrielles avancées).
Ces ouvrages lui permettront d'obtenir une chaire à Brandeis puis à San
Diego et feront de lui - surtout le dernier - le maître à penser de la
jeune génération. Le maître de San Diego fut de tous les combats de la
nouvelle gauche et restera comme celui qui a déclaré : « Je
me fais l'effet d'un optimiste incorrigible... Malgré tout, je ne parviens
pas à imaginer le plus beau régime capitaliste fait pour durer éternellement
(7) »
Cet optimiste incorrigible peut-il encore, de nos jours, faire déclic ?
Doit- on le ranger définitivement au Cabinet du Bizarre de l'Histoire
des idées comme prototype de la « génération Marcuse », comme
sont déjà rangés ceux de la génération Yoplait, de la génération Mitterrand,
de la génération Adidas ou même de la génération Clinton ? N'est-il
pas désespéré de refuser le cynisme conventionnel de la post-modernité
et le mépris pour les « grands récits de l'émancipation » ?
Pour Marcuse, vivre les années 30, c'était être confronté directement
à trois dispositifs redoutables qui articulaient la puissance technique
et la domination politique : nazisme, socialisme totalitaire et capitalisme
démocratique, par lesquels « la société et la nature,
l'esprit et le corps sont gardés dans un état de mobilisation permanent ».
Nous savons désormais que l'histoire a tranché et éliminé les deux dispositifs
de mobilisation les plus brutaux ; que c'est la technologie de persuasion
la plus subtile - et certainement la moins odieuse - qui l'a emporté.
Mise au point par les ingénieurs sociaux américains des années 20, la
« manufacture du consentement (8) », cette technologie répertoriée
par Noam Chomsky (lire page 12) comme machine à endoctriner,
réussit à sévir ici et maintenant, partout et nulle part, des sphères
les plus intimes de l'égo jusqu'à celles qui impliquent la mobilisation
de masses humaines de très grandes dimensions.
Comment comprendre et subvertir cette mobilisation consentie ? C'est
ici qu'apparaît comme cruciale la question de « l'histoire
comme advenir, comme mobilité (9) », posée par Marcuse dans sa thèse
sur Hegel. Question qui rend manifeste toute la cohérence du projet et
de ses développements ultérieurs et rejoint les interrogations les plus
contemporaines (10).
Refuser d'affronter le problème de la mobilité, c'est céder à ce que Hegel
appelle le valet de soi- même, à son prosaïsme, à son inertie, à son horizon
borné, rester crispé à la finitude, tôt ou tard capituler devant les technologies
de mobilisation (11) ou de mise au pas brutales ou subtiles. Penser la mobilité,
c'est, selon Marcuse, capter toute la patience et le mordant de la pensée
négative dont on pouvait croire qu' « elle est en voie
de disparition ». C'est refuser d'abdiquer devant les impostures
qui prétendent aller de soi et se donnent comme « philosophie positive », légitimant une « sage résignation (12) » devant des lois sociales aussi
naturelles que les lois de Newton. Avec cette philosophie, « combien il est doux d'obéir, lorsque nous pouvons réaliser
le bonheur, d'être convenablement déchargés, par de sages et dignes guides,
de la pesante responsabilité d'une direction générale de notre conduite
(13) ».
Ce refus d'abdiquer devant le valet de chambre de soi-même conduit d'abord
Marcuse à combattre la psychanalyse révisionniste néofreudienne à l'américaine
qui visait à effacer tout ce que Freud pouvait avoir de révolutionnaire
et à promouvoir une thérapeutique de fabrique d'individus « adaptés »
à leur environnement en optimisant leur réseau « d'interactions humaines ». Avec plus de quarante
ans d'avance, Marcuse avait bien vu tout l'enjeu de cette « adaptation »
socio-culturelle : « Cet exploit intellectuel
s'accomplit en édulcorant la dynamique des instincts et en réduisant la
portée de la vie mentale. Ainsi purifiée, »l'âme« peut à nouveau
être sauvée par une éthique et par la religion ; ainsi la théorie
freudienne peut être réécrite par une philosophie de l'âme (14) . »
Les analyses de L'Homme unidimensionnel amplifient l'offensive
contre la « philosophie positive » et son jumelage de plus en
plus tyrannique entre opérations mentales et pratiques sociales. Avec
beaucoup de lucidité et de talent polémique, elles dénoncent le « jargon
tracassier » et le « concret académique »
d'une certaine philosophie qui aimerait réduire toute proposition
à des énoncés aussi bouleversants que « Mon balai est
dans le placard », « John mange le chapeau de Paul » ou
le classique « Betty a cassé son sèche-cheveux au coin
de la rue ».
Marcuse anticipe le dressage cognitif et ethico-neuronal contemporain !
On se tromperait pourtant en y reconnaissant une méfiance conventionnelle
de la technique. Ce ne sont pas les robots qui sont à craindre mais notre
soumission de plus en plus étriquée à la commande socio-opérationnelle
et Marcuse remarque : « La machine est une esclave qui sert à faire d'autres esclaves...
Régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, c'est encore
régner et tout règne suppose l'acceptation des schémas d'asservissement
(15) . »
On peut parler d'une Triple Alliance politique, économique et cybernétique
susceptible d'« auto-organiser » les potentialités explosives
des masses humaines de très grande dimension et de conjuguer les performances
de deux prototypes de la post-modernité : l'homo economicus - le
citoyen- Robinson, égoïste et rationnel, atome de prestations et de consommations,
et acharné à optimiser un best-of de biens et de services ;
et l'homo-communicans , le citoyen-thermostat, habitant-bulle
d'un espace cybersympa, sans conflit ni confrontation sociale archaïque,
se flattant de positiver et de n'exister que comme ténia cybernétique
perfusé d' inputs et vomissant des outputs.
Pour la Triple Alliance, tout ce qui prétend ne pas s'incliner devant
les états de fait ou ne pas se reconnaître dans une pensée algorithmique,
est soupçonnée de « romantisme malsain » d'« élitisme »
ou, au mieux, de folklore recyclable dans les spéculations inoffensives
des « cultural studies ». La science est d'ailleurs,
elle aussi, mise à contribution : on ne compte plus les « Réflexions »
ou les « Dialogues », différents par leur contenu scientifique
mais identifiables par leur rationalisme endimanché et le ton désabusé
qui sied à la philosophie en chaise longue. Nous sommes ici, bien sûr,
aux antipodes des « philosophies dangereuses » réclamées par Gilles
Deleuze et Michel Foucault : ce « rationalisme » ne menace
que par son inertie et sa lourdeur - comme une barge
à la dérive.
LA commande sociale est naturellement friande de scientisme grassouillet
et c'est pourquoi le brillant scientifique, brusquement soucieux de supplément
d'âme philosophique, devient une entité burlesque incontournable de notre
modernité. La conclusion style « conseil aux jeunes » devient
même un genre littéraire : fuyez les « philosophes ». Il
s'agit bien entendu des « vrais », de ces magnifiques voyous
de la pensée qui ne tremblent ni devant le sacré ni devant la science.
Croquez à belles dents dans la belle pomme de « l'ère post-métaphysique » !
On apprécie mieux maintenant la justesse du diagnostic de Marcuse :
« Le triomphe de la pensée positive, c'est »l'univers
clos« . » La pensée unidimensionnelle avec tous les tics
et les clichés de ce qu'il faut bien appeler l'empirisme mercantile de
la « pensée unique » des années 80-90, de cet empirisme mercantile
qui aime dire : « Mais oui ! Le marché c'est toi et moi, tu peux le
rencontrer au coin de la rue (16) . »
Le mariage - de coeur et de raison - de la Triple Alliance et de la Contre-Réforme
libérale est désormais officiel, avec sa définition du travail comme denrée
rare, ne posant aucun problème scientifique, transparent, reproductible
et formalisable ; travail « outputé » par des opérateurs (17), ou mieux, des UET (unité élémentaire de travail).
C'est la même pensée qui veut mater toute subversion de la langue et nier
le réel du travail. Il s'agit, coûte que coûte, d'affubler la guerre de
tous contre tous d'une rationalité cybernétique, quitte à nourrir - comme
M. Bill Gates - l'ambition secrète de fabriquer des tranches d'âges,
des comportements et des psychologies comme des jeans ; et remplacer
la spéculation sur la viande sur pied des ingénieurs financiers d'autrefois
par la spéculation sur un immense cheptel de neurones sur pied.
Mais, performance oblige - et ceci n'aurait pas surpris Marcuse -,
la Triple Alliance sait se montrer festive avec tout le cortège New Age,
du nomade, du chaos, et pourquoi pas, du fractal. Pourtant, déjà Carnaval
fait la grimace ; la langue semble se venger comme les incendies
vengent la nature lorsque la broussaille fait place à la forêt :
épidémies de lynchages médiatiques, proliférations de psychologies-zombies
et, surtout, superstitions cultivées et engrangées par les sectes multinationales.
C'est pourquoi il faut lire et relire Marcuse, l'homme pour qui la résignation
seule est ringarde. Résignation qui nous interdit de saisir cette coalition
du patient et du rauque qui forge la splendeur de l'individuation humaine.
GILLES CHÂTELET
(1) « Parce que quelque chose se passe ici,
mais vous ne le savez pas, n'est-ce pas M. Jones ? », Bob
Dylan, Ballade de l'homme mince.
(2) OEuvres principales d'Herbert Marcuse (1898-1979) :
Eros et civilisation (Editions de Minuit, Paris, 1963) ;
Le Marxisme soviétique (Gallimard, Paris, 1963) ;
Raison et Révolution (Editions de Minuit, Paris, 1968) ;
L'Homme unidimensionnel (Editions de Minuit, Paris,
1968) ; La Fin de l'utopie (Paris, Le Seuil, 1968) ;
Vers la libération (Denoël, Paris, 1970) ; L'Ontologie
hégélienne et la théorie de l'historicité (Editions de Minuit, Paris,
1972). Lire aussi, Herbert Marcuse, « Le nouvel ordre », Le
Monde diplomatique, juillet 1976.
(3) « Oiseaux migrateurs » : mouvement de jeunesse
qui connut une influence considérable au début du siècle. Jean-Pierre
Faye en a analysé les équivoques dans Langages totalitaires,
Hermann, Paris, 1972.
(4) Eric Hobsbawm, The Age of Extremes, Michael
Joseph, Londres, 1994 (Lire Claude Julien, « Le siècle des extrêmes »,
Le Monde diplomatique, mars 1995).
(5) Cf. Gérard Raulet, Herbert
Marcuse, philosophie de l'émancipation, PUF, Paris, 1992.
(6) Notamment « La lutte contre le libéralisme dans la
conception totalitaire de l'Etat » (1934), où Marcuse polémique avec
les ultraconservateurs et les « décisionnistes » comme Möller
von der Bruck, Oswald Spengler, et, bien sûr, Carl Schmitt... D'autres
articles comme « Réfexion sur le caractère affirmatif de la culture »
(1937), « Philosophie et théorie civique » (1937) et « Contribution
à la critique de l'hédonisme » (1938) ont été regroupés dans Culture
et Société (Editions de Minuit, Paris, 1970).
(7) La Fin de l'utopie, p. 65, op. cit.
(8) Cf. Edward S. Hermann et Noam Chomsky,
Manufacturing Consent (Pantheon Books, New York, 1988),
et Armand Mattelart, La Communication monde (Paris,
La Découverte, 1991).
(9) Cf. L'Ontologie hégélienne, op. cit.
(10) Notamment celles de Giorgio Agamben, Alain Badiou, Jacques
Rancière...
(11) Pour le national-socialisme, la mise au pas ( Gleichschaltung) était la condition de la mobilisation totale
( Totale Mobilmachung)
(12) Cf. la préface de Raison
et Révolution, op. cit.
(13) Cf. « Fondement du positivisme
et avènement de la sociologie », in Raison et Révolution.,
op. cit.
(14) Eros et Civilisation, p. 208, op. cit.
(15) L'Homme unidimensionnel, op. cit.
(16) Tutoyer... comme les réclames Adidas ou Coca Cola qui
aiment dire « tu » aux gens de la rue.
(17) On ne parle plus d'« ouvriers » mais d'« opérateurs ».
Cf. Christophe Dejours, Souffrance en France, Seuil, Paris, 1998.
GILLES CHÂTELET
Philosophe et mathématicien ; professeur à l'université Paris-VIII
(Saint-Denis), professeur-visiteur à l'Institut des hautes études scientifiques
(IHES) ; auteur, entre autres, de Vivre et penser comme
des porcs. De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marché,
éditions Exils, Paris, 1998.
Cet article est paru dans LE MONDE DIPLOMATIQUE, AOÛT 1998
Le lien d'origine : http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/CHATELET/10825
Le lien pour accéder au numéro Le Monde Diplomatique
AOÛT 1998
L'Ecole de Francfort ? La théorie critique ?
Nom donné au groupe formé par Max Horkheimer, Theodor W.
Adorno et leurs disciples.
La création, en 1923, d'un Institut für Sozialforschung, à
l'université de Francfort, est issue d'un rejet des valeurs du
capitalisme
et d'une volonté de fonder l'ensemble des sciences sociales sur
la dialectique marxiste. Très vite, les membres de l'école
de Francfort furent frappés par la dégradation de l'individu
libéral et par l'incapacité parallèle du prolétariat
à mettre
en pratique l'humanisme que la bourgeoisie avait trahi. Leur Théorie
critique s'efforça d'opérer une psychanalyse
de la sociologie en même temps que de constituer une sociologie
de la psychanalyse.
Certains d'entre eux en vinrent à découvrir dans la lutte
des classes la reproduction de la domination de l'homme
sur la nature, rendant impossible l'avènement d'une liberté
autonome. La victoire du nazisme, en 1933,
les obligea à se transporter à Genève, puis à
Paris et à Londres.
En 1940, la plupart des membres de l'école émigrèrent
aux États-Unis, où ils soumirent leurs thèses aux
méthodes
empiristes de la sociologie américaine. Au retour d'exil, ils abandonnèrent
l'espoir révolutionnaire,
rendu illusoire par la consolidation du capitalisme et l'échec
du marxisme en Union soviétique,
pour jeter les bases d'une dialectique affinée entre le particulier
et l'universel.
Les principaux disciples et continuateurs de l'école de Francfort
sont Herbert Marcuse, Erich Fromm,
Leo Löwenthal, Friedrich Pollock, Walter Benjamin, Jürgen Habermas.
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