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Mapuches contre Benetton La reconquête du désert
par Sebastián Ochoa
Les Mapuches : les enseignements d'une résistance
Raúl ZIBECHI

Origine : http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=2249

Ils luttent depuis cinq ans pour 535 hectares sur les 965 000 détenus par le groupe Benetton au sud, qui, selon eux, ont appartenu à leurs ancêtres. Ils ont été expulsés en 2002 et maintenant ils sont revenus. Ils vivent sous des tentes et un juge leur interdit jusqu’à faire du feu. Le quotidien argentin Página/12 a passé neuf jours avec les membres de la communauté, qui racontent comment ils pensent résister.

La journée démarre avec les « jey-jey-jey-jey » de reconnaissance lancés les bras vers les montagnes de l’est, où le soleil commence à poindre. Ils accomplissent la cérémonie face au pillán kutral, « le cœur de la communauté », comme ses membres le définissent. « Feu sacré » serait une traduction approximative. A Santa Rosa Leleque, le pillán kutral est allumé depuis le 14 février dernier, quand trente hommes, femmes et enfants ont franchi la clôture pour déclarer leurs 535 hectares « territoire mapuche récupéré ». Le feu, qui abrite des forces des ancêtres, vit dans un cercle de pierre sur deux mois de cendre. On lui doit un respect absolu : il est interdit d’y jeter des mégots de cigarette, des sachets de thé ou des déchets. Il n’apporte que la lumière et la chaleur. Pour cuisiner et brûler, il y a le foyer normal, délimité par un mur de briques. Cet élément fondamental de la religion mapuche n’échappe pas au conflit entre la communauté et la Compagnie des Terres du Sud Argentin, le visage du groupe Benetton pour maintenir clôturés 965 000 hectares du pays. La semaine dernière, la justice a interdit à la communauté de faire du feu tant que le conflit légal n’est pas résolu. Mais pour que personne n’accuse les institutions d’être impitoyables, on n’autorise le feu que si le bois est apporté de l’extérieur. Les mapuches pensent que la mesure « est cruelle. Ils la dictent juste quand l’hiver arrive. »

La décision du juge de la Chambre d’exécution d’Esquel, Omar Magallanes, obéit à une requête des avocats de Benetton. La même mesure interdit aux dix familles de la communauté de construire des maisons. C’est pourquoi Santa Rosa Leleque est un ensemble de tentes igloos, trop fines pour les inévitables températures négatives de la nuit. Pour le moment, les seules constructions sont une cahute où ils gardent la farine, la yerba [yerba mate], les vermicelles, les confitures, les galettes frites et des dizaines de caisses de nourriture laissées par des gens des villages avoisinants et des touristes altruistes. A 700 mètres, il y a la maison communautaire, toujours pas finie, car la Justice winka [non-mapuche], comme on dit à Leleque, en a décidé ainsi.

Il y a plusieurs jours, le juge de paix d’El Maitén, Guillermo Palmieri, a franchi la clôture avec son attaché-case. Il avait à l’intérieur les 30 certificats de notification judiciaire pour chacun des habitants de Santa Rosa (voir plus bas). Avec cette stratégie, la Justice ne reconnaît pas la communauté. En interdisant le feu, « ils veulent que nous nous fatiguions et que nous partions. Il a commencé à neiger et nous n’avons même pas une petite maison terminée. Mais nous comptons toujours nous battre, ils ne nous effrayeront pas en nous interdisant le feu et le bois », nous dit Rosa Nahuelquir qui, avec son époux Atilio Curiñanco, affronte depuis 2002 une Campagne du désert moderne. Cette année-là, le couple avait été expulsé sur ordre de justice de ces terres qu’ils revendiquent comme les leurs.

Ce qu’ils ont nommé désert est - sans exagération - le plus bel endroit au monde. Des montagnes coiffées de neige qui descend dans les ruisseaux, une terre prête à recevoir des végétaux et/ou des petites vaches, le rêve d’Atilio. Tôt le matin, lui et Luis Millán, avec un pic et une pelle, vont « canaliser ». Ils marchent vers les montagnes par le lit d’un ruisseau asséché depuis 2002, détruit par les forces de l’ordre, comme tout ce qui a été construit par le couple Nahuelquir-Curiñanco. Ce ruisseau irriguait des terres idéales pour la culture. « Ces flics croient qu’on va avoir la flemme », commente Atilio entre deux pelletées. Ils arrangent quelques pierres et divisent le ruisseau en deux, ce qui va leur permettre de semer et de récolter plusieurs hectares. « Tu veux de l’eau fraîche ? Il n’en existe pas de plus pure. Elle vient tout droit de la neige. »

Le plein emploi règne à Santa Rosa. S’il n’y a pas à canaliser, il faut chercher du bois à brûler. Pour les mapuches, les arbres sont sacrés, ils ne les coupent donc pas. Ils ne prennent que du bois mort. Si, par nécessité, ils doivent tuer un arbre - ou quelque chose de vivant - ils demandent d’abord pardon à la mapu [terre].

Pour les mapuches, récupérer leur territoire c’est récupérer leur spiritualité. Du lever au coucher, ils vénèrent la terre. Et même quand ils dorment : la mapu leur parle en peumá [rêve] et leur dit ce qui est. Ses messages sont tellement clairs que personne ne s’aventurerait à lui désobéir. Le mapuzungun est la langue que la terre a donnée aux humains pour qu’ils puissent communiquer avec elle. Beaucoup sont convaincus que les malheurs du peuple mapuche ont commencé quand ils ont cessé de communiquer avec elle, quand ils sont devenus winka. C’est pourquoi ils n’ont pas pu résister depuis 1879 aux fusils de l’armée argentine dirigée par le président des cent pesos, Julio Argentino Roca [1]. En retrouvant le contact direct avec la terre, ils vont réaliser ce qu’ils crient à la fin de toute rencontre politique : marichi weu, dix fois nous vaincrons. C’est ce qui a été démontré dans le sixième futa trawun [grande réunion], qui, pendant trois jours, a réuni 150 mapuches heureux de fouler le territoire fraîchement récupéré.

La grande réunion

Chacun a son style pour franchir la clôture. Pour entrer dans la communauté, il faut se plier, d’abord un pied ici, puis un pied là, au milieu le désagréable frottement sexuel. Tout ce qui entre à Santa Rosa traverse ou saute le barbelé. Parce que couper un cadenas ou une clôture représenterait une violence, ce qui modifierait la classification judiciaire en détérioration de la part des peuples indigènes. Parmi les participants à la rencontre, il y a une petite vieille minuscule, au visage noble tout ridé. Nul besoin de lui demander son âge pour savoir qu’elle a vécu l’époque des expulsions, autour de 1937. « Dis-nous, Papay, qui vivait à Santa Rosa avant d’être expulsé ? » La vieille soupire : « Avant, quand il n’y avait pas de clôture ». Elle et ceux qui ont gardé la mémoire commencent à se rappeler les noms. Tureo, Llancaqueu (du nom de la colline qu’il habitait), Raíl (Juana Raíl était blanchisseuse de la Compagnie des Terres jusqu’à ce qu’ils l’expulsent de la compagnie et des terres). « Dis-nous, Papay, qui vivait sous ces peupliers là en bas ? ». « Eh bien, le vieux. » La seule lumière, celle du foyer, éclaire son visage. « Il était mapuche », affirme-t-elle. Aujourd’hui, elle ne se souvient pas. Demain, si.

Jonathan Márquez s’est assumé mapuche pendant son adolescence. Son grand-père était lonko [dirigeant] à Neuquèn, mais ses parents se sont adaptés facilement à la vie citadine. Comment s’est-il re-trouvé ? « Ce sont les rêves. Tu te trouves à des endroits où tu sens que tu as déjà été. Et vient un moment où tu sais quoi faire. Je rêvais que j’étais dans des espaces comme celui-ci ou dans une cérémonie. Que j’étais en connexion avec nos ancêtres. C’est très étrange. Mais tu es témoin de choses qui ne peuvent pas s’expliquer. » Tous se rappellent quand Celinda Lefiú, avec son chant et son kultrun [tambour], a fait pleuvoir sur Neuquèn après une sécheresse de plusieurs mois. Cette fois-là, même les fermiers lui ont demandé son aide. Pour l’ancienne, le prodige est dans l’union des volontés : « Nous étions plus de mille à la cérémonie. Il y avait beaucoup de newen [force de vie]. »

Newen - c’est le nom du fils de Jonathan et de Daisy - avance en titubant avec sa tétine comme balancier. Son père, âgé de 25 ans, veut livrer un message « aux mapuches qui ne se reconnaissent pas comme mapuches. A ceux qui ont le sang et le nom, je leur conseille de les faire valoir. Qu’ils ne se laissent pas séduire par la vie moderne, c’est une vie vide. J’ai étudié, j’ai travaillé à la ville, mais je n’oublie pas ce que je suis ».

Furilofche

Ses grands-parents vivaient sur la terre. Jusqu’à ce qu’on leur enlève et qu’ils durent émigrer à la ville, s’adapter à sa culture pour survivre, ni plus ni moins. Leurs enfants, déracinés de la vie mapuche, ont élevé leurs enfants à la façon argentine. Aujourd’hui, ceux-ci ont environ vingt ans et ne manquent pas une occasion de se mobiliser en Gulumapu et Puelmapu (actuellement le Chili et l’Argentine) pour défendre leur peuple. Ils connaissent tous les commissariats de la région, où ils se sont retrouvés pour répondre à la même procédure :

— Nationalité ?

— Je n’ai pas de nationalité, je suis mapuche.

— Et où es-tu né ?

— A Wallmapu.

— C’est quoi, ça ?

— Un territoire ancestral mapuche.

La discussion peut durer des heures, jusqu’à ce que le policier se fatigue et passe à autre chose, en cellule ou à la rue.

A Santa Rosa, les jeunes des quartiers pauvres de Bariloche, ou Furilofche, comme on les appelait avant la constitution de l’Etat argentin, sont nombreux. Ezequiel, 20 ans, est toujours prêt à exécuter les travaux dont la communauté a besoin. Dans sa tente, parmi des vêtements pleins de cendre et de terre, on remarque quelques livres de culture et de spiritualité mapuche. Un soir, face au pillán kutral, il répond à un petit de six ans avide de connaître son peuple. « Deux anciens vivent dans le pillán, le grand-père et la grand-mère. Ils veillent sur nous. Nous ne pouvons pas les déranger. Nous ne pouvons pas jeter de la terre sur le kutral ou l’éteindre. C’est juste pour éclairer et chauffer. Il a le kume newen, la bonne force. Les vieux mapuches voyaient les anciens, mais nous ne les voyons plus. Moi je ne les vois pas parce que je suis devenu winka. On dit que les enfants peuvent les voir. »

— Moi, je les vois, dit le petit.

Ezequiel lui parle de la « grande guerre », celle des anciens contre le winka. De ses héros, qui ne respirent que dans la mémoire du peuple. « Les Espagnols ont enlevé Leftraru - ici on l’appelle Lautaro -quand il était enfant et lui ont fait garder les chevaux. Et il est devenu l’ami des chevaux. Quand il a grandi, ils l’ont placé à la tête de quelques mapuches traîtres et l’ont envoyé à combattre contre son peuple. Mais il s’est uni aux mapuches et ils ont affronté le winka, et ils ont gagné. Ils ont attrapé (Pedro de) Valdivia, le chef des Espagnols et l’ont tué. Ils lui ont fait manger de la terre, lui ont pris son sang, mangé le cœur. Les ancêtres étaient comme ça. Et Leftraru vainquit jusqu’à ce qu’un mapuche traître le livre et qu’ils le tuent. » Ezequiel évoque Kalfulkurá, qui a gouverné le peuple pendant 40 ans, vaincu l’armée de Bartolomé Mitre et celle du général Manuel Hornos. Dans la ville de Buenos Aires on craignait son arrivée. Jusqu’à ce qu’il affronte le gouvernement de Domingo Sarmiento et qu’il soit vaincu. Il est mort de vieillesse. « Il avait deux coeurs, c’est pourquoi ils ne pouvaient pas le tuer ». Le jeune raconte quand dans le Bio Bio ils ont attrapé Galvarino : « Les Espagnols lui ont coupé les mains mais il n’a pas pleuré ». Ils l’ont renvoyé dans sa tribu pour montrer ce qui arrive à ceux qui attaquent la couronne. « Mais Galvarino est quand même revenu se battre, il se faisait attacher les armes aux bras. Ils étaient forts, les anciens mapuches. »

— Et maintenant, nous sommes ordinaires ?, demande le petit.

— Trop ordinaires. Ils gagnent contre nous parce que nous oublions qui nous sommes. Nous devenons des winkas, nous ne parlons pas le mapuzungun, nous commençons à croire aux dieux winkas, diagnostique Ezequiel.

— Je vois encore ces grands-parents. Ils sont en train de manger, dit l’enfant mapuche.

Mauro Millán, de l’organisation 11-Octobre et membre de la communauté, affirme que « nous ne demandons pas la terre, nous l’avons déjà. Nous demandons qu’on nous laisse vivre en paix. Mais l’Etat et Benetton nous empêchent de cuisiner, de faire du feu, de nous alimenter : ils attentent à notre vie. Sans une décision politique, cela va déboucher sur ce qu’un juge raciste - ils sont nombreux en Patagonie - fasse le nécessaire pour nous expulser. Nous voulons éviter la violence. Pourvu que cela n’arrive jamais. Nous ne faisons pas l’apologie de la violence. Nous voulons qu’ils comprennent que nous sommes revenus et que nous resterons. Nous ne permettrons pas qu’on nous expulse. »

Le pillán kutral se défend des décisions humaines. Mais s’il pleut ou s’il neige ? « Il ne s’éteint pas. C’est impossible », répondent les mapuches comme si c’était la chose la plus normale du monde. Luis, représentant de la communauté, se rappelle quand il a plu dans un village voisin. « Ce qu’il pleuvait cette nuit-là. Le lendemain, nous nous sommes tous levés trempés. Et nous nous sommes mis à sécher. »

— Et le feu ?

— Le feu, non, il ne s’éteint pas.


Juges et parties

« Je suis une personne polie », « respectueuse », « reconnaissante », répète le juge de paix d’El Maitén, Guillermo Palmieri, devant 30 mapuches à qui il apporte les certificats pour leur notifier qu’ils ont un problème avec la justice argentine. Parmi les notifiés, il y a des enfants d’un an. Pour Rosa Nahuelquir, « ils ne veulent pas comprendre ce qu’est une communauté. Ils se moquent de nous ». Palmieri montre un mandat que lui a donné le juge d’Esquel Omar Magallanes pour « constater l’usage qu’ils font de la propriété qu’ils occupent ». Il lit également « un ordre qui émane du juge qui est sur le dossier », qui interdit de « brûler quelque chose, brûler et extraire des produits ligneux et exige de suspendre les constructions de toute nature jusqu’à ce que le juge se prononce quant à cette propriété ». Son texte indique que si les mapuches récidivent en faisant du feu pour se protéger du froid ou pour faire la cuisine, « une juste sanction sera appliquée ».

Luis Millán, représentant de Santa Rosa, insiste : « Le certificat de notification judiciaire devrait être adressé à la communauté ». Palmieri lui dit : « Je vais lire les noms. Quand vous entendez ‘communauté’, je vous le donne ». Et il commence : « Atilio Curiñanco. Ça ne dit pas communauté. Non ? Ça dit Atilio Curiñanco ». Il continue l’appel, mais personne ne reçoit sa notification. « Il n’y a personne », observe le juge de paix, avant de laisser ses certificats en sûreté dans la cabane de la nourriture. « Si vous voulez, plus tard, vous les prenez, ou vous en faites ce que vous voulez », conseille-t-il.

Selon Mauro Millán, « dans cette région, il est très fréquent et très habituel que des juges ou des procureurs soient propriétaires terriens et éleveurs. Quelles chances avons-nous que cette justice prenne une décision impartiale sur les droits qu’on dit que nous avons ? La Justice elle-même ne veut pas que nous en arrivions à la discuter ».

Sur le point de monter en voiture, le juge de paix Palmieri ne le nie pas : « J’ai travaillé dans une ferme de Benetton. Maintenant, demandez-leur s’il n’ont pas travaillé pour Benetton », dit-il en montrant les tentes de la communauté. « Il y a trois villages sur 500 000 hectares. Les gens de ces villages travaillent comme bûcherons, poseurs de clôtures, transporteurs », selon Palmieri, ingénieur agronome élevé à Balcarce, où la Compagnie des Terres possède la ferme Santa Marta. « Si moi je fais ça (être juge de paix), je peux difficilement cacher pourquoi je suis venu dans le sud. Je n’ai travaillé pour l’entreprise que pendant six mois, je n’ai pas le profil qu’ils recherchent comme administrateur. Même en tant qu’administrateur, j’ai enseigné comment utiliser certains outils, rien de plus ».

Et il termine : « Benetton a acheté de bonne foi à Menéndez, Ochoa et je ne sais qui d’autre. Ils ont acheté. C’est l’Etat argentin qui a vendu. Dans l’histoire, on a toujours vendu à des étrangers, depuis l’époque de Butch Cassidy »


Un défilé de touristes au campement Leleque
Ceux qui aident et les autres

On n’entend que le murmure de l’eau, sa propre respiration et le vent. Jusqu’à ce que la mécanique rugissante s’approche : on l’entend des kilomètres avant qu’elle passe et elle rugit encore quelques kilomètres plus tard. L’hyper touristique route 40 et ses habitants rapides nous rappellent que rien n’est situé trop loin. Minibus à deux étages, camions, camionnettes, voitures. Kawel winka, disent les Mapuches : « le cheval du blanc ». Les initiés passent devant le drapeau à 130 kilomètres à l’heure dans un vacarme de klaxons festifs : le kawel winka communique. De l’autre côté de la clôture, un mapuche salue de la main, fatigué de répondre à cet appel qui se termine par une pression du doigt sur le bouton. Quelques « cavaliers » se garent et s’approchent pour demander de quoi il s’agit. Beaucoup, l’esprit enhardi, mettent les deux pieds dans le plat.

— « C’est ça que vous a donné Benetton ? » - est la première question sur la liste de ceux qui sont convaincus par la bonne campagne de presse - selon la communauté - dirigée par la multinationale pour « redorer son blason ». L’expulsion de la famille mapuche en 2002 a eu pour réponse des manifestations devant les portes des entreprises Benetton de 120 pays. La confusion est venue dans une large mesure l’année dernière, quand Benetton a voulu « faire don » de 7 200 hectares au gouvernement de Chubut. La province a rejeté le cadeau car les terres étaient très mauvaises, elles ne suffisaient même pas à nourrir quelques familles.

— « C’est ça que vous a donné le gouvernement de la province ? » - arrive en deuxième. Même en rêve, les mapuches ne sont pas assez innocents pour espérer que l’Etat ou une entreprise leur rende ce qui a été arraché par la violence et l’argent. « C’est une récupération », commence à expliquer patiemment celui qui s’approche de la barrière. Il explique : « Nous n’avons rien pris ni occupé. Nous revenons sur notre terre millénaire pour y vivre selon notre culture ».

— « Et que pouvons-nous faire ? » - demandent les touristes.

— « Faites savoir ce qui se passe ici. Les grands medias se moquent de le raconter ».

Les voyageurs remontent dans leurs voitures avec une certaine satisfaction morale. Avant que la justice interdise de construire, les touristes se transformaient en maçons d’un jour. Pour la ruka communautaire, des gens ont empilé des briques dans toutes les langues. Aujourd’hui ils ne peuvent que partager quelques tasses de maté et laisser des dons.

— C’est un camping ? Combien prenez-vous ?

— C’est une récupération des terres que Benetton avait usurpées.

— Ah oui, il faut tout leur prendre aux Benetton, dit le roi des déplacés avant de remonter dans son 4X4 avec sa famille. Dans certains cas le meilleur touriste est celui qui passe au loin.

Un type s’approche pour féliciter les mapuches de leur lutte et leur apporte « l’image d’un Argentin qui a donné sa vie pour le peuple, le Che Guevara ». Un enfant de Furilofche lui dit : « Nous sommes mapuches, nous ne sommes ni Chiliens ni Argentins. C’est une revendication contre un riche et la merde de l’Etat argentin. Nous ne sommes pas des révolutionnaires, nous ne voulons rien d’autre que revenir à la mapu et vivre selon la nature. Notre culture nous montre tous les jours ce que nous devons faire pour changer notre sort. Le Che était chic type, mais ici nous n’aurons rien de cela ».


Dictionnaire mapuzungun

Le mapuzungun ne s’écrit pas. Pour les mapuches, la société occidentale se nourrit de papiers : des écorces d’arbres. Ils pensent que les mots dits engagent ceux qui les disent, sans que des papiers aient à obliger ou à rappeler. D’après Atilio Curiñanco, si l’orateur ne respecte pas sa parole, « nous savons d’emblée de quel genre de personne il s’agit ». Quand ils se sont réunis à Rome en 2004, Luciano Benetton a promis aux mapuches que « le conflit serait résolu en un jour ». Au début de son mandat - il y a trois ans - le gouverneur de Chubut Mario Das Neves leur a assuré que le conflit pour Santa Rosa serait résolu « en quatre mois ».

Ci-dessous, quelques définitions de mots qui apparaissent dans l’article central :

Mapu : terre ( che : gens)

Ruka : maison

Newen : force de la vie

Peumá : rêve

Kutral : feu

Pillán : esprit bon

Peñi : frère

Papay : manière affectueuse de nommer une ancienne

Futa : grand

Trawun : réunion

Kalfulkurá : kalful (bleu) kurá (pierre)

Kawel winka : voiture (cheval du blanc)

Lonko : dirigeant

Furilofche : communauté des gens qui vivent derrière

Wallmapu : toute la terre mapuche. Elle est composée de Gulumapu (tierre de l’ouest, l’actuel Chili) et Puelmapu (tierre de l’est, l’actuelle Argentina)

Sebastián Ochoa De Santa Rosa Leleque, Chubut



NOTES:

[1] [NDLR] Le portrait de Roca apparaît sur le billet de cent pesos argentins.

En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous:

RISAL - Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/

Source : Página 12 (http://www.pagina12.com.ar/), 22 avril 2007.

Traduction : Marie-José Cloiseau, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net/).
Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).


Les Mapuches : les enseignements d'une résistance
Raúl ZIBECHI

Origine : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=3263&lg=fr

Le peuple mapuche, son histoire, sa culture, ses luttes, ont été couverts par un voile de silence. Le peu de nouvelles qui viennent du sud du Chili sont presque toujours liées à la répression ou à des dénonciations de « terrorisme » de la part de l'État chilien. En dépit de l'isolement social et politique, réduits à une pénible survie dans les zones rurales et aux emplois précaires et mal payés dans les villes, ils continuent de résister aux multinationales forestières et aux centrales hydroélectriques, ils cherchent à maintenir vivantes leurs traditions.

« Je suis considéré par l'État chilien comme un délinquant parce que je défends ma famille et mes terres », déclare Wajkilaf Cadin Calfunao, 25 ans, membre de la communauté Juan Paillalef, dans la IXe Région, l'Araucanie, dans une brève lettre qu'il nous a fait parvenir de la prison de haute sécurité de Santiago, où les gardiens ne nous ont pas permis d’entrer pour des raisons bureaucratiques. À peu de choses près, d'autres prisonniers mapuches disent la même chose. José HuenchunaoJosé Huenchunao, un des fondateurs de la Coordinadora Arauco Malleco (CAM), incarcéré le 20 mars dernier, a été condamné à dix années de prison pour avoir participé à l'incendie de machines forestières.

« Les prisons sont un lieu de châtiment que l'État chilien et ses opérateurs politiques et judiciaires ont destiné à ceux qui luttent ou représentent le peuple-nation mapuche », écrit Huenchunao le 21 mars de la prison d’Angol. Hector Llaitul, 37 ans, dirigeant de la CAM, détenu le 21 février sous les mêmes charges que Huenchunao, a commencé une grève de la faim pour dénoncer le montage politico-judiciaire contre lui. La majeure partie des plus de 20 prisonniers mapuches ont eu recours à une grève de la faim pour dénoncer leur situation ou pour exiger leur transfert dans des prisons proches de leurs communautés.

Hector Llaitul

Comme presque tous les dirigeants mapuches, Llaitul met l'accent sur le problème des entreprises forestières: « La Forestal Mininco est avec l’entreprise hydroélectrique ENDESA, un de nos principaux adversaires. Elles ont changé de politique. Il ne s'agit plus du pur usage de la violence. Ils ont diversifié la répression: ils étudient les zones où ils opèrent et disposent de plan adaptés à chaque zone (propagande, cours et autres), souvent financés par la Banque Interaméricaine de Développement dans le but de créer un cercle de sécurité autour de leurs propriétés. Ils arment les petits paysans et les clubs de chasse et de pêche pour qu'ils forment des comités de vigilance (légaux au Chili) afin de se défendre des 'mauvais voisins '. Ils tentent ainsi d'isoler ceux qui luttent ». « Ma communauté a été fortement réprimée puisque tous les membres de ma famille sont en prison (maman, papa, frère, tante, etc.), signale Calfunao dans sa lettre, et il décrit comment les terres de sa communauté ont été « volées » par les entreprises forestières et le Ministère des Travaux Publics, vol avalisé par les tribunaux qui ne respectent pas « notre droit coutumier et nos traditions juridiques ». Il est accusé d'enlèvement pour avoir réalisé un barrage routier, des désordres publics et la destruction de pneus d'un camion forestier qui transportait du bois de la région mapuche. Toute activité que réalisent les communautés pour empêcher que les entreprises forestières continuent à voler leurs terres, est traitée par l'État chilien avec la législation « anti-terroriste » héritée de la dictature d'Augusto Pinochet.

Usines de cellulose en version chilienne

En arrivant à Concepción, à 500 kilomètres au sud de Santiago, par l'étroite vallée entre la cordillère des Andes et le Pacifique, couverte de cultures fruitières qui ont fait du Chili un important agro-exportateur, le paysage se modifie brusquement. Les autoroutes se transforment en chemins qui serpentent dans la montagne et se perdent entre les pins. A l'improviste, une dense et épaisse fumée blanche annonce une usine à papiers, toujours entourée d'immenses cultures vertes.

Lucio Cuenca, coordinateur de l'Observatorio Latinoamericano de Conflitos Ambientales (OLCA=Observatoire latino-américain des conflits environnementaux) explique que le secteur forestier croît à un rythme annuel supérieur à 6%. « Entre 1975 et 1994 les cultures ont augmenté de 57% », ajoute t-il. Le secteur forestier fournit plus de 10% des exportations; pratiquement la moitié va dans des pays asiatiques. Plus de deux millions d'hectares de plantations forestières se concentrent dans les régions V et X, terres traditionnelles des Mapuches. Le pin constitue 75% et l'eucalyptus 17%. « Mais presque 60% de la surface plantée sont aux mains de trois groupes économiques », assure Cuenca.

Expliquer une pareille concentration de la propriété nécessite- comme dans presque tous les domaines dans ce Chili hyper-privatisé- de porter un regard sur les années 70, et tout particulièrement sur le régime de Pinochet. Durant les années 60 et 70 les gouvernements démocrate-chrétien et socialiste impulsèrent une réforme agraire qui rendit des terres aux Mapuches et développa la création de coopératives paysannes, et l'État participa activement à la politique forestière tant pour les cultures que pour le développement de l'industrie.

Cuenca explique ce qui est arrivé sous Pinochet: « La dictature militaire a ensuite réalisé une contre-réforme modifiant tant la propriété que l'usage de la terre. Dans la seconde moitié des années 70, entre 1976 et 1979, l'État a cédé au privé ses six principales entreprises de la zone: Celulosa Arauco, Celulosa Constitución, Forestal Arauco, Inforsa, Masisa et Compañia Manufacturera de Papeles y Cartones, qui ont été vendues à des groupes entrepreneuriaux à 78% de leur valeur ».

Le pinochétisme marque la différence: l'industrie forestière au Chili est aux mains de deux grands groupes privés nationaux, dirigés par Anacleto Angelini et Eleodoro Matte. Dans le reste du continent l'industrie est aux mains de grandes multinationales européennes ou usaméricaines. Sur ce point la nationalité des propriétaires n'a pas la moindre importance. Au Chili, seulement 7,5% des plantations forestières sont détenues par des petits propriétaires, alors que 66% appartiennent à des grands propriétaires qui possèdent un minimum de mille hectares de forêt. Le Groupe Angelini a à lui tout seul 765.000 hectares, alors que le groupe Matte dépasse le demi-milllion.

Anacleto AngeliniAnacleto Angelini, “Tio Cleto” (Oncle Cleto), l’homme le plus riche du Chili est né en 1914 à Ferarre, en Italie. Il tente d’abord sa chance dans l’Abyssinie (Éthiopie) conquise par Mussolini en 1936 mais ne réussit pas à y faire fortune. Il aura plus de chance au Chili, où il débarque en 1948. Il commence par récupérer une entreprise de vernis, puis passe au BTP, puis rachète une usine de farine de poisson et de là il passe à l’activité forestière et pétrolière. Aujourd’hui, sa fortune personnelle est évaluée à plus de 1100 millions de dollars. Tio Cleto, qualifié de magnat « énigmatique », a toujours évité la presse et sa dernière apparition publique remonte à 2001.

Eleodoro MatteEleodoro Matte est le patron de la Compañía Manufacturera de Papeles y Cartones, célèbre pour avoir résisté à une tentative de nationalisation du gouvernement Allende. Il est l’un des nombreux rejetons de la puissante famille d’origine catalane Matte, dont la fortune est estimée à 2700 millions de dollars. L’ascension de cette famille a commencé lorsque Francisco Javier Matte et sa femme ouvrirent un magasin de tissus à Santiago. En 1855 leur fils Domingo (qui eut 16 enfants) ouvrit une banque à Valparaíso avec deux de ses fils, Augusto etEduardo.

« Les régions où se développe ce lucratif commerce - poursuit Cuenca- sont devenues les plus pauvres du pays ». Alors qu'Angelini est un des six hommes les plus riches d'Amérique latine, dans les régions VIII et IX la pauvreté dépasse les 3%, l'indice le plus élevé du pays. « Les bénéfices ne sont pas répartis et rien ne reste dans la région, si ce n'est la surexploitation, la pollution, la perte de diversité biologique et culturelle et bien sûr la pauvreté », conclut le coordinateur de l’OLCA.

Pour les Mapuches, l'expansion forestière signifie leur mort en tant que peuple. Chaque année la frontière forestière avance de 50.000 hectares. En plus de se voir littéralement noyés par les cultures, ils commencent à manquer d'eau, il y a des changements dans la flore et la faune, et la forêt originaire disparaît rapidement. Un rapport de la Banque Centrale assure que dans 25 ans le Chili sera sans forêt originaire. Tout indique, néanmoins, que l'expansion forestière est impossible à arrêter.

Malgré les plaintes relatives à la détérioration environnementale et sociale, malgré la résistance de dizaines de communautés mapuches mais aussi maintenant de pêcheurs et d'agriculteurs, et aussi malgré les analyses d'organismes étatiques qui avertissent des dangers à poursuivre le développement de l'industrie forestière, la quantité de bois disponible aura doublé en 2018 par rapport à ce qu’elle était en 1995, selon ce qu'indique la Corporation du Bois. Cela conduira inéluctablement à ouvrir de nouvelles usines de cellulose. Le Chili externalise une série de coûts (du travail et environnementaux) ce qui lui permet de produire la tonne de cellulose à seulement 222 dollars, contre 344 pour le Canada et 349 pour la Suède et la Finlande. C'est l'unique argument de poids.

Le secret de la résistance

Il est impossible de comprendre la réalité actuelle du peuple mapuche sans remonter à son histoire. A la différence des autres grands peuples du continent, les Mapuches parvinrent à imposer leur autonomie et indépendance à la Couronne espagnole durant 260 ans. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle qu'ils durent se soumettre à l'État indépendant du Chili. Cette notable exception marque l'histoire d'un peuple qui, à beaucoup de points de vue, a accumulé suffisamment de différences avec ses semblables natifs (d’autres pays d’Amérique latine, NdR) pour empêcher que l'on généralise leurs histoires et leurs réalités.

On estime qu'à l'arrivée des Espagnols, il y avait un million de Mapuches, concentrés surtout en Araucanie (territoire entre Concepción et Valdivia). C'était un peuple de pêcheurs, de chasseurs et de cueilleurs, dont l’alimentation de base était constituée de pommes de terre et de haricots qu'ils cultivaient dans des clairières des forêts, et du pignon de l'araucaria, le gigantesque arbre qui dominait la géographie du sud. Bien que sédentaires, ils ne constituaient pas des peuples; chaque famille avait son autonomie territoriale. L'abondance de ressources sur des terres très riches est ce qui permit qu'existe « une population très supérieure à ce qu'un système pré-agraire peut approvisionner », soutient José Bengoa, le principal historien du peuple mapuche.

Cette société de chasseurs-guerriers, où la famille était l'unique institution sociale permanente regroupée autour de caciques ou loncos, était bien différente des sociétés indigènes que trouvèrent les Espagnols ailleurs en Amérique. Entre 1546 et 1598 les Mapuches résistèrent avec succès aux Espagnols. En 1554, Pedro Valdivia, Capitaine Général de la Conquista, fut vaincu par le cacique Lautaro près de Cañete, fait prisonnier et tué pour « avoir voulu nous réduire en esclavage ».

En dépit des épidémies de typhus et de petite vérole, qui emportèrent le tiers de la population mapuche, une seconde et une troisième génération de caciques résistèrent avec succès aux nouvelles attaques des colonisateurs. En 1598 le cours de la guerre changea. La supériorité militaire des Mapuches, qui devinrent de grands cavaliers et avaient plus de chevaux que les armées espagnoles, mit les conquistadors sur la défensive. Ils détruisirent toutes les villes espagnoles au sud du fleuve Bío Bío, parmi elles Valdivia et Villarica, qui ne fut refondée que 283 années plus tard, après la « pacification de l'Araucanie ».

Une paix tendue s'installa à la « frontière ». Le 6 janvier 1641 se réunirent pour la première fois Espagnols et Mapuches dans le Parlement de Quilín: la frontière sur le Bío Bío et l'indépendance mapuche sont reconnues, mais ces derniers doivent laisser prêcher les missionnaires et libérer les prisonniers. Le Parlement de Negrete, en 1726, régula le commerce qui était source de conflits et les Mapuches s'engagèrent à défendre la Couronne espagnole contre les créoles. Comment expliquer cette particularité mapuche? Divers historiens et anthropologues, parmi eux Bengoa, conviennent que « à la différences des Incas et des Mexicains, qui possédaient des gouvernements centralisés et des divisions politiques internes, les Mapuches possédaient une structure sociale non hiérarchisée. Dans la situation mexicaine et andine, le conquérant frappa le centre du pouvoir politique, et en le conquérant, s'assura le contrôle de l'Empire. Dans le cas mapuche cela n'était pas possible, étant donné que sa soumission passait par celle de chacune des milliers de familles indépendantes ». Au passage, il faudrait ajouter que la prédominance de cette culture explique aussi l'énorme difficulté que rencontre le mouvement mapuche pour construire des organisation unitaires et représentatives.

Vers le 18e siècle, influencée par la Colonie qui avait diffusé l'élevage extensif, la société mapuche se transforma en une économie d'élevage commercial qui contrôlait un des territoires les plus étendus possédés par un groupe ethnique en Amérique du sud: ils étaient étendus jusque dans les pampas et atteignaient ce qui est aujourd'hui la province de Buenos Aires. Cette nouvelle économie renforça le rôle des loncos (caciques) et généra des relations de subordination que les Mapuches n'avaient pas connu. « La grande concentration du bétail au profit de quelques loncos et la nécessité de compter sur des dirigeants qui négocieraient avec le pouvoir colonial, intensifia la hiérarchisation sociale et la centralisation du pouvoir politique », souligne l'historien Gabriel Salazar.

L'économie minière de la nouvelle République indépendante nécessita, à la suite de la crise de 1857, d'étendre la production agricole. Jusqu'en 1881, date à laquelle les Mapuches furent définitivement vaincus, se déchaîna une guerre d'extermination. Après la défaite les Mapuches furent confinés dans des « réductions »: ils passèrent de 10 millions d'hectares à un demi-million, leurs terres étant adjugées par l'État à des particuliers. Ils devinrent ainsi des agriculteurs pauvres, forcés de changer leurs coutumes, leurs formes de production et leurs normes juridiques.

Qui sont les sauvages?

A environ 100 kilomètres au sud de Concepción, le petit village de Cañete est un des noeuds du conflit mapuche: à la Noël 1553, les Mapuches détruisirent le fort Tucapel construit par Pedro de Valdivia et exécutèrent ce dernier. Cinq années plus tard le grand cacique Caupolican fut envoyé au supplice sur la place qui porte aujourd'hui son nom, où s'élèvent d'imposantes figures en bois en hommage de son peuple. Sur cette même place, une matinée pluvieuse d'avril se rassemblèrent quelque 200 Mapuches et étudiants pour demander la liberté de José Huenchunao, dirigeant de la CAM, détenu depuis des semaines, dans le cadre de l'offensive déclenchée par l'État qui a conduit en prison les principaux dirigeants de la Coordination dont Hector Llaitul et José Llanquileo.

Quand la marche s'est dissoute après avoir parcouru cinq pâtés de maisons entourée d'un important dispositif policier, les loncos Jorge et Fernando nous ont emmené dans leur communauté. A peu de distance de l'un des villages de la zone, dans une espèce de clairière entre les pins, une poignée de maisons forment la communauté Pablo Quintriqueo, « un indigène hispanisé qui vivait dans cette région vers 1800 », explique Mari, assistante sociale mapuche qui vit à Concepción. A la surprise de ceux qui ont visité les communautés andines ou mayas, elle ne comprend que 7 familles et s'est formée il y a seulement 8 ans; le petit jardin derrière les maisons ne suffit pas à approvisionner plus de 30 personnes.

Faisant circuler un maté, ils expliquent. Les familles avaient émigré à Concepción et laissé les fonds de terre de leurs ancêtres sur lesquels ils étaient nés et avaient vécu jusqu'à il y a une décennie. Mari s'est mariée avec un huinka (blanc), elle a deux enfants et un bon travail. Beaucoup de jeunes, comme Hector Llaitul, aujourd'hui emprisonné à Angol, se sont diplômés à l'Université de Concepción et ont ensuite créé des organisations en défense de leurs terres et communautés. Quand les forestiers empiétèrent sur leurs terres, ils revinrent pour les défendre. « Ce sont au total 1.600 hectares qui sont l’objet du conflit rien que dans cette communauté », assurent-ils.

Il n'est pas simple de comprendre la réalité mapuche. Le lonco Jorge, 35 ans, un des plus jeunes du groupe, donne une piste en signalant que « le projet de restructuration du peuple mapuche passe par la récupération du territoire ». De là on peut déduire que les Mapuches vivent une période que d'autres peuples indigènes du continent ont connu il y a un demi-siècle, quand il s 'assurèrent la récupération et le contrôle de terres et de territoires qui avaient été leur propriété depuis des temps immémoriaux. En second lieu, tout indique que la défaite mapuche est encore trop proche (à peine un siècle) face aux trois ou cinq siècles passés depuis l'irruption des Espagnols ou la défaite de Tupac Amaru, selon la chronologie que l'on préfère. La mémoire de la perte de l'indépendance mapuche est encore très fraîche, et cela est peut-être le motif d'une tendance qui se répète dans les conversations: à la différence des Aymaras, Quechuas et Mayas, les Mapuches se mettent dans une position de victimes qui s’avère incommode.

José Huenchunao assure que les communautés vivent une nouvelle situation du fait du désespoir existant. Et il lance un avertissement qui ne semble pas démesuré: « Si cette administration politique, si les acteurs de la société civile ne prennent pas en compte notre situation, les conflits qui étaient isolés vont se reproduire avec plus de force et de manière plus coordonnée. Ce peut être beaucoup plus grave, cela peut avoir un coût beaucoup plus grand pour cette société que de rendre une certaine quantité de terres, qui est le minimum que les communautés réclament »..

Pour les Chiliens de « tout en bas » il n'est pas évident que la démocratie électorale a amélioré leurs vies. « La stratégie politique de la Concertation, le long de ses 16 années de gouvernement, a été orientée par 'le changement politique et social minimal ' et par l'extension et l'approfondissement du capitalisme néolibéral dans toutes les sphères de la société. L'administration concertationniste a gouverné plus le marché que la société, accentuant ainsi la très mauvaise distribution des revenus, et faisant de la société chilienne -derrière le Brésil- la société la plus inégalitaire du continent latino-américain », assure le politologue Gomez Leyto.

Mais il y a des symptômes clairs que le temps de la Concertation est en train de s'épuiser. Il est possible, de plus, que l'appréciation de Henchunao soit juste. La longue résistance du peuple mapuche non seulement ne s'est pas éteinte, mais elle renaît toujours en dépit de la répression. Néanmoins, dans les dernières années, au sud du Bío Bío , les Mapuches ne sont pas seuls à résister au modèle néolibéral sauvage. Les pêcheurs artisanaux de Mehuin et les agriculteurs qui voient leurs eaux contaminées ont déjà réalisé diverses protestations. Début mai, les carabiniers ont tué un ouvrier forestier, Rodrigo Cisternas, qui participait à une grève pour l'augmentation des salaires.

Ce fait représente peut-être le commencement de la fin de la Concertation. Durant plus de 40 jours, les ouvriers de Bosques Arauco, propriété du Groupe Angelini située dans la région Bío Bío , ont fait une grève à laquelle ont participé trois syndicats représentant 6 000 travailleurs. Comme l'entreprise avait accumulé des profits de 40%, les ouvriers réclamèrent une augmentation des salaires du même pourcentage. Après de longues et inutiles négociations, ils en vinrent à la grève. Ils entourèrent l'usine où l'entreprise s'était repliée avec ses trois équipes pour faire échouer la grève. « Voyant que les carabiniers s'amusaient à détruire leurs véhicules, les ouvriers se sont défendus en utilisant du gros outillage, c'est alors que les carabiniers ont assassiné par balle un des grévistes et ont gravement blessé plusieurs autres », déclare un communiqué du Mouvement pour l'Assemblée du Peuple.

Dans les derniers mois, le gouvernement de Michelle Bachelet a ouvert trop de fronts. Au conflit avec le peuple mapuche s'ajoute la protestation estudiantine contre la loi d'éducation qui a l'année dernière provoqué des manifestations de centaines de milliers de jeunes. Au début de cette année a éclaté un conflit non résolu en raison de la restructuration des transports publics à Santiago, puisque la mise en route du Transantiago porte préjudice aux secteurs populaires. S'ajoute à cela la mort d'un ouvrier dans une région chaude. Il est possible que, comme cela a déjà eu lieu dans d'autres pays de la région, la population chilienne ait commencé à tourner la page du néolibéralisme sauvage.

La démocratie contre les Mapuches

Un ministre de Pinochet s'est illustré en disant qu' « au Chili il n'y a pas d'indigènes, il n'y a que des Chiliens ». En conséquence la dictature dicta des décrets pour mettre fin aux exceptions légales en faveur des Mapuches et introduire le concept de propriété individuelle de leurs terres. Mais « priver le peuple mapuche de sa reconnaissance en tant que tel a renforcé l'identité ethnique », signale Gabriel Salazar, récent lauréat du Prix National d'Histoire.

Au début des années 80 on a assisté à une « explosion sociale » du peuple mapuche en réponse aux décrets de 1979 qui permirent la division de plus de 460.000 hectares de terres indigènes. La division -relève Salazar- ne respecte pas les espaces qui ont toujours été considérés communs et qui étaient fondamentaux pour la reproduction matérielle et culturelle du peuple mapuche, comme les zones destinées aux bois, aux pâturages et aux cérémonies religieuses. L'augmentation de la population, jointe à la réduction de son territoire, ont contribué à 'vider ' les communautés de leurs gens et de leur culture ».

La démocratie ne fut pas non plus généreuse avec le peuple mapuche. Si la dictature voulait en finir avec eux, misant sur la conversion d'indiens en paysans, avec le gouvernement de la Concertation (à partir de 1990) s'ouvrirent de nouvelles perspectives. Le président Patricio Aylwin généra des espaces et donna son appui à une loi qui fut débattue au Parlement. Néanmoins, à la différence de ce qui s'est produit dans d'autres pays du continent, en 1992 le Parlement rejeta la convention 169* de l'OIT et la reconnaissance constitutionnelle des Mapuches comme peuple, telle que stipulée par les Nations Unies.

Actuellement, « le mode indigène rural est partie constituante de la pauvreté structurelle du Chili », assure Salazar. En 1960 chaque famille mapuche avait une moyenne de 9,2 hectares alors que l'État soutenait qu'il fallait 50 hectares pour vivre « dignement ». Entre 1979 et 1986 on en était à 5,3 hectares, superficie qui est aujourd 'hui de seulement 3 hectares par famille. Sous la dictature les Mapuches ont perdu 200 000 des 300 000 hectares qui leur restaient. L'avancée des entreprises forestières et hydro-électriques sur leur terres a provoqué une augmentation exponentielle de la pauvreté et de l'émigration.

Désespérées, beaucoup de communautés envahissent les terres dont se sont emparées les entreprises forestières, et pour cela sont accusées de « terrorisme ». La Loi Antiterroriste de la dictature continue à être appliquée aux communautés pour incendie de plantations, coupure de routes et désobéissance aux carabiniers. Actuellement il existe des dizaines d'organisations mapuches qui oscillent entre collaboration avec les autorités et l'autonomie militante, et il faut souligner la naissance de nouveau groupes de caractère urbain, en particulier à Santiago, où résident plus de 40% du milllion de Mapuches qui vivent au Chili selon le recensement de 1992.

* La Convention 169 de l'Organisation internationale du travail ou Convention relative aux peuples indigènes et tribaux est le seul instrument légal adopté par la communauté internationale pour protéger les droits des peuples indigènes et tribaux. Elle établit des lignes directrices pour favoriser une approche participative en matière de prise de décisions, favorisant ainsi l'autodétermination de tout peuple indigène, tout en fixant des buts, des priorités et des normes minimales. (NdR)


Sources et ressources en espagnol

José Bengoa: Historia del pueblo mapuche, LOM, Santiago, 2000.

Juan Carlos Gómez Leytón: "La rebelión de los y las estudiantes secundarios en Chile. Protesta social y política en una sociedad neoliberal triufante", revue OSAL, No. 20, Buenos Aires, mai-août 2006.

Alvaro Hilario: "Entrevista a Héctor Llaitul", 24 avril 2007.

José Huenchunao, Carta Abierta desde la cárcel de Angol, 21 mars 2007.

Sergio Maureira, Entrevista a José Huenchunao.

Gabriel Salazar, Historia contemporánea de Chile, 5 tomes, LOM, Santiago, 1999.

Observatorio Latinoamericano de Conflictos Ambientales (OLCA): "Aproximación crítica al modelo forestal chileno", Santiago, 1999.

Revista Perro Muerto

Quelques organisations et sites web mapuche

Aukiñ Wallmapu Ngulam (Conseil de toutes les Terres): créé en 1990. Coordination Arauco Malleco: brève histoire sur www.puntofinal.cl/544/estatierra.htm

Meli Wixan Mapu (Quatre Points de la Terre): né en 1991

Diario Electrónico Mapuche

Informativo Mapuche

Informativo Mapuche

Sources en anglais et espagnol
http://www.mapundial.org, un excellent site de la campagne de soutien à la Communauté Juan Paillalef à Amsterdam

Sources en français
http://mapuche.free.fr

Juana Calfunao PaillalefLiberté pour Waikilaf !
Juana Calfunao, Lonko de la communauté Juan Paillalef, Commune de Cunco, IXème Région, est une des dirigeantes de la lutte des Mapuches pour la récupération de leurs terres. Elle a été emprisonnée end écembre 2005 pour s'être opposée à une route empiétant sur les terres de la communauté. Son fils Waikilaf est détenu à la prison de haute sécurité de Santiago. Voir les vidéos sur la lutte de cette communauté :
http://www.mapundial.org/index.php?option=com_content&task=blogcategory&id=25&Itemid=86
Source : www.revistapueblos.org/

Article original publié le 2 juillet 2007

Gérard Jugant et Fausto Giudice sont membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner l’auteur, le traducteur, le réviseur et la source.

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Traduit par Gérard Jugant, révisé par Fausto Giudice
AU SUD DE LA FRONTIÈRE: 12/07/2007