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La longue marche du mouvement associatif pour transcender les frontières politiques de la citoyenneté
par Mogniss H. Abdallah

Origine : http://www.millebabords.org/article.php3?id_article=4552

Les associations de l’immigration, longtemps considérées comme "étrangères" et soumises au contrôle préalable de l’État, revendiquent l’égalité des droits politiques depuis les années vingt. Privées d’une véritable représentation dans les partis existants, voire interdites d’activité politique, elles ont investi le champ culturel avant de s’intéresser aux espaces concrets de citoyenneté. Mais face aux limites de la démocratie locale, et alors que les Européens viennent d’obtenir le droit de vote aux élections municipales, les associations se jettent à nouveau dans la bataille pour une nouvelle "citoyenneté de résidence".

Dans l’histoire de la République française, le droit d’expression et la liberté d’association sont des notions étroitement imbriquées. Or, qui dit droit d’expression et liberté d’association éveille immanquablement l’idée d’action politique collective échappant peu ou prou à l’emprise directe de l’État. Certes, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en son article 2, admet que "le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression." Mais les révolutionnaires français de 1789 récusaient l’idée de la constitution, entre les individus et l’État, de corps intermédiaires qui risqueraient de diviser la Nation. C’est le sens de la loi Le Chapelier, adoptée par l’Assemblée constituante le 14 juin 1791, qui interdit aux ouvriers - mais aussi aux maîtres - toute association ou toute forme d’action collective par "délibérations", "affiches", "lettres circulaires" ou par "tout attroupement" pour faire pression, par exemple, sur "ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur".

À l’époque, il semble que seul Marat contesta la dimension politique de cette mesure tendant à réduire les droits d’expression, dans un article publié dans L’Ami du peuple, intitulé "Usurpation des droits de la souveraineté du peuple par ses représentants" [1]. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle, tout agité par la question sociale, pour obtenir le droit de réunion, la liberté de la presse et la reconnaissance des syndicats. En 1884, Pierre Waldeck-Rousseau, alors ministre de l’Intérieur, fait voter la loi sur les associations professionnelles. Devenu président du Conseil, il est ensuite l’inspirateur de la loi de 1901 sur la liberté d’association que nous connaissons aujourd’hui. Cette loi d’inspiration libérale entérine enfin le droit d’association pour les individus et les buts les plus divers, à l’exception notable de celui qui porterait "atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement" (article 3).

L’Étoile nord-africaine réclame l’éligibilité à toutes les assemblées

Dès lors, des groupes d’étrangers et de travailleurs immigrés vont eux aussi constituer leurs associations "loi de 1901". Parmi celles-ci, l’Étoile nord-africaine, qui se déclare en 1925 comme une "association de bienfaisance au profit des travailleurs immigrés", sera l’une des plus connues. Certains diront qu’elle s’est montée sur les décombres de l’Association de la fraternité islamique. Il a été plus clairement établi par son dirigeant, Messali Hadj, que l’Étoile nord-africaine est apparue dans le prolongement de la campagne à Paris du candidat communiste Hadj Ali Abdelkader, d’origine algérienne, lors des législatives de 1924. Le déclic aurait donc été d’ordre politique, et non religieux [2].

Selon un rapport de police de l’époque, Messali Hadj demanda dès 1926 "l’abrogation de l’indigénat et la suppression pure et simple de toutes les mesures illégales prises pour limiter le droit des Algériens et Marocains à voyager librement entre leur pays et la France. Il réclama la représentation des Nord-Africains à la Chambre, ainsi que la liberté de la presse et la liberté de réunion."

De fait, l’Étoile nord-africaine revendiquait d’ores et déjà "le droit à l’électorat et à l’éligibilité à toutes les assemblées, y compris au Parlement, au même titre que les autres citoyens français", ainsi que "l’amnistie pour tous ceux qui sont emprisonnés, en surveillance spéciale ou exilés pour infraction au code de l’indigénat ou pour délit politique". Ces revendications d’ordre civique et politique, qui seront minorées, voire omises dans la presse communiste - pourtant censée être gagnée à la cause de l’Étoile - , précèdent puis accompagnent son engagement pour l’indépendance de l’Algérie. Mais c’est suite à son appel pour l’indépendance que l’ENA sera dissoute en 1929, en vertu de l’article 3 précité de la loi de 1901 (reconstituée, l’ENA sera à nouveau dissoute en 1937 par le Front populaire). Le PCF reprendra alors à son compte un certain nombre de ces revendications au début des années trente [3]. Sans suite : elles seront sacrifiées sur l’autel de l’unité du Front populaire au gouvernement.

"L’association s’interdit toute activité politique"

Par la suite, le PCF sera décrié comme le "parti de l’étranger". Ironie de l’histoire, c’est la loi de 1901, revue par le régime de Vichy, qui "a permis d’interdire le PCF comme association dirigée de fait par des étrangers" [4]. En effet, sous prétexte de lutter plus efficacement contre les regroupements nazis et apparentés en France, le gouvernement Daladier signe le fameux décret-loi du 12 avril 1939 sur les associations étrangères. Ce décret-loi soumettait les "associations étrangères" à l’autorisation préalable et au contrôle discrétionnaire du ministre de l’Intérieur. Par "associations étrangères", il était entendu toute association ayant son siège à l’étranger ou "dirigée de fait par des étrangers", mais aussi toute association comprenant plus d’un administrateur étranger ou "un quart au moins de ses membres étrangers". Si ces dernières menaçaient "la sûreté intérieure ou extérieure de l’État", elles pouvaient être dissoutes par voie administrative et non plus judiciaire.

L’autorisation administrative, pouvant être refusée sans motif, n’était par ailleurs pas définitive. Subordonnée à "l’observation de certaines conditions" (les textes ne précisent pas lesquelles), elle était aussi soumise à renouvellement périodique, et pouvait être retirée à tout moment. La pratique administrative rajoutera au décret-loi de 1939 l’obligation de mentionner dans les statuts la phrase : "L’association s’interdit toute activité politique.". Ainsi, les étrangers se voient concéder le droit d’association - une liberté sous contrôle de police -, mais ils se voient aussi refuser le droit d’_expression politique [5].

Le PCF demandera en 1948 l’abrogation de ce décret-loi discriminatoire à l’encontre des non-nationaux, qui touche aussi par ricochet les associations françaises, sommées de déclarer leurs adhérents étrangers. Sa proposition de loi sera enterrée en commission, les uns et les autres pensant que le texte tomberait de lui-même en désuétude. En fait, il sera bien mis à contribution, notamment dans les années soixante-dix, pour tour à tour menacer, refuser ou interdire a posteriori nombre d’associations, parmi lesquelles l’AMF (Association des Marocains en France, créée en 1961), l’Organisation des communistes africains, les regroupements d’étudiants d’Afrique noire francophone (Gabon, Cameroun, Côte d’Ivoire, Mali) ou encore l’association des travailleurs pakistanais. À noter également que des unions antillaises ou réunionnaises ont été visées, ainsi que des associations françaises, comme des Asti (Associations de soutien aux travailleurs immigrés) ou encore le Conseil consultatif des immigrés de Chambéry, constitué en 1977 et dissous l’année suivante par le ministre de l’Intérieur.

L’expression culturelle comme moyen d’action politique

Pour autant, beaucoup d’associations étrangères se développent durant la même période. Dans les années qui précèdent l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, 300 associations auraient ainsi été déclarées chaque année, après autorisation [6]. Ces associations dites "autonomes", constituées pour la plupart sur une base nationale, se donnent pour objectif de répondre aux besoins sociaux et culturels des travailleurs immigrés, en leur apportant une aide juridique, matérielle ou morale. Leur attention est également concentrée sur la situation dans le pays d’origine. Leurs dirigeants sont souvent des opposants aux régimes en place. Mais les associations s’astreignent officiellement au "devoir de réserve" et à la "neutralité politique". La peur de l’interdiction - ou pis encore de l’expulsion - plane. Aussi se cantonnent-elles pour l’essentiel dans les activités culturelles. Dans le foisonnement culturel des années soixante-dix marqué par la révolte de Mai 1968, cela apparaît comme une stratégie de contournement de l’interdit politique. Le droit à l’expression culturelle, fortement revendiqué par exemple à l’occasion des festivals de théâtre populaire des travailleurs immigrés organisés par la MTI (Maison des travailleurs immigrés, qui regroupe depuis 1973 plusieurs associations de Marocains, d’Algériens, de Portugais et de ressortissants d’Afrique noire), est bien compris comme un euphémisme pour désigner le droit d’expression politique [7].

Cependant, il serait erroné de n’y voir qu’une forme déguisée d’intervention politique. En effet, les militants immigrés sont alors fort divisés sur le sens même qu’ils donnent à un engagement politique plus ou moins avoué. La majorité des associations immigrées regroupées par nationalité se battent pour la liberté d’expression politique dans le pays d’origine, et n’entendent pas se substituer aux syndicats ou aux partis politiques français de gauche. D’une certaine manière, elles intériorisent même le discours dominant qui érige pour principe que pour faire de la politique, il faut être français. Ce "tropisme blédard" les amène pour la plupart à se prononcer contre le droit de vote et les naturalisations [8].

"arracher les droits de citoyens"

En revanche, d’autres militants immigrés prétendent s’engager "ici et maintenant", et s’invitent directement dans l’arène politique française. Lors de l’élection présidentielle de 1974, le jeune Arabe Djillali Kamel présente de façon spectaculaire sa candidature pour faire valoir les droits des immigrés tels qu’ils se les représentent eux-mêmes. "Parler de nos problèmes, il n’y a que nous qui puissions le faire" [9], dira-t-il ; et il ajoutera : "Nous n’irons pas aux bureaux de vote, mais nous voterons à notre manière." [10] Aussi volontariste soit-elle, cette initiative soutenue par le MTA (Mouvement des travailleurs arabes) provoquera un réel débat sur le droit d’expression politique autonome des travailleurs immigrés, et sur les différentes formes captives de délégation de pouvoir qui ont relégué les immigrés en situation de spectateurs passifs des joutes politiciennes franco-françaises. Il s’agira d’ailleurs moins, pour ces militants immigrés, d’une discussion théorique abstraite que d’une auto-affirmation empreinte de défiance.

Ce courant lie les luttes concrètes pour l’égalité des droits culturels et sociaux avec le droit d’expression politique, tout comme le Comité de coordination des foyers Sonacotra. Le journal Sans Frontière - ainsi que les premières radios immigrées - s’en inspirera. Sans Frontière établit lui aussi des liens avec la gauche française, y compris les socialistes, dont Jean Le Garrec et un certain François Mitterrand, avec lesquels sera notamment discuté le droit de vote. C’est de cette filiation que naîtra en 1982 le Collectif pour les droits civiques. Constitué à la veille de la campagne électorale pour les municipales de mars 1983, ce collectif, qui prend en compte l’émergence du phénomène "beur" dans sa tentative de redéfinir la place des populations issues de l’immigration dans la société française, résume son projet par l’affirmation suivante : "Nous voulons être citoyens là où nous vivons." Sans Frontière se propose de devenir une tribune, régulière et contradictoire, pour "l’affirmation que nos droits d’expression politique sont inaliénables" et pour témoigner de la "volonté d’arracher nos droits de ’citoyens’ sans devoir changer de nationalité. [...] Nous n’avons toujours pas le droit de vote. Mais nous pouvons prendre le droit d’organiser nous-mêmes nos propres bureaux de vote, nos propres cartes d’électeurs." [11]

Le journal participe à l’organisation de "la fête des futurs votants" dans la grande salle de la Mutualité à Paris, le 4 mars 1983, où se déroulera un référendum symbolique pour le droit de vote des immigrés. Si le résultat semble mitigé, le débat est relancé, sur la base d’une déconnexion entre nationalité et citoyenneté. Sans Frontière rappelle en outre que "le problème n’est plus seulement entre le pouvoir et les immigrés. Il est aussi entre les immigrés eux-mêmes et entre immigrés et associations de soutien" [12]. Le Conseil des associations issues de l’immigration en France (CAIF), créé pour prendre la relève de la MTI, adoptera finalement la revendication du droit de vote en 1984, et le PCF y adhérera en 1985.

Le "droit de cité" dans la vie locale : avancées et limites

Cette dynamique se développe au moment où la gauche, au pouvoir depuis 1981, semble résignée à abandonner son projet initial d’accorder le droit de vote aux immigrés pour les élections locales. La gauche a certes abrogé le décret-loi de 1939, permettant de rétablir le droit d’association pour les étrangers (loi du 9 octobre 1981), et a instauré l’égalité des droits de représentation syndicale (lois Auroux de 1982). Mais quid des droits civiques ou politiques ? Saïd Bouziri, ex-animateur du MTA, puis de Sans Frontière et de l’association Génériques, s’interroge : "Il faut se demander si le droit d’association n’a pas permis d’esquiver, de fait, le débat sur l’ensemble des droits civiques des étrangers en France. La réforme de 1981 a été évoquée pour empêcher, justement, toute réflexion sur le découplage entre ces deux notions (citoyenneté et nationalité). Elle a servi d’argument lorsqu’il a fallu renoncer publiquement à accorder le droit de vote." [13]

Le droit d’association n’impliquerait donc pas nécessairement une avancée vers la reconnaissance des droits politiques des immigrés. L’État ne renoue-t-il pas ainsi avec son penchant à dénier aux associations un réel pouvoir d’intervention dans le champ politique ? Une situation en apparence d’autant plus paradoxale que ce recul intervient dans une période où les associations sont de plus en plus présentées comme des acteurs importants de la vie locale, et où la notion de citoyenneté communale se généralise.

La décentralisation et le processus de "démocratie participative" amorcé au milieu des années soixante-dix sont censés associer davantage les citoyens dans leur diversité à la gestion des affaires de la cité. Il est même question de dévolution de certains pouvoirs de décision, aux nouveaux comités de quartier par exemple. En réalité, l’État n’a de cesse de limiter toute velléité d’autonomie décisionnelle des nouvelles instances de délibération locale, et ne leur confère le plus souvent qu’un caractère consultatif. De ce point de vue, ni les commissions communales consultatives des immigrés, ni même les élus associés aux conseils municipaux de Mons-en-Barœul (Nord), d’Amiens ou de Cerizay (Deux-Sèvres) ne dérogeront à la règle commune. Ils émettent un simple avis sans valeur coercitive pour l’exécutif. La sphère du politique renforce ainsi sa prééminence, tout en concédant sur le mode paternaliste que les associations, véritables "écoles de la citoyenneté" et vivier de futurs militants, forment un possible sas d’entrée pour le passage au politique.

La société civile, contre-pouvoir ou nouvel espace politique ?

Ce rapport instrumental aux associations va ensuite s’aggraver par une sorte d’injonction de participer à la vie publique pour répondre à la crise du système politique lui-même. Mais les associations issues de l’immigration, en plein essor depuis le succès de la Marche pour l’égalité de 1983 et qui cherchent à se structurer en mouvement national, n’ont pas du tout l’intention de se plier sous les fourches caudines de cette conception de la participation politique qui infantilise les citoyens, français ou de nationalité étrangère. Convergence 84, la deuxième marche des "rouleurs pour l’égalité", "ne s’adressera plus seulement à l’État, mais aussi à la société civile", rappelle Saïd Bouamama [14].

La troisième marche de 1985 se déroulera sur le thème des droits civiques. Pour les associations initiatrices, il s’agit de provoquer un débat sur les limites de la démarche qui incite les jeunes à faire preuve de civisme en allant s’inscrire sur les listes électorales, et à les faire voter pour les partis politiques en place. Récusant le clivage entre les "Beurs" qui votent et les parents ou les grands frères de nationalité étrangère, cette troisième marche met la priorité sur le droit de vote, alors qu’une nouvelle association, France Plus, qui prétend capter le potentiel électoral "beur", s’y oppose avec virulence. L’association Mémoire fertile, organisatrice en 1988 des États généraux de l’immigration, approfondira quant à elle le concept de "nouvelle citoyenneté". Pour tenter d’enrayer la dérive gestionnaire et apolitique de la vie associative, elle préconise l’investissement des espaces de citoyenneté concrète (associations de locataires, parents d’élèves, etc.) mais butera sur la question de savoir s’il faut se constituer en contre-pouvoir capable de créer un rapport de forces favorable vis-à-vis des pouvoirs publics, ou s’il ne vaut pas mieux s’investir dans le jeu politique existant.

L’intégration dans le jeu institutionnel

La fin des années quatre-vingt a vu la conjonction de deux facteurs qui poussent à la deuxième option. D’abord, pour se protéger d’un possible retour aux pratiques d’expulsion pour agitation politique, brandi par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua entre 1986 et 1988, nombre de militants issus de l’immigration ont franchi le pas et demandé la nationalité française. Cette démarche a été avant tout individuelle, et n’a guère fait l’objet de discussions publiques. Si elle semble un aveu d’impuissance face à une logique "nationalitaire" amplifiée par le retour en force des mythes fondateurs de la République à l’occasion du bicentenaire en 1989, elle est assumée par les uns et les autres avec un certain pragmatisme. Dans le même temps, le parti socialiste enjoint les militants associatifs et toute la "génération Mitterrand" de le rejoindre pour préparer la reconquête du pouvoir.

Si les dirigeants de SOS Racisme et du mouvement étudiant de 1986, préparés à la manœuvre, ont aussitôt occupé des postes politiques importants, pour l’essentiel au PS, les militants associatifs issus de l’immigration tentés par l’aventure politique ont investi les partis en ordre dispersé, à titre individuel (les effets d’affichage médiatique de France Plus, qui annonce en 1989 plus de 150 conseillers municipaux élus, dont plusieurs maires adjoints, ont un temps pu faire illusion). En conséquence, ils occuperont des postes de moindre importance et seront souvent brocardés comme "immigrés de service". Ils ne disposeront plus de la force collective de leurs associations d’origine.

Ces dernières voient en effet d’un mauvais œil la distance se creuser entre la fonction d’élu, évoluant dans un monde politique avec ses codes propres, et la vie associative locale. De fait, les associations se trouvent dépossédées de leur ambition d’être le lieu même d’une activité politique concrète. Et leurs membres, soupçonneux vis-à-vis de stratégies de promotion personnelle, renâcleront de plus en plus à servir de simples relais sur le terrain pour légitimer l’action de leurs élus dans l’arène politique. Ce qui explique en partie que les associations concernées périclitent, voire disparaissent. Quelques figures de l’immigration parviennent cependant à se hisser dans les appareils de grandes associations françaises comme la Ligue des droits de l’homme ou la Fondation pour le développement de la vie associative (Fonda), ou encore à siéger dans des instances officielles en tant que personnalités qualifiées. Et certaines de ces associations se regroupent elles-mêmes : pour le droit de vote (collectif J’y suis, j’y vote en 1989), pour la réforme des lois sur les étrangers, ou contre celle du code de la nationalité.

Une discrimination politique aux relents de survivance coloniale

Les interrogations sur le "passage au politique" des élus issus de l’immigration ou de la vie associative ont presque occulté la question du droit de vote des immigrés tout au long des années quatre-vingt-dix. Et pourtant, les résidents étrangers ont à plusieurs reprises manifesté leur intérêt pour leur participation à la chose publique [15]. En outre, les élections présidentielles de 1995 en Algérie ont montré une surprenante mobilisation des électeurs algériens en France. N’est-ce pas un comble ? Alors que certains mettent en doute la motivation civique des immigrés, les résidents algériens de France et d’Europe votent en masse, et de surcroît sont éligibles pour une représentation politique dans le pays d’origine (quatre députés issus de l’immigration siègent au parlement national à Alger). "Maintenant on peut voter", disaient-ils fièrement en 1995, tout en incitant leurs enfants de nationalité française à aller voter lors de toutes les élections françaises et européennes dont ils restaient et restent exclus. Une évolution similaire se fait jour chez les Marocains, voire chez les immigrés maliens impliqués dans les projets associatifs de développement local qui briguent avec succès des mandats électoraux au pays.

Rares ont été les militants associatifs qui ont perçu cette évolution citoyenne des immigrés, à cheval sur les frontières du national et du politique. Il aura fallu, en 1998, la nouvelle donne du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et européennes des résidents de l’Union européenne, adopté sans débat public en application des traités de Maastricht, pour que les associations issues de l’immigration se ressaisissent publiquement de la question des droits politiques. Et encore est-ce à travers le prisme d’une nouvelle discrimination vécue comme insoutenable : en effet, comment peut-on accepter de voir octroyer aux seuls Européens, sans condition de résidence précise, des droits politiques que les résidents extra-communautaires, présents depuis parfois plusieurs générations, s’évertuent à réclamer depuis si longtemps ?

Vers une nouvelle convergence entre associations ?

Dès 1997, le Conseil consultatif des étrangers de Strasbourg adopte une Charte des résidents étrangers signée par la maire de la ville, Catherine Trautmann, qui s’engage à promouvoir une "citoyenneté de résidence" pour tous. Et à l’occasion des élections européennes de juin 1999, il organise un vote symbolique sur le thème "j’y suis, j’y vote". Au niveau national, le nouveau collectif "Un(e) résident(e), une voix", regroupant des associations issues de l’immigration quelque peu érodées par les désillusions passées, participe à la relance du débat. La gauche plurielle au gouvernement finit par concéder que cette discrimination supplémentaire n’est pas tenable et qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, inscrire le droit de vote de tous les résidents étrangers dans les textes de loi de ce pays [16]. Mais les militants associatifs s’insurgent contre l’idée qu’il faut endurer encore une fois l’épreuve d’une période transitoire, voire probatoire, avant d’accéder à cette égalité de traitement tant vantée comme valeur fondamentale de la République. N’en déplaise à Pierre Rosanvallon et aux nationaux-républicains, ils récusent désormais la "catégorie de l’étranger" en affirmant leur appartenance à la "communauté politique des citoyens" censée fonder la nation française. À cet égard, ils ne sauraient plus se satisfaire de droits politiques partiels, solution assimilée à une survivance coloniale qui rappelle par trop le principe des "citoyens de seconde zone" ou le "deuxième collège" en Algérie [17].

Autre phénomène nouveau par son ampleur, les associations d’action citoyenne apparues dans les années quatre-vingt-dix, qui ont su forger un alliage subtil entre identité sociale locale et références communautaires, réclament elles aussi le droit de vote pour tous les "parents de Zidane". "Responsabiliser les parents", cela devrait commencer par leur reconnaître une responsabilité politique. Une convergence inédite entre types d’associations fort divers pourrait dès lors se matérialiser autour du droit de vote et d’éligibilité pour les municipales de mars 2001. Au-delà, la question de l’égalité pour tous les droits politiques est posée. Continuer à ne pas prendre au sérieux l’exigence des droits politiques pour les immigrés en misant sur l’épuisement des associations, renchérir sur leur manque de représentativité ou sur leur prétendue incapacité chronique à se constituer en mouvement national puissant, serait un pari risqué. Car la désillusion vis-à-vis de l’action politique, partout en forte progression, n’est une perspective de bon augure pour personne.

Mogniss H. Abdallah, agence IM’média,


Notes

[1] Cité par Jean-Louis Robert in "1791 : liberté du marché et Nation", Le Monde, 14 novembre 2000.

[2] Cf. Benjamin Stora, Messali Hadj, éditions Le Sycomore, Paris, 1982.

[3] Cf. Rahma Harouni, "Le débat autour du statut des étrangers dans les années trente", Le Mouvement social, n° 188, Les éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, juillet-septembre 1999.

[4] Cf. René Dumont, "Liberté d’association pour les étrangers",Le Monde, 5 février 1977.

[5] Cf. Les étrangers et le droit d’association, Comité pour l’abrogation du décret-loi de 1939, Ciemm (Centre d’information et d’étude sur les migrations méditerranéennes), 1979.

[6] D’après une enquête de la Fonda. Cf. "Dix ans de liberté associative pour les étrangers en France", La tribune Fonda, n° 92, décembre 1992.

[7] Cf. "Culture immigrée", revue Autrement, n° 11, novembre 1977.

[8] Cf. l’autocritique de Mohieddine Cherbib et Nabil Azzouz, in "Une vieille idée neuve en France : le droit de vote des étrangers", L’Observateur/Gözlem, n° 3-4-5, CFAIT (Conseil français des associations des immigrés de Turquie), septembre 2000.

[9] Cité par Gilles Verbunt, in L’intégration par l’autonomie, Ciemi, 1980.

[10] Cf. le film Des immigrés racontent, vidéo de 35 min, groupe Vidéo 00, 1974.

[11] Méjid Amar Deboussi "Le 6 mars 1983 : et si on votait ?", in Sans Frontière, février 1983.

[12] Op. cité.

[13] La tribune Fonda, numéro cité.

[14] Douce France, la saga du mouvement beur, Quo Vadis/IM’média, 1993.

[15] D’après un sondage publié dans l’hebdomadaire L’Express du 20 mars 1990, 66 % des immigrés sondés (et même 73 % des Maghrébins) se déclarent favorables au droit de vote pour les municipales. Ils souhaiteraient également participer aux présidentielles à 57 %, voire aux législatives ou aux européennes.

[16] En mai 2000, l’Assemblée nationale a voté en première lecture un texte en ce sens, bloqué depuis au Sénat.

[17] Cf. Abdelmalek Sayad, "Exister, c’est exister politiquement", in Presse et immigrés en France,n° 135-136, décembre 1985 ; Jacques Berque, "Différence, que de crimes on commet en ton nom", un entretien avec H&M, n°1142-1143, avril-mai 1991 ; Tarek Kawtari, du Mouvement de l’immigration et des banlieues (Mib), in Témoignage chrétien, 11 mai 2000.