|
Origine : http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=2249
Ils luttent depuis cinq ans pour 535 hectares sur les 965 000 détenus
par le groupe Benetton au sud, qui, selon eux, ont appartenu à
leurs ancêtres. Ils ont été expulsés
en 2002 et maintenant ils sont revenus. Ils vivent sous des tentes
et un juge leur interdit jusqu’à faire du feu. Le quotidien
argentin Página/12 a passé neuf jours avec les membres
de la communauté, qui racontent comment ils pensent résister.
La journée démarre avec les « jey-jey-jey-jey
» de reconnaissance lancés les bras vers les montagnes
de l’est, où le soleil commence à poindre. Ils
accomplissent la cérémonie face au pillán kutral,
« le cœur de la communauté », comme ses
membres le définissent. « Feu sacré »
serait une traduction approximative. A Santa Rosa Leleque, le pillán
kutral est allumé depuis le 14 février dernier, quand
trente hommes, femmes et enfants ont franchi la clôture pour
déclarer leurs 535 hectares « territoire mapuche récupéré
». Le feu, qui abrite des forces des ancêtres, vit dans
un cercle de pierre sur deux mois de cendre. On lui doit un respect
absolu : il est interdit d’y jeter des mégots de cigarette,
des sachets de thé ou des déchets. Il n’apporte
que la lumière et la chaleur. Pour cuisiner et brûler,
il y a le foyer normal, délimité par un mur de briques.
Cet élément fondamental de la religion mapuche n’échappe
pas au conflit entre la communauté et la Compagnie des Terres
du Sud Argentin, le visage du groupe Benetton pour maintenir clôturés
965 000 hectares du pays. La semaine dernière, la justice
a interdit à la communauté de faire du feu tant que
le conflit légal n’est pas résolu. Mais pour
que personne n’accuse les institutions d’être
impitoyables, on n’autorise le feu que si le bois est apporté
de l’extérieur. Les mapuches pensent que la mesure
« est cruelle. Ils la dictent juste quand l’hiver arrive.
»
La décision du juge de la Chambre d’exécution
d’Esquel, Omar Magallanes, obéit à une requête
des avocats de Benetton. La même mesure interdit aux dix familles
de la communauté de construire des maisons. C’est pourquoi
Santa Rosa Leleque est un ensemble de tentes igloos, trop fines
pour les inévitables températures négatives
de la nuit. Pour le moment, les seules constructions sont une cahute
où ils gardent la farine, la yerba [yerba mate], les vermicelles,
les confitures, les galettes frites et des dizaines de caisses de
nourriture laissées par des gens des villages avoisinants
et des touristes altruistes. A 700 mètres, il y a la maison
communautaire, toujours pas finie, car la Justice winka [non-mapuche],
comme on dit à Leleque, en a décidé ainsi.
Il y a plusieurs jours, le juge de paix d’El Maitén,
Guillermo Palmieri, a franchi la clôture avec son attaché-case.
Il avait à l’intérieur les 30 certificats de
notification judiciaire pour chacun des habitants de Santa Rosa
(voir plus bas). Avec cette stratégie, la Justice ne reconnaît
pas la communauté. En interdisant le feu, « ils veulent
que nous nous fatiguions et que nous partions. Il a commencé
à neiger et nous n’avons même pas une petite
maison terminée. Mais nous comptons toujours nous battre,
ils ne nous effrayeront pas en nous interdisant le feu et le bois
», nous dit Rosa Nahuelquir qui, avec son époux Atilio
Curiñanco, affronte depuis 2002 une Campagne du désert
moderne. Cette année-là, le couple avait été
expulsé sur ordre de justice de ces terres qu’ils revendiquent
comme les leurs.
Ce qu’ils ont nommé désert est - sans exagération
- le plus bel endroit au monde. Des montagnes coiffées de
neige qui descend dans les ruisseaux, une terre prête à
recevoir des végétaux et/ou des petites vaches, le
rêve d’Atilio. Tôt le matin, lui et Luis Millán,
avec un pic et une pelle, vont « canaliser ». Ils marchent
vers les montagnes par le lit d’un ruisseau asséché
depuis 2002, détruit par les forces de l’ordre, comme
tout ce qui a été construit par le couple Nahuelquir-Curiñanco.
Ce ruisseau irriguait des terres idéales pour la culture.
« Ces flics croient qu’on va avoir la flemme »,
commente Atilio entre deux pelletées. Ils arrangent quelques
pierres et divisent le ruisseau en deux, ce qui va leur permettre
de semer et de récolter plusieurs hectares. « Tu veux
de l’eau fraîche ? Il n’en existe pas de plus
pure. Elle vient tout droit de la neige. »
Le plein emploi règne à Santa Rosa. S’il n’y
a pas à canaliser, il faut chercher du bois à brûler.
Pour les mapuches, les arbres sont sacrés, ils ne les coupent
donc pas. Ils ne prennent que du bois mort. Si, par nécessité,
ils doivent tuer un arbre - ou quelque chose de vivant - ils demandent
d’abord pardon à la mapu [terre].
Pour les mapuches, récupérer leur territoire c’est
récupérer leur spiritualité. Du lever au coucher,
ils vénèrent la terre. Et même quand ils dorment
: la mapu leur parle en peumá [rêve] et leur dit ce
qui est. Ses messages sont tellement clairs que personne ne s’aventurerait
à lui désobéir. Le mapuzungun est la langue
que la terre a donnée aux humains pour qu’ils puissent
communiquer avec elle. Beaucoup sont convaincus que les malheurs
du peuple mapuche ont commencé quand ils ont cessé
de communiquer avec elle, quand ils sont devenus winka. C’est
pourquoi ils n’ont pas pu résister depuis 1879 aux
fusils de l’armée argentine dirigée par le président
des cent pesos, Julio Argentino Roca [1]. En retrouvant le contact
direct avec la terre, ils vont réaliser ce qu’ils crient
à la fin de toute rencontre politique : marichi weu, dix
fois nous vaincrons. C’est ce qui a été démontré
dans le sixième futa trawun [grande réunion], qui,
pendant trois jours, a réuni 150 mapuches heureux de fouler
le territoire fraîchement récupéré.
La grande réunion
Chacun a son style pour franchir la clôture. Pour entrer
dans la communauté, il faut se plier, d’abord un pied
ici, puis un pied là, au milieu le désagréable
frottement sexuel. Tout ce qui entre à Santa Rosa traverse
ou saute le barbelé. Parce que couper un cadenas ou une clôture
représenterait une violence, ce qui modifierait la classification
judiciaire en détérioration de la part des peuples
indigènes. Parmi les participants à la rencontre,
il y a une petite vieille minuscule, au visage noble tout ridé.
Nul besoin de lui demander son âge pour savoir qu’elle
a vécu l’époque des expulsions, autour de 1937.
« Dis-nous, Papay, qui vivait à Santa Rosa avant d’être
expulsé ? » La vieille soupire : « Avant, quand
il n’y avait pas de clôture ». Elle et ceux qui
ont gardé la mémoire commencent à se rappeler
les noms. Tureo, Llancaqueu (du nom de la colline qu’il habitait),
Raíl (Juana Raíl était blanchisseuse de la
Compagnie des Terres jusqu’à ce qu’ils l’expulsent
de la compagnie et des terres). « Dis-nous, Papay, qui vivait
sous ces peupliers là en bas ? ». « Eh bien,
le vieux. » La seule lumière, celle du foyer, éclaire
son visage. « Il était mapuche », affirme-t-elle.
Aujourd’hui, elle ne se souvient pas. Demain, si.
Jonathan Márquez s’est assumé mapuche pendant
son adolescence. Son grand-père était lonko [dirigeant]
à Neuquèn, mais ses parents se sont adaptés
facilement à la vie citadine. Comment s’est-il re-trouvé
? « Ce sont les rêves. Tu te trouves à des endroits
où tu sens que tu as déjà été.
Et vient un moment où tu sais quoi faire. Je rêvais
que j’étais dans des espaces comme celui-ci ou dans
une cérémonie. Que j’étais en connexion
avec nos ancêtres. C’est très étrange.
Mais tu es témoin de choses qui ne peuvent pas s’expliquer.
» Tous se rappellent quand Celinda Lefiú, avec son
chant et son kultrun [tambour], a fait pleuvoir sur Neuquèn
après une sécheresse de plusieurs mois. Cette fois-là,
même les fermiers lui ont demandé son aide. Pour l’ancienne,
le prodige est dans l’union des volontés : «
Nous étions plus de mille à la cérémonie.
Il y avait beaucoup de newen [force de vie]. »
Newen - c’est le nom du fils de Jonathan et de Daisy - avance
en titubant avec sa tétine comme balancier. Son père,
âgé de 25 ans, veut livrer un message « aux mapuches
qui ne se reconnaissent pas comme mapuches. A ceux qui ont le sang
et le nom, je leur conseille de les faire valoir. Qu’ils ne
se laissent pas séduire par la vie moderne, c’est une
vie vide. J’ai étudié, j’ai travaillé
à la ville, mais je n’oublie pas ce que je suis ».
Furilofche
Ses grands-parents vivaient sur la terre. Jusqu’à
ce qu’on leur enlève et qu’ils durent émigrer
à la ville, s’adapter à sa culture pour survivre,
ni plus ni moins. Leurs enfants, déracinés de la vie
mapuche, ont élevé leurs enfants à la façon
argentine. Aujourd’hui, ceux-ci ont environ vingt ans et ne
manquent pas une occasion de se mobiliser en Gulumapu et Puelmapu
(actuellement le Chili et l’Argentine) pour défendre
leur peuple. Ils connaissent tous les commissariats de la région,
où ils se sont retrouvés pour répondre à
la même procédure :
— Nationalité ?
— Je n’ai pas de nationalité, je suis mapuche.
— Et où es-tu né ?
— A Wallmapu.
— C’est quoi, ça ?
— Un territoire ancestral mapuche.
La discussion peut durer des heures, jusqu’à ce que
le policier se fatigue et passe à autre chose, en cellule
ou à la rue.
A Santa Rosa, les jeunes des quartiers pauvres de Bariloche, ou
Furilofche, comme on les appelait avant la constitution de l’Etat
argentin, sont nombreux. Ezequiel, 20 ans, est toujours prêt
à exécuter les travaux dont la communauté a
besoin. Dans sa tente, parmi des vêtements pleins de cendre
et de terre, on remarque quelques livres de culture et de spiritualité
mapuche. Un soir, face au pillán kutral, il répond
à un petit de six ans avide de connaître son peuple.
« Deux anciens vivent dans le pillán, le grand-père
et la grand-mère. Ils veillent sur nous. Nous ne pouvons
pas les déranger. Nous ne pouvons pas jeter de la terre sur
le kutral ou l’éteindre. C’est juste pour éclairer
et chauffer. Il a le kume newen, la bonne force. Les vieux mapuches
voyaient les anciens, mais nous ne les voyons plus. Moi je ne les
vois pas parce que je suis devenu winka. On dit que les enfants
peuvent les voir. »
— Moi, je les vois, dit le petit.
Ezequiel lui parle de la « grande guerre », celle des
anciens contre le winka. De ses héros, qui ne respirent que
dans la mémoire du peuple. « Les Espagnols ont enlevé
Leftraru - ici on l’appelle Lautaro -quand il était
enfant et lui ont fait garder les chevaux. Et il est devenu l’ami
des chevaux. Quand il a grandi, ils l’ont placé à
la tête de quelques mapuches traîtres et l’ont
envoyé à combattre contre son peuple. Mais il s’est
uni aux mapuches et ils ont affronté le winka, et ils ont
gagné. Ils ont attrapé (Pedro de) Valdivia, le chef
des Espagnols et l’ont tué. Ils lui ont fait manger
de la terre, lui ont pris son sang, mangé le cœur. Les
ancêtres étaient comme ça. Et Leftraru vainquit
jusqu’à ce qu’un mapuche traître le livre
et qu’ils le tuent. » Ezequiel évoque Kalfulkurá,
qui a gouverné le peuple pendant 40 ans, vaincu l’armée
de Bartolomé Mitre et celle du général Manuel
Hornos. Dans la ville de Buenos Aires on craignait son arrivée.
Jusqu’à ce qu’il affronte le gouvernement de
Domingo Sarmiento et qu’il soit vaincu. Il est mort de vieillesse.
« Il avait deux coeurs, c’est pourquoi ils ne pouvaient
pas le tuer ». Le jeune raconte quand dans le Bio Bio ils
ont attrapé Galvarino : « Les Espagnols lui ont coupé
les mains mais il n’a pas pleuré ». Ils l’ont
renvoyé dans sa tribu pour montrer ce qui arrive à
ceux qui attaquent la couronne. « Mais Galvarino est quand
même revenu se battre, il se faisait attacher les armes aux
bras. Ils étaient forts, les anciens mapuches. »
— Et maintenant, nous sommes ordinaires ?, demande le petit.
— Trop ordinaires. Ils gagnent contre nous parce que nous
oublions qui nous sommes. Nous devenons des winkas, nous ne parlons
pas le mapuzungun, nous commençons à croire aux dieux
winkas, diagnostique Ezequiel.
— Je vois encore ces grands-parents. Ils sont en train de
manger, dit l’enfant mapuche.
Mauro Millán, de l’organisation 11-Octobre et membre
de la communauté, affirme que « nous ne demandons pas
la terre, nous l’avons déjà. Nous demandons
qu’on nous laisse vivre en paix. Mais l’Etat et Benetton
nous empêchent de cuisiner, de faire du feu, de nous alimenter
: ils attentent à notre vie. Sans une décision politique,
cela va déboucher sur ce qu’un juge raciste - ils sont
nombreux en Patagonie - fasse le nécessaire pour nous expulser.
Nous voulons éviter la violence. Pourvu que cela n’arrive
jamais. Nous ne faisons pas l’apologie de la violence. Nous
voulons qu’ils comprennent que nous sommes revenus et que
nous resterons. Nous ne permettrons pas qu’on nous expulse.
»
Le pillán kutral se défend des décisions humaines.
Mais s’il pleut ou s’il neige ? « Il ne s’éteint
pas. C’est impossible », répondent les mapuches
comme si c’était la chose la plus normale du monde.
Luis, représentant de la communauté, se rappelle quand
il a plu dans un village voisin. « Ce qu’il pleuvait
cette nuit-là. Le lendemain, nous nous sommes tous levés
trempés. Et nous nous sommes mis à sécher.
»
— Et le feu ?
— Le feu, non, il ne s’éteint pas.
Juges et parties
« Je suis une personne polie », « respectueuse
», « reconnaissante », répète le
juge de paix d’El Maitén, Guillermo Palmieri, devant
30 mapuches à qui il apporte les certificats pour leur notifier
qu’ils ont un problème avec la justice argentine. Parmi
les notifiés, il y a des enfants d’un an. Pour Rosa
Nahuelquir, « ils ne veulent pas comprendre ce qu’est
une communauté. Ils se moquent de nous ». Palmieri
montre un mandat que lui a donné le juge d’Esquel Omar
Magallanes pour « constater l’usage qu’ils font
de la propriété qu’ils occupent ». Il
lit également « un ordre qui émane du juge qui
est sur le dossier », qui interdit de « brûler
quelque chose, brûler et extraire des produits ligneux et
exige de suspendre les constructions de toute nature jusqu’à
ce que le juge se prononce quant à cette propriété
». Son texte indique que si les mapuches récidivent
en faisant du feu pour se protéger du froid ou pour faire
la cuisine, « une juste sanction sera appliquée ».
Luis Millán, représentant de Santa Rosa, insiste
: « Le certificat de notification judiciaire devrait être
adressé à la communauté ». Palmieri lui
dit : « Je vais lire les noms. Quand vous entendez ‘communauté’,
je vous le donne ». Et il commence : « Atilio Curiñanco.
Ça ne dit pas communauté. Non ? Ça dit Atilio
Curiñanco ». Il continue l’appel, mais personne
ne reçoit sa notification. « Il n’y a personne
», observe le juge de paix, avant de laisser ses certificats
en sûreté dans la cabane de la nourriture. «
Si vous voulez, plus tard, vous les prenez, ou vous en faites ce
que vous voulez », conseille-t-il.
Selon Mauro Millán, « dans cette région, il
est très fréquent et très habituel que des
juges ou des procureurs soient propriétaires terriens et
éleveurs. Quelles chances avons-nous que cette justice prenne
une décision impartiale sur les droits qu’on dit que
nous avons ? La Justice elle-même ne veut pas que nous en
arrivions à la discuter ».
Sur le point de monter en voiture, le juge de paix Palmieri ne
le nie pas : « J’ai travaillé dans une ferme
de Benetton. Maintenant, demandez-leur s’il n’ont pas
travaillé pour Benetton », dit-il en montrant les tentes
de la communauté. « Il y a trois villages sur 500 000
hectares. Les gens de ces villages travaillent comme bûcherons,
poseurs de clôtures, transporteurs », selon Palmieri,
ingénieur agronome élevé à Balcarce,
où la Compagnie des Terres possède la ferme Santa
Marta. « Si moi je fais ça (être juge de paix),
je peux difficilement cacher pourquoi je suis venu dans le sud.
Je n’ai travaillé pour l’entreprise que pendant
six mois, je n’ai pas le profil qu’ils recherchent comme
administrateur. Même en tant qu’administrateur, j’ai
enseigné comment utiliser certains outils, rien de plus ».
Et il termine : « Benetton a acheté de bonne foi à
Menéndez, Ochoa et je ne sais qui d’autre. Ils ont
acheté. C’est l’Etat argentin qui a vendu. Dans
l’histoire, on a toujours vendu à des étrangers,
depuis l’époque de Butch Cassidy »
Un défilé de touristes au campement Leleque
Ceux qui aident et les autres
On n’entend que le murmure de l’eau, sa propre respiration
et le vent. Jusqu’à ce que la mécanique rugissante
s’approche : on l’entend des kilomètres avant
qu’elle passe et elle rugit encore quelques kilomètres
plus tard. L’hyper touristique route 40 et ses habitants rapides
nous rappellent que rien n’est situé trop loin. Minibus
à deux étages, camions, camionnettes, voitures. Kawel
winka, disent les Mapuches : « le cheval du blanc ».
Les initiés passent devant le drapeau à 130 kilomètres
à l’heure dans un vacarme de klaxons festifs : le kawel
winka communique. De l’autre côté de la clôture,
un mapuche salue de la main, fatigué de répondre à
cet appel qui se termine par une pression du doigt sur le bouton.
Quelques « cavaliers » se garent et s’approchent
pour demander de quoi il s’agit. Beaucoup, l’esprit
enhardi, mettent les deux pieds dans le plat.
— « C’est ça que vous a donné Benetton
? » - est la première question sur la liste de ceux
qui sont convaincus par la bonne campagne de presse - selon la communauté
- dirigée par la multinationale pour « redorer son
blason ». L’expulsion de la famille mapuche en 2002
a eu pour réponse des manifestations devant les portes des
entreprises Benetton de 120 pays. La confusion est venue dans une
large mesure l’année dernière, quand Benetton
a voulu « faire don » de 7 200 hectares au gouvernement
de Chubut. La province a rejeté le cadeau car les terres
étaient très mauvaises, elles ne suffisaient même
pas à nourrir quelques familles.
— « C’est ça que vous a donné le
gouvernement de la province ? » - arrive en deuxième.
Même en rêve, les mapuches ne sont pas assez innocents
pour espérer que l’Etat ou une entreprise leur rende
ce qui a été arraché par la violence et l’argent.
« C’est une récupération », commence
à expliquer patiemment celui qui s’approche de la barrière.
Il explique : « Nous n’avons rien pris ni occupé.
Nous revenons sur notre terre millénaire pour y vivre selon
notre culture ».
— « Et que pouvons-nous faire ? » - demandent
les touristes.
— « Faites savoir ce qui se passe ici. Les grands medias
se moquent de le raconter ».
Les voyageurs remontent dans leurs voitures avec une certaine satisfaction
morale. Avant que la justice interdise de construire, les touristes
se transformaient en maçons d’un jour. Pour la ruka
communautaire, des gens ont empilé des briques dans toutes
les langues. Aujourd’hui ils ne peuvent que partager quelques
tasses de maté et laisser des dons.
— C’est un camping ? Combien prenez-vous ?
— C’est une récupération des terres que
Benetton avait usurpées.
— Ah oui, il faut tout leur prendre aux Benetton, dit le
roi des déplacés avant de remonter dans son 4X4 avec
sa famille. Dans certains cas le meilleur touriste est celui qui
passe au loin.
Un type s’approche pour féliciter les mapuches de
leur lutte et leur apporte « l’image d’un Argentin
qui a donné sa vie pour le peuple, le Che Guevara ».
Un enfant de Furilofche lui dit : « Nous sommes mapuches,
nous ne sommes ni Chiliens ni Argentins. C’est une revendication
contre un riche et la merde de l’Etat argentin. Nous ne sommes
pas des révolutionnaires, nous ne voulons rien d’autre
que revenir à la mapu et vivre selon la nature. Notre culture
nous montre tous les jours ce que nous devons faire pour changer
notre sort. Le Che était chic type, mais ici nous n’aurons
rien de cela ».
Dictionnaire mapuzungun
Le mapuzungun ne s’écrit pas. Pour les mapuches, la
société occidentale se nourrit de papiers : des écorces
d’arbres. Ils pensent que les mots dits engagent ceux qui
les disent, sans que des papiers aient à obliger ou à
rappeler. D’après Atilio Curiñanco, si l’orateur
ne respecte pas sa parole, « nous savons d’emblée
de quel genre de personne il s’agit ». Quand ils se
sont réunis à Rome en 2004, Luciano Benetton a promis
aux mapuches que « le conflit serait résolu en un jour
». Au début de son mandat - il y a trois ans - le gouverneur
de Chubut Mario Das Neves leur a assuré que le conflit pour
Santa Rosa serait résolu « en quatre mois ».
Ci-dessous, quelques définitions de mots qui apparaissent
dans l’article central :
Mapu : terre ( che : gens)
Ruka : maison
Newen : force de la vie
Peumá : rêve
Kutral : feu
Pillán : esprit bon
Peñi : frère
Papay : manière affectueuse de nommer une ancienne
Futa : grand
Trawun : réunion
Kalfulkurá : kalful (bleu) kurá (pierre)
Kawel winka : voiture (cheval du blanc)
Lonko : dirigeant
Furilofche : communauté des gens qui vivent derrière
Wallmapu : toute la terre mapuche. Elle est composée de
Gulumapu (tierre de l’ouest, l’actuel Chili) et Puelmapu
(tierre de l’est, l’actuelle Argentina)
Sebastián Ochoa De Santa Rosa Leleque, Chubut
NOTES:
[1] [NDLR] Le portrait de Roca apparaît sur le billet de
cent pesos argentins.
En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations
ci-dessous:
RISAL - Réseau d'information et de solidarité avec
l'Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/
Source : Página 12 (http://www.pagina12.com.ar/), 22 avril
2007.
Traduction : Marie-José Cloiseau, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net/).
Les opinions exprimées et les arguments avancés dans
cet article demeurent l'entière responsabilité de
l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux
du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique
Latine (RISAL).
Les Mapuches : les enseignements d'une résistance
Raúl ZIBECHI
Origine : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=3263&lg=fr
Le peuple mapuche, son histoire, sa culture, ses luttes, ont été
couverts par un voile de silence. Le peu de nouvelles qui viennent
du sud du Chili sont presque toujours liées à la répression
ou à des dénonciations de « terrorisme »
de la part de l'État chilien. En dépit de l'isolement
social et politique, réduits à une pénible
survie dans les zones rurales et aux emplois précaires et
mal payés dans les villes, ils continuent de résister
aux multinationales forestières et aux centrales hydroélectriques,
ils cherchent à maintenir vivantes leurs traditions.
« Je suis considéré par l'État chilien
comme un délinquant parce que je défends ma famille
et mes terres », déclare Wajkilaf Cadin Calfunao, 25
ans, membre de la communauté Juan Paillalef, dans la IXe
Région, l'Araucanie, dans une brève lettre qu'il nous
a fait parvenir de la prison de haute sécurité de
Santiago, où les gardiens ne nous ont pas permis d’entrer
pour des raisons bureaucratiques. À peu de choses près,
d'autres prisonniers mapuches disent la même chose. José
HuenchunaoJosé Huenchunao, un des fondateurs de la Coordinadora
Arauco Malleco (CAM), incarcéré le 20 mars dernier,
a été condamné à dix années de
prison pour avoir participé à l'incendie de machines
forestières.
« Les prisons sont un lieu de châtiment que l'État
chilien et ses opérateurs politiques et judiciaires ont destiné
à ceux qui luttent ou représentent le peuple-nation
mapuche », écrit Huenchunao le 21 mars de la prison
d’Angol. Hector Llaitul, 37 ans, dirigeant de la CAM, détenu
le 21 février sous les mêmes charges que Huenchunao,
a commencé une grève de la faim pour dénoncer
le montage politico-judiciaire contre lui. La majeure partie des
plus de 20 prisonniers mapuches ont eu recours à une grève
de la faim pour dénoncer leur situation ou pour exiger leur
transfert dans des prisons proches de leurs communautés.
Hector Llaitul
Comme presque tous les dirigeants mapuches, Llaitul met l'accent
sur le problème des entreprises forestières: «
La Forestal Mininco est avec l’entreprise hydroélectrique
ENDESA, un de nos principaux adversaires. Elles ont changé
de politique. Il ne s'agit plus du pur usage de la violence. Ils
ont diversifié la répression: ils étudient
les zones où ils opèrent et disposent de plan adaptés
à chaque zone (propagande, cours et autres), souvent financés
par la Banque Interaméricaine de Développement dans
le but de créer un cercle de sécurité autour
de leurs propriétés. Ils arment les petits paysans
et les clubs de chasse et de pêche pour qu'ils forment des
comités de vigilance (légaux au Chili) afin de se
défendre des 'mauvais voisins '. Ils tentent ainsi d'isoler
ceux qui luttent ». « Ma communauté a été
fortement réprimée puisque tous les membres de ma
famille sont en prison (maman, papa, frère, tante, etc.),
signale Calfunao dans sa lettre, et il décrit comment les
terres de sa communauté ont été « volées
» par les entreprises forestières et le Ministère
des Travaux Publics, vol avalisé par les tribunaux qui ne
respectent pas « notre droit coutumier et nos traditions juridiques
». Il est accusé d'enlèvement pour avoir réalisé
un barrage routier, des désordres publics et la destruction
de pneus d'un camion forestier qui transportait du bois de la région
mapuche. Toute activité que réalisent les communautés
pour empêcher que les entreprises forestières continuent
à voler leurs terres, est traitée par l'État
chilien avec la législation « anti-terroriste »
héritée de la dictature d'Augusto Pinochet.
Usines de cellulose en version chilienne
En arrivant à Concepción, à 500 kilomètres
au sud de Santiago, par l'étroite vallée entre la
cordillère des Andes et le Pacifique, couverte de cultures
fruitières qui ont fait du Chili un important agro-exportateur,
le paysage se modifie brusquement. Les autoroutes se transforment
en chemins qui serpentent dans la montagne et se perdent entre les
pins. A l'improviste, une dense et épaisse fumée blanche
annonce une usine à papiers, toujours entourée d'immenses
cultures vertes.
Lucio Cuenca, coordinateur de l'Observatorio Latinoamericano de
Conflitos Ambientales (OLCA=Observatoire latino-américain
des conflits environnementaux) explique que le secteur forestier
croît à un rythme annuel supérieur à
6%. « Entre 1975 et 1994 les cultures ont augmenté
de 57% », ajoute t-il. Le secteur forestier fournit plus de
10% des exportations; pratiquement la moitié va dans des
pays asiatiques. Plus de deux millions d'hectares de plantations
forestières se concentrent dans les régions V et X,
terres traditionnelles des Mapuches. Le pin constitue 75% et l'eucalyptus
17%. « Mais presque 60% de la surface plantée sont
aux mains de trois groupes économiques », assure Cuenca.
Expliquer une pareille concentration de la propriété
nécessite- comme dans presque tous les domaines dans ce Chili
hyper-privatisé- de porter un regard sur les années
70, et tout particulièrement sur le régime de Pinochet.
Durant les années 60 et 70 les gouvernements démocrate-chrétien
et socialiste impulsèrent une réforme agraire qui
rendit des terres aux Mapuches et développa la création
de coopératives paysannes, et l'État participa activement
à la politique forestière tant pour les cultures que
pour le développement de l'industrie.
Cuenca explique ce qui est arrivé sous Pinochet: «
La dictature militaire a ensuite réalisé une contre-réforme
modifiant tant la propriété que l'usage de la terre.
Dans la seconde moitié des années 70, entre 1976 et
1979, l'État a cédé au privé ses six
principales entreprises de la zone: Celulosa Arauco, Celulosa Constitución,
Forestal Arauco, Inforsa, Masisa et Compañia Manufacturera
de Papeles y Cartones, qui ont été vendues à
des groupes entrepreneuriaux à 78% de leur valeur ».
Le pinochétisme marque la différence: l'industrie
forestière au Chili est aux mains de deux grands groupes
privés nationaux, dirigés par Anacleto Angelini et
Eleodoro Matte. Dans le reste du continent l'industrie est aux mains
de grandes multinationales européennes ou usaméricaines.
Sur ce point la nationalité des propriétaires n'a
pas la moindre importance. Au Chili, seulement 7,5% des plantations
forestières sont détenues par des petits propriétaires,
alors que 66% appartiennent à des grands propriétaires
qui possèdent un minimum de mille hectares de forêt.
Le Groupe Angelini a à lui tout seul 765.000 hectares, alors
que le groupe Matte dépasse le demi-milllion.
Anacleto AngeliniAnacleto Angelini, “Tio Cleto” (Oncle
Cleto), l’homme le plus riche du Chili est né en 1914
à Ferarre, en Italie. Il tente d’abord sa chance dans
l’Abyssinie (Éthiopie) conquise par Mussolini en 1936
mais ne réussit pas à y faire fortune. Il aura plus
de chance au Chili, où il débarque en 1948. Il commence
par récupérer une entreprise de vernis, puis passe
au BTP, puis rachète une usine de farine de poisson et de
là il passe à l’activité forestière
et pétrolière. Aujourd’hui, sa fortune personnelle
est évaluée à plus de 1100 millions de dollars.
Tio Cleto, qualifié de magnat « énigmatique
», a toujours évité la presse et sa dernière
apparition publique remonte à 2001.
Eleodoro MatteEleodoro Matte est le patron de la Compañía
Manufacturera de Papeles y Cartones, célèbre pour
avoir résisté à une tentative de nationalisation
du gouvernement Allende. Il est l’un des nombreux rejetons
de la puissante famille d’origine catalane Matte, dont la
fortune est estimée à 2700 millions de dollars. L’ascension
de cette famille a commencé lorsque Francisco Javier Matte
et sa femme ouvrirent un magasin de tissus à Santiago. En
1855 leur fils Domingo (qui eut 16 enfants) ouvrit une banque à
Valparaíso avec deux de ses fils, Augusto etEduardo.
« Les régions où se développe ce lucratif
commerce - poursuit Cuenca- sont devenues les plus pauvres du pays
». Alors qu'Angelini est un des six hommes les plus riches
d'Amérique latine, dans les régions VIII et IX la
pauvreté dépasse les 3%, l'indice le plus élevé
du pays. « Les bénéfices ne sont pas répartis
et rien ne reste dans la région, si ce n'est la surexploitation,
la pollution, la perte de diversité biologique et culturelle
et bien sûr la pauvreté », conclut le coordinateur
de l’OLCA.
Pour les Mapuches, l'expansion forestière signifie leur
mort en tant que peuple. Chaque année la frontière
forestière avance de 50.000 hectares. En plus de se voir
littéralement noyés par les cultures, ils commencent
à manquer d'eau, il y a des changements dans la flore et
la faune, et la forêt originaire disparaît rapidement.
Un rapport de la Banque Centrale assure que dans 25 ans le Chili
sera sans forêt originaire. Tout indique, néanmoins,
que l'expansion forestière est impossible à arrêter.
Malgré les plaintes relatives à la détérioration
environnementale et sociale, malgré la résistance
de dizaines de communautés mapuches mais aussi maintenant
de pêcheurs et d'agriculteurs, et aussi malgré les
analyses d'organismes étatiques qui avertissent des dangers
à poursuivre le développement de l'industrie forestière,
la quantité de bois disponible aura doublé en 2018
par rapport à ce qu’elle était en 1995, selon
ce qu'indique la Corporation du Bois. Cela conduira inéluctablement
à ouvrir de nouvelles usines de cellulose. Le Chili externalise
une série de coûts (du travail et environnementaux)
ce qui lui permet de produire la tonne de cellulose à seulement
222 dollars, contre 344 pour le Canada et 349 pour la Suède
et la Finlande. C'est l'unique argument de poids.
Le secret de la résistance
Il est impossible de comprendre la réalité actuelle
du peuple mapuche sans remonter à son histoire. A la différence
des autres grands peuples du continent, les Mapuches parvinrent
à imposer leur autonomie et indépendance à
la Couronne espagnole durant 260 ans. Ce n'est qu'à la fin
du XIXe siècle qu'ils durent se soumettre à l'État
indépendant du Chili. Cette notable exception marque l'histoire
d'un peuple qui, à beaucoup de points de vue, a accumulé
suffisamment de différences avec ses semblables natifs (d’autres
pays d’Amérique latine, NdR) pour empêcher que
l'on généralise leurs histoires et leurs réalités.
On estime qu'à l'arrivée des Espagnols, il y avait
un million de Mapuches, concentrés surtout en Araucanie (territoire
entre Concepción et Valdivia). C'était un peuple de
pêcheurs, de chasseurs et de cueilleurs, dont l’alimentation
de base était constituée de pommes de terre et de
haricots qu'ils cultivaient dans des clairières des forêts,
et du pignon de l'araucaria, le gigantesque arbre qui dominait la
géographie du sud. Bien que sédentaires, ils ne constituaient
pas des peuples; chaque famille avait son autonomie territoriale.
L'abondance de ressources sur des terres très riches est
ce qui permit qu'existe « une population très supérieure
à ce qu'un système pré-agraire peut approvisionner
», soutient José Bengoa, le principal historien du
peuple mapuche.
Cette société de chasseurs-guerriers, où la
famille était l'unique institution sociale permanente regroupée
autour de caciques ou loncos, était bien différente
des sociétés indigènes que trouvèrent
les Espagnols ailleurs en Amérique. Entre 1546 et 1598 les
Mapuches résistèrent avec succès aux Espagnols.
En 1554, Pedro Valdivia, Capitaine Général de la Conquista,
fut vaincu par le cacique Lautaro près de Cañete,
fait prisonnier et tué pour « avoir voulu nous réduire
en esclavage ».
En dépit des épidémies de typhus et de petite
vérole, qui emportèrent le tiers de la population
mapuche, une seconde et une troisième génération
de caciques résistèrent avec succès aux nouvelles
attaques des colonisateurs. En 1598 le cours de la guerre changea.
La supériorité militaire des Mapuches, qui devinrent
de grands cavaliers et avaient plus de chevaux que les armées
espagnoles, mit les conquistadors sur la défensive. Ils détruisirent
toutes les villes espagnoles au sud du fleuve Bío Bío,
parmi elles Valdivia et Villarica, qui ne fut refondée que
283 années plus tard, après la « pacification
de l'Araucanie ».
Une paix tendue s'installa à la « frontière
». Le 6 janvier 1641 se réunirent pour la première
fois Espagnols et Mapuches dans le Parlement de Quilín: la
frontière sur le Bío Bío et l'indépendance
mapuche sont reconnues, mais ces derniers doivent laisser prêcher
les missionnaires et libérer les prisonniers. Le Parlement
de Negrete, en 1726, régula le commerce qui était
source de conflits et les Mapuches s'engagèrent à
défendre la Couronne espagnole contre les créoles.
Comment expliquer cette particularité mapuche? Divers historiens
et anthropologues, parmi eux Bengoa, conviennent que « à
la différences des Incas et des Mexicains, qui possédaient
des gouvernements centralisés et des divisions politiques
internes, les Mapuches possédaient une structure sociale
non hiérarchisée. Dans la situation mexicaine et andine,
le conquérant frappa le centre du pouvoir politique, et en
le conquérant, s'assura le contrôle de l'Empire. Dans
le cas mapuche cela n'était pas possible, étant donné
que sa soumission passait par celle de chacune des milliers de familles
indépendantes ». Au passage, il faudrait ajouter que
la prédominance de cette culture explique aussi l'énorme
difficulté que rencontre le mouvement mapuche pour construire
des organisation unitaires et représentatives.
Vers le 18e siècle, influencée par la Colonie qui
avait diffusé l'élevage extensif, la société
mapuche se transforma en une économie d'élevage commercial
qui contrôlait un des territoires les plus étendus
possédés par un groupe ethnique en Amérique
du sud: ils étaient étendus jusque dans les pampas
et atteignaient ce qui est aujourd'hui la province de Buenos Aires.
Cette nouvelle économie renforça le rôle des
loncos (caciques) et généra des relations de subordination
que les Mapuches n'avaient pas connu. « La grande concentration
du bétail au profit de quelques loncos et la nécessité
de compter sur des dirigeants qui négocieraient avec le pouvoir
colonial, intensifia la hiérarchisation sociale et la centralisation
du pouvoir politique », souligne l'historien Gabriel Salazar.
L'économie minière de la nouvelle République
indépendante nécessita, à la suite de la crise
de 1857, d'étendre la production agricole. Jusqu'en 1881,
date à laquelle les Mapuches furent définitivement
vaincus, se déchaîna une guerre d'extermination. Après
la défaite les Mapuches furent confinés dans des «
réductions »: ils passèrent de 10 millions d'hectares
à un demi-million, leurs terres étant adjugées
par l'État à des particuliers. Ils devinrent ainsi
des agriculteurs pauvres, forcés de changer leurs coutumes,
leurs formes de production et leurs normes juridiques.
Qui sont les sauvages?
A environ 100 kilomètres au sud de Concepción, le
petit village de Cañete est un des noeuds du conflit mapuche:
à la Noël 1553, les Mapuches détruisirent le
fort Tucapel construit par Pedro de Valdivia et exécutèrent
ce dernier. Cinq années plus tard le grand cacique Caupolican
fut envoyé au supplice sur la place qui porte aujourd'hui
son nom, où s'élèvent d'imposantes figures
en bois en hommage de son peuple. Sur cette même place, une
matinée pluvieuse d'avril se rassemblèrent quelque
200 Mapuches et étudiants pour demander la liberté
de José Huenchunao, dirigeant de la CAM, détenu depuis
des semaines, dans le cadre de l'offensive déclenchée
par l'État qui a conduit en prison les principaux dirigeants
de la Coordination dont Hector Llaitul et José Llanquileo.
Quand la marche s'est dissoute après avoir parcouru cinq
pâtés de maisons entourée d'un important dispositif
policier, les loncos Jorge et Fernando nous ont emmené dans
leur communauté. A peu de distance de l'un des villages de
la zone, dans une espèce de clairière entre les pins,
une poignée de maisons forment la communauté Pablo
Quintriqueo, « un indigène hispanisé qui vivait
dans cette région vers 1800 », explique Mari, assistante
sociale mapuche qui vit à Concepción. A la surprise
de ceux qui ont visité les communautés andines ou
mayas, elle ne comprend que 7 familles et s'est formée il
y a seulement 8 ans; le petit jardin derrière les maisons
ne suffit pas à approvisionner plus de 30 personnes.
Faisant circuler un maté, ils expliquent. Les familles avaient
émigré à Concepción et laissé
les fonds de terre de leurs ancêtres sur lesquels ils étaient
nés et avaient vécu jusqu'à il y a une décennie.
Mari s'est mariée avec un huinka (blanc), elle a deux enfants
et un bon travail. Beaucoup de jeunes, comme Hector Llaitul, aujourd'hui
emprisonné à Angol, se sont diplômés
à l'Université de Concepción et ont ensuite
créé des organisations en défense de leurs
terres et communautés. Quand les forestiers empiétèrent
sur leurs terres, ils revinrent pour les défendre. «
Ce sont au total 1.600 hectares qui sont l’objet du conflit
rien que dans cette communauté », assurent-ils.
Il n'est pas simple de comprendre la réalité mapuche.
Le lonco Jorge, 35 ans, un des plus jeunes du groupe, donne une
piste en signalant que « le projet de restructuration du peuple
mapuche passe par la récupération du territoire ».
De là on peut déduire que les Mapuches vivent une
période que d'autres peuples indigènes du continent
ont connu il y a un demi-siècle, quand il s 'assurèrent
la récupération et le contrôle de terres et
de territoires qui avaient été leur propriété
depuis des temps immémoriaux. En second lieu, tout indique
que la défaite mapuche est encore trop proche (à peine
un siècle) face aux trois ou cinq siècles passés
depuis l'irruption des Espagnols ou la défaite de Tupac Amaru,
selon la chronologie que l'on préfère. La mémoire
de la perte de l'indépendance mapuche est encore très
fraîche, et cela est peut-être le motif d'une tendance
qui se répète dans les conversations: à la
différence des Aymaras, Quechuas et Mayas, les Mapuches se
mettent dans une position de victimes qui s’avère incommode.
José Huenchunao assure que les communautés vivent
une nouvelle situation du fait du désespoir existant. Et
il lance un avertissement qui ne semble pas démesuré:
« Si cette administration politique, si les acteurs de la
société civile ne prennent pas en compte notre situation,
les conflits qui étaient isolés vont se reproduire
avec plus de force et de manière plus coordonnée.
Ce peut être beaucoup plus grave, cela peut avoir un coût
beaucoup plus grand pour cette société que de rendre
une certaine quantité de terres, qui est le minimum que les
communautés réclament »..
Pour les Chiliens de « tout en bas » il n'est pas évident
que la démocratie électorale a amélioré
leurs vies. « La stratégie politique de la Concertation,
le long de ses 16 années de gouvernement, a été
orientée par 'le changement politique et social minimal '
et par l'extension et l'approfondissement du capitalisme néolibéral
dans toutes les sphères de la société. L'administration
concertationniste a gouverné plus le marché que la
société, accentuant ainsi la très mauvaise
distribution des revenus, et faisant de la société
chilienne -derrière le Brésil- la société
la plus inégalitaire du continent latino-américain
», assure le politologue Gomez Leyto.
Mais il y a des symptômes clairs que le temps de la Concertation
est en train de s'épuiser. Il est possible, de plus, que
l'appréciation de Henchunao soit juste. La longue résistance
du peuple mapuche non seulement ne s'est pas éteinte, mais
elle renaît toujours en dépit de la répression.
Néanmoins, dans les dernières années, au sud
du Bío Bío , les Mapuches ne sont pas seuls à
résister au modèle néolibéral sauvage.
Les pêcheurs artisanaux de Mehuin et les agriculteurs qui
voient leurs eaux contaminées ont déjà réalisé
diverses protestations. Début mai, les carabiniers ont tué
un ouvrier forestier, Rodrigo Cisternas, qui participait à
une grève pour l'augmentation des salaires.
Ce fait représente peut-être le commencement de la
fin de la Concertation. Durant plus de 40 jours, les ouvriers de
Bosques Arauco, propriété du Groupe Angelini située
dans la région Bío Bío , ont fait une grève
à laquelle ont participé trois syndicats représentant
6 000 travailleurs. Comme l'entreprise avait accumulé des
profits de 40%, les ouvriers réclamèrent une augmentation
des salaires du même pourcentage. Après de longues
et inutiles négociations, ils en vinrent à la grève.
Ils entourèrent l'usine où l'entreprise s'était
repliée avec ses trois équipes pour faire échouer
la grève. « Voyant que les carabiniers s'amusaient
à détruire leurs véhicules, les ouvriers se
sont défendus en utilisant du gros outillage, c'est alors
que les carabiniers ont assassiné par balle un des grévistes
et ont gravement blessé plusieurs autres », déclare
un communiqué du Mouvement pour l'Assemblée du Peuple.
Dans les derniers mois, le gouvernement de Michelle Bachelet a
ouvert trop de fronts. Au conflit avec le peuple mapuche s'ajoute
la protestation estudiantine contre la loi d'éducation qui
a l'année dernière provoqué des manifestations
de centaines de milliers de jeunes. Au début de cette année
a éclaté un conflit non résolu en raison de
la restructuration des transports publics à Santiago, puisque
la mise en route du Transantiago porte préjudice aux secteurs
populaires. S'ajoute à cela la mort d'un ouvrier dans une
région chaude. Il est possible que, comme cela a déjà
eu lieu dans d'autres pays de la région, la population chilienne
ait commencé à tourner la page du néolibéralisme
sauvage.
La démocratie contre les Mapuches
Un ministre de Pinochet s'est illustré en disant qu' «
au Chili il n'y a pas d'indigènes, il n'y a que des Chiliens
». En conséquence la dictature dicta des décrets
pour mettre fin aux exceptions légales en faveur des Mapuches
et introduire le concept de propriété individuelle
de leurs terres. Mais « priver le peuple mapuche de sa reconnaissance
en tant que tel a renforcé l'identité ethnique »,
signale Gabriel Salazar, récent lauréat du Prix National
d'Histoire.
Au début des années 80 on a assisté à
une « explosion sociale » du peuple mapuche en réponse
aux décrets de 1979 qui permirent la division de plus de
460.000 hectares de terres indigènes. La division -relève
Salazar- ne respecte pas les espaces qui ont toujours été
considérés communs et qui étaient fondamentaux
pour la reproduction matérielle et culturelle du peuple mapuche,
comme les zones destinées aux bois, aux pâturages et
aux cérémonies religieuses. L'augmentation de la population,
jointe à la réduction de son territoire, ont contribué
à 'vider ' les communautés de leurs gens et de leur
culture ».
La démocratie ne fut pas non plus généreuse
avec le peuple mapuche. Si la dictature voulait en finir avec eux,
misant sur la conversion d'indiens en paysans, avec le gouvernement
de la Concertation (à partir de 1990) s'ouvrirent de nouvelles
perspectives. Le président Patricio Aylwin généra
des espaces et donna son appui à une loi qui fut débattue
au Parlement. Néanmoins, à la différence de
ce qui s'est produit dans d'autres pays du continent, en 1992 le
Parlement rejeta la convention 169* de l'OIT et la reconnaissance
constitutionnelle des Mapuches comme peuple, telle que stipulée
par les Nations Unies.
Actuellement, « le mode indigène rural est partie
constituante de la pauvreté structurelle du Chili »,
assure Salazar. En 1960 chaque famille mapuche avait une moyenne
de 9,2 hectares alors que l'État soutenait qu'il fallait
50 hectares pour vivre « dignement ». Entre 1979 et
1986 on en était à 5,3 hectares, superficie qui est
aujourd 'hui de seulement 3 hectares par famille. Sous la dictature
les Mapuches ont perdu 200 000 des 300 000 hectares qui leur restaient.
L'avancée des entreprises forestières et hydro-électriques
sur leur terres a provoqué une augmentation exponentielle
de la pauvreté et de l'émigration.
Désespérées, beaucoup de communautés
envahissent les terres dont se sont emparées les entreprises
forestières, et pour cela sont accusées de «
terrorisme ». La Loi Antiterroriste de la dictature continue
à être appliquée aux communautés pour
incendie de plantations, coupure de routes et désobéissance
aux carabiniers. Actuellement il existe des dizaines d'organisations
mapuches qui oscillent entre collaboration avec les autorités
et l'autonomie militante, et il faut souligner la naissance de nouveau
groupes de caractère urbain, en particulier à Santiago,
où résident plus de 40% du milllion de Mapuches qui
vivent au Chili selon le recensement de 1992.
* La Convention 169 de l'Organisation internationale du travail
ou Convention relative aux peuples indigènes et tribaux est
le seul instrument légal adopté par la communauté
internationale pour protéger les droits des peuples indigènes
et tribaux. Elle établit des lignes directrices pour favoriser
une approche participative en matière de prise de décisions,
favorisant ainsi l'autodétermination de tout peuple indigène,
tout en fixant des buts, des priorités et des normes minimales.
(NdR)
Sources et ressources en espagnol
José Bengoa: Historia del pueblo mapuche, LOM, Santiago,
2000.
Juan Carlos Gómez Leytón: "La rebelión
de los y las estudiantes secundarios en Chile. Protesta social y
política en una sociedad neoliberal triufante", revue
OSAL, No. 20, Buenos Aires, mai-août 2006.
Alvaro Hilario: "Entrevista a Héctor Llaitul",
24 avril 2007.
José Huenchunao, Carta Abierta desde la cárcel de
Angol, 21 mars 2007.
Sergio Maureira, Entrevista a José Huenchunao.
Gabriel Salazar, Historia contemporánea de Chile, 5 tomes,
LOM, Santiago, 1999.
Observatorio Latinoamericano de Conflictos Ambientales (OLCA):
"Aproximación crítica al modelo forestal chileno",
Santiago, 1999.
Revista Perro Muerto
Quelques organisations et sites web mapuche
Aukiñ Wallmapu Ngulam (Conseil de toutes les Terres): créé
en 1990. Coordination Arauco Malleco: brève histoire sur
www.puntofinal.cl/544/estatierra.htm
Meli Wixan Mapu (Quatre Points de la Terre): né en 1991
Diario Electrónico Mapuche
Informativo Mapuche
Informativo Mapuche
Sources en anglais et espagnol
http://www.mapundial.org, un excellent site de la campagne de soutien
à la Communauté Juan Paillalef à Amsterdam
Sources en français
http://mapuche.free.fr
Juana Calfunao PaillalefLiberté pour Waikilaf !
Juana Calfunao, Lonko de la communauté Juan Paillalef, Commune
de Cunco, IXème Région, est une des dirigeantes de
la lutte des Mapuches pour la récupération de leurs
terres. Elle a été emprisonnée end écembre
2005 pour s'être opposée à une route empiétant
sur les terres de la communauté. Son fils Waikilaf est détenu
à la prison de haute sécurité de Santiago.
Voir les vidéos sur la lutte de cette communauté :
http://www.mapundial.org/index.php?option=com_content&task=blogcategory&id=25&Itemid=86
Source : www.revistapueblos.org/
Article original publié le 2 juillet 2007
Gérard Jugant et Fausto Giudice sont membres de Tlaxcala,
le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique.
Cette traduction est libre de reproduction, à condition d'en
respecter l’intégrité et d’en mentionner
l’auteur, le traducteur, le réviseur et la source.
URL de cet article sur Tlaxcala :
http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=3263&lg=fr
Traduit par Gérard Jugant, révisé par Fausto
Giudice
AU SUD DE LA FRONTIÈRE: 12/07/2007
|
|