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Le Manifeste Cyborg : un mythe politique ironique
Humour, blasphème, ironie : "une stratégie rhétorique et une méthode politique"


Origine : http://www.feministes.net/cyborg.htm

Faut-il prendre le Manifeste Cyborg au sérieux ? Au risque de gâcher le suspense, la réponse est très certainement oui. Au moins, la question mérite d’être posée tant la simple évocation du mot "cyborg", pour qui n’aurait pas lu le texte, peut s'avérer source abondante de fantasmes. Dans notre songerie, imprégnée de tout un héritage science-fictionnel, qui dit "cyborg" dit armée, assemblée menaçante d’êtres mi-humains mi-machines qui, dans un mauvais scénario de romans, viendrait annoncer la fin de l’humanité. Pour celles et ceux que la simple conjoncture de qualificatifs comme "féministe", "socialiste" et "matérialiste", suffit à effrayer, c’en est trop : le "devenir-cyborg de la femme" ne peut être qu’une aberration monstrueuse, sortie du cerveau brumeux de quelque dangereuse docteure Frankenstein. Que Donna Haraway joue de cet imaginaire, ça ne fait aucun doute. Le cyborg, nous dit-elle, tient tout autant de la "créature de la réalité sociale [que du] personnage de roman". Le cyborg est une fiction ou, plus précisément, "un mythe politique ironique". Mais que faut-il entendre par là ? L’ironie, nous dit l’auteure, est "une histoire de tension produite lorsque l’on veut faire tenir ensemble [ces] choses (a priori) incompatibles" que sont le féminisme, le socialisme et le matérialisme. C’est une pratique du blasphème, forme de fidélité absolue autant que de distance salutaire, un "jouer sérieusement" qui vient interdire toute résolution de la pensée en un système fixe de valeurs. L’ironie se confond ici avec l’humour, cette perpétuelle mise en mouvement de la pensée. L’ironie ouvre des lignes de fuite. Par là, le discours devient irrécupérable : stratégie rhétorique qui vient mettre en échec tout figement du sens, méthode politique qui démonte tout dogmatisme. Le cyborg est une provocation, une fiction qui nous invite à repenser et à redéfinir la réalité sociale.

Réalité et fiction : une construction politique

Cette réalité sociale, nous explique Donna Haraway, est "le vécu des relations, notre construction politique la plus importante, une fiction qui change le monde. […] La frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale n’est qu’illusion d’optique". Autrement dit, la réalité est essentiellement une question de représentations – sans pour autant s’y réduire, auquel cas nous serions dans la folie hallucinatoire. Notre rapport au monde se définit dans une mise à distance primordiale, dans un discours (au sens large du terme), dont les premières formes furent le mythe et la religion, qui seul nous rend l’univers habitable. C’est tout ce que les psychanalystes recoupent derrière le concept de symbolisation, for-da chez Freud, stade du miroir, question du langage et réflexion sur la constitution du sujet chez Lacan. C’est dire qu’une chose n’existe pas en dehors de la représentation qu’on s’en fait et inversement et que nos imaginaires politiques sont structurés par des systèmes mythiques et sémantiques. C’est, du même coup, tout le "ça-va-de-soi" (pour parler comme Monique Wittig) qui est rejeté ici. La réalité sociale est l’articulation d’une fiction et d’un vécu. Elle est tout autant une construction qu’un donné. Pour clarifier son propos, Donna Haraway s’appuie sur l’exemple de l’ "expérience des femmes". Elle estime, en effet, que "les divers mouvements féministes internationaux ont autant construit [cette fiction] qu’ils ont mis à découvert ou fait la découverte de cet objectif collectif crucial". Ce concept est historiquement daté (au sortir de la Seconde Guerre Mondiale selon Julia Kristeva). Il a aussi connu diverses actualisations, notamment à travers les deux grands modes de représentation que sont le marxisme et la psychanalyse. C’est précisément là qu’intervient la figure du cyborg, en tant qu’elle vient modifier ces représentations. Dire "je préfère être cyborg que déesse" (fameuse dernière phrase, en forme de slogan, de ce manifeste), c’est opter pour une fiction plutôt que pour une autre.

Le "phallogocentrisme" : déconstruction littéraire et transformation liminaire

C’est après avoir précisé ces éléments que l’on peut comprendre pourquoi Donna Haraway conclue tout son manifeste sur des considérations qui touchent à l’écriture, à une "politique du langage", à la façon dont certain-e-s écrivain-e-s travaillent à réécrire leur corps et la société. Dans son analyse, l’auteure privilégie l’exemple de la littérature des "femmes de couleur", écritures qui visent plus particulièrement "une appropriation des outils qui vous permettent de marquer un monde qui vous a marqué comme autre". Son propos se rapproche du champ d’étude de la théorie post-coloniale. Ce type de discours, très répandu aux Etats-Unis, s’attache à montrer comment les littératures des anciennes colonies sont fortement liées à la culture de leur métropole, que ce soit dans l’imitation ou la subversion de modèles hérités. Pour rester dans le domaine francophone, un écrivain comme Kateb, entre autres, s’emploie à déstructurer le roman réaliste auquel nous sommes habitués. Il affiche sa rupture d’avec les schémas d’écriture conventionnels et remet en cause l’espace d’énonciation colonial. Il rejette ainsi, par exemple, toute description de son œuvre, soit tout un mode de compréhension du réel, qui suppose une possible préhension de l’objet par un discours. Que ce soit dans ce dernier exemple comme dans ceux que développe Donna Haraway, tous ces auteurs revisitent et subvertissent activement, dans un même mouvement, les mythes fondateurs de la culture occidentale. Violations, productions illégitimes, les fictions cyborgiennes attaquent les "impératifs épistémologiques" de notre civilisation – ce que n’avaient pas fait féminisme et marxisme. Elles mettent à mal toute une image de la pensée, tout un système de représentation du réel. Ces entreprises littéraires s’en prennent au "phallogocentrisme occidental", concept créé à partir de la rencontre de celui de phallocentrisme et de celui, élaboré par Jacques Derrida dans son ouvrage De la Grammatologie (1967), de logocentrisme. Ce dernier, qui fut au centre des problématiques de l’avant-garde littéraire française de la fin des années 1960 (principalement autour de la revue Tel Quel), définit ce primat généralement accordé par la philosophie au logos, à la parole sur l’écriture, rejetée du même coup dans une secondarité négative, "traduction d’une parole pleine et pleinement présente (présente à soi, à son signifié, à l’autre, condition même de la présence en générale)" (1). Ce principe qui, à vite passer dessus, pourrait sembler sans grande conséquence est en réalité, dans l’analyse de Derrida reprise implicitement par Donna Haraway, au fondement de toute la pensée occidentale. Il définit, en effet, à la fois un rapport à la vérité, inséparable dans cette métaphysique de l’instance du logos, et à l’avènement même de toutes significations. Il fonde tous les dualismes, inséparables de jugements de valeur, qui sont au centre de notre système de pensée : les dichotomies corps/esprit, organisme/machine, public/privé, nature/culture et même, indirectement, homme/femme. Il est au cœur de toute la pensée héritée d’Aristote ou de Pythagore, avec sa fameuse table des contraires. Il est au centre de ce fantasme d’une innocence et d’une unité originelle perdue (dont toute la philosophie de Jean-Jacques Rousseau est l’un des exemples les plus évident) qui, pour citer Donna Haraway, "privilégie le retour à la totalité [et] imagine que le drame de la vie est l’individuation, la séparation, la naissance à soi, la tragédie de l’autonomie, la chute dans l’écriture, l’aliénation" : fictions, histoires, dans lesquelles il est toujours dit "que les femmes ont un soi moins fort, une individuation moins marquée, une plus grande fusion avec l’oral, avec la Mère, et moins d’intérêt pour l’autonomie masculine". Bref, le logocentrisme, auquel l’auteure accole le phallocentrisme, définit le mode de représentation de toute la culture occidentale. S’y attaquer c’est vouloir mettre à mal tout ce qui fonde notre perception du monde, notre mode d’existence, la constitution de notre identité et les infra-structures héritées de la pensée. Dès lors, la libération passe par la "déconstruction", toujours dans une optique héritée du philosophe Jacques Derrida, des mythes qui conditionnent notre appréhension et notre définition du réel. Mettre à jour la réalité sociale comme construction, articulation d’une fiction et d’un vécu, c’est déjà s’en désaliéner. C’est aussi pouvoir lui opposer d’autres mythes et d’autres représentations : c’est là tout l’enjeu de la "fiction cyborgienne", à la fois cartographie de "notre réalité corporelle et sociale" et "ressource imaginaire qui permettrait d’envisager de nouveaux accouplements fertiles".

Le monde cyborgien

Dresser des cartes, selon Gilles Deleuze, c’est évaluer des déplacements, des flux, des devenirs, ainsi que des intensités, des densités et tout ce qui sous-tend ces trajets : "chaque carte est une redistribution d’impasses et de percées, de seuils et de clôtures" (2). Chaque carte (d’un discours, d’une œuvre, aussi bien que de la réalité sociale) vient se superposer à l’autre "de telle manière que chacune trouve un remaniement dans la suivante, au lieu d’une origine dans les précédentes" (3). Une telle pratique vient définir ce que Félix Guattari appelle une schizo-analyse. Dans cette conception, toutes fiction, discours ou événement, ne sont plus constitués comme des objets à interpréter mais "il s’agit plutôt de repérer leur trajectoire, pour voir s’ils peuvent servir d’indicateurs de nouveaux univers de référence susceptibles d’acquérir une consistance suffisante pour retourner une situation" (4). C’est une telle pratique que reprend ici Donna Haraway. Elle relève ainsi le passage d’un patriarcat capitaliste blanc à ce qu’elle appelle une "informatique de la domination". Les dichotomies qui s’opèrent entre ces deux deux étapes sont inscrites dans le tableau suivant :

Représentation Simulation
Roman bourgeois, réalisme Science-fiction, post-modernisme
Organisme Composant biotique
Profondeur, intégrité Surface/Limite
Chaleur Bruit
Biologie comme pratique clinique Biologie comme inscription
Physiologie Engienérie de la communication
Petit groupe Sous-système
Perfection Optimisation
Eugénisme Contrôle démographique
Décadence, La Montagne magique Obsolescence, Le Choc du futur
Hygiène Gestion du stress
Microbiologie, tuberculose Immunologie, SIDA
Division organique du travail Ergonomie /cybernétique du travail
Spécialisation fonctionnelle Construction modulaire
Reproduction Réplication
Spécialisation organique des rôles sexuels Stratégies d’optimisation génétique
Déterminisme biologique Inertie évolutive, contraintes
Écologie communautaire Écosystème
Chaîne raciale du vivant Néo-impérialisme, humanisme des Nations-Unies
Organisation scientifique de la maison /de l’usine Usine planétaire/ Maison électronique
Famille / marché / usine Femmes dans le circuit intégré
Salaire familial Valeur comparable
Public / privé Citoyenneté cyborg
Nature / culture Champs de différence
Coopération Amélioration de la communication
Freud Lacan
Sexe Génie génétique
Travail Robotique
Esprit Intelligence artificielle
Seconde guerre mondiale Guerre des étoiles
Patriarcat capitaliste blanc Informatique de la domination

Tout le propos de l’auteure consiste en une analyse de "l’étendue et de l’importance des réaménagements mondiaux des relations sociales de science et de technologie". Dans ce "système émergent d’ordre mondiale analogue dans sa nouveauté et son amplitude à celui que le capitalisme industriel avait créé", le corps apparaît refaçonné, perçu différemment, dans une nouvelle proximité paradoxale à la fois avec la bestialité et la machine (point très suggestif, mais qui laisse planer quelques doutes quand même tant ce double rapprochement est un peu rapide, on se demande ce qu'y devient la question de la sensibilité par exemple). Dans les pratiques sexuelles, il devient "machine à maximiser à la fois l’utilité et le plaisir". La reproduction est modifiée par les interventions de la médecine. Le monde y est perçu comme un code à décrypter, "l'organisme est devenu un problème de code génétique qu'il faut lire". Plus passionnant encore, elle montre de façon très convaincante comment "la Nouvelle Révolution Industrielle est en train de créer un nouveau prolétariat", comment le technologique a un impact sur la vie privée et façonne de nouveaux imaginaires (avec l'exemple des jeux vidéos ou des téléviseurs miniaturisés). Là-dessus, elle fournit deux exemples assez éclairants. Le premier concerne l’évolution du modèle familial que ce système induit : passage, dans un capitalisme commercial, de la famille nucléaire patriarcale à un foyer monoparental dirigé par une femme dans ce capitalisme multinational. Le second est l’analyse des évolutions du mode de vie des travailleuses de la Silicon Valley : dans ce qui apparaît comme le "véritable prototype de ce système, de nombreuses femmes voient toute leur vie se structurer autour d’un emploi qui dépend de l’électronique, ce qui se traduit, sur le plan personnel, par une monogamie hétérosexuelle sérielle, des problèmes de garde d’enfant, un éloignement du cercle familial et de la plupart des autres formes communautaires traditionnelles, et, lorsqu’elles vieillissent, par une solitude presque certaine accompagnée d’une extrême vulnérabilité économique." Bien entendu, une telle analyse d’ordre sociologique n’est pas sans susciter quelques réserves tant certaines généralisations paraissent un peu rapides. Néanmoins, les grandes lignes de transformations radicales que tracent l’auteure sont souvent très suggestives. Elles définissent ce qu'elle appelle le "monde cyborgien".

La fiction cyborgienne

A plusieurs reprises, Donna Haraway insiste sur la dualité de ce nouveau monde. On peut le voir "comme celui avec lequel viendra l’imposition définitive d’une grille de contrôle sur la planète, l’abstraction définitive d’une apocalyptique Guerre des étoiles menée au nom de la défense nationale, et l’appropriation définitive du corps des femmes dans une orgie guerrière masculiniste". Refusant toute vision unilatérale, l’auteure choisit pourtant de revendiquer ces transformations. Elle s’en explique dans le passage suivant :

"L’ambivalence que nous ressentons devant ces unités disloquées que produit la culture des hautes technologies, ne doit pas nous obliger à choisir entre une "critique clairvoyante qui jetterait les bases d’une épistémologie politique solide" et une "fausse conscience manipulée", elle doit entraîner une compréhension subtile de ces nouveaux plaisirs, de ces nouvelles expériences et de ces nouveaux pouvoirs sérieusement susceptibles de transformer les règles du jeu. Lorsque l’on voit se refonder des formes d’unité qui transcendent les considérations de race, de genre ou de classe, on a toute raison d’espérer, d’autant que ces éléments fondamentaux de l’analyse féministe socialiste subissent eux-mêmes des transformations protéiformes."

Autrement dit, "si nous n’avons pas choisi, à l’origine d’être cyborg", il s'agit d'épouser ce mouvement, en s'attachant à se le réapproprier et à le renverser dans une dynamique positive. Il s’agit d’en saisir toutes les potentialités et tout ce qui, dans ces transformations, peut contribuer à mettre à mal les impératifs épistémologiques de notre civilisation. Ce nouveau système, marqué par la science et la technologie, définit une nouvelle forme d’être : la question, pour l’auteure, n’est pas "est-ce bon ?" - de toute façon, peut-on revenir en arrière ? et si cela était possible, serait-ce seulement souhaitable ? – mais "qu’est-ce qu’on en fait ?". Elle ne nie pas tout ce qu’il peut avoir de néfaste, elle questionne ses ressources positives. C’est même parce que "l’informatique de la domination se caractérise par, et seulement par l’intensification massive de l’insécurité et de l’appauvrissement culturel accompagnée d’une faillite des réseaux de subsistance pour les plus vulnérables" que "l’urgence d’une politique féministe socialiste des sciences et des technologies semble évidente". La fiction cyborgienne, pour cela, se donne comme objectif de pervertir toutes ces nouvelles armes, toutes ces "nouvelles sources d’analyse et d’action politique" et de trahir ses pères que sont le militarisme, le capitalisme et le socialisme d’Etat. Elle s’installe sur toutes les failles qu’ouvrent ces bouleversements ontologiques, épistémologiques et sociaux et y forge de nouveaux bastions d’où attaquer les modes de représentations traditionnels. Là où la culture occidentale avait établi de puissants dualismes, le mythe cyborg sera celui des "frontières transgressées, des puissantes fusions et des dangereuses éventualités". Le cyborg vit dans un monde post-genre et qui ne se réfère plus à la nature. Il échappe à l’histoire des origines, aux récits oedipiens et refuse toute résolution des clivages dans une entité supérieure (bisexualité ou symbiose préoedipienne). Il nous indique "comment ne pas être homme, l’incarnation du Logos occidental". Il lutte "contre la communication parfaite, contre ce code unique qui traduit parfaitement chaque signification, dogme central du phallogocentrisme". Il invente de nouvelles identités et "la race bâtarde enseigne le pouvoir des marges". Là est le point essentiel de toute la réflexion de Donna Haraway : les transformations radicales qu’induisent l’avènement de ce nouveau monde, les accouplements qu’il opère entre l’homme, l’animal et la machine "rendent l’Homme et la Femme problématiques, ils subvertissent la structure du désir, force conçue pour générer le langage et le genre, et subvertissent ainsi la structure et les modes de reproduction de l’identité occidentale, de la nature et de la culture, du miroir et de l’œil, de l’esclave et du maître, du corps et de l’esprit". L’identité n’est plus un simple donné, elle est une construction. A la notion d’essence, le cyborg oppose celle du devenir. Sur ce point là, l’auteure s’inscrit, implicitement, dans l’héritage de Gilles Deleuze et de Félix Guattari. Pour ces deux penseurs, la notion de devenir ne se conçoit pas simplement comme le passage d'un état à un autre mais comme un phénomène de rencontre, ce qu'ils appellent une double-capture. Autrement dit, ce n'est pas un terme qui devient l'autre mais chacun des deux termes qui se modifient au contact de l'autre :

"On pense trop en termes d'histoire, personnelle ou universelle. Les devenirs c'est de la géographie, ce sont des orientations, des directions, des entrées et des sorties. Il y a un devenir-femme qui ne se confond pas avec les femmes, leur passé et leur avenir, et ce devenir, il faut bien que les femmes y entrent pour sortir de leur passé et de leur avenir, de leur histoire. [...] Il n'y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s'échangent. La question "qu'est-ce que tu deviens ?" est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu'un devient, ce qu'il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d'imitation, ni d'assimilation, mais de double-capture, d'évolution non parallèle, de noces entre deux règnes." (5)

Donna Haraway propose ici un devenir-cyborg, fiction post-identitaire qui échappe à celle bi-polaire qui a fondé notre civilisation. Fiction politique, le cyborg ouvre aussi vers de nouvelles relations sociales. Détournant à son compte le mode d’organisation des compagnies multinationales, elle revendique "l’image idéologique du réseau, qui suggère une profusion d’espaces et d’identités, et une perméabilité des frontières du corps personnel et du corps politique". En conséquence, rejetant tout essentialisme, elle met en question ce "nous" idéologique fondé sur le genre que suppose le féminisme, puisque "il n’y a rien dans le fait d’être femme qui puisse créer un lien naturel". Dès lors, ce qui peut unir n’est pas l’identité mais la coalition ou l’affinité. Au final, ce sont tous les –ismes qui volent en éclat. Là aussi, on ne peut s’empêcher de rapprocher ces réflexions de l’opposition que font Deleuze et Guattari entre deux images de la pensée : celle de l’arbre et celle du rhizome. Là où la première est du côté de l'histoire, de la hiérarchisation, des systèmes binaires (des branches qui se découpent), de l'organisation du pouvoir selon un principe vertical (la racine et le faite de l'arbre comme principe du gouvernement), la seconde est elle du côté de la géographie, du multiple, des lignes de fuite qui échappent à la structure, d'une multiplicité de centres non-hiérarchisés et organisés, précisément, en réseaux : le cyborg, fiction du rhizome.

Remise en mouvement du sens, subversion des modes de représentation, de l’identité et des modèles sociaux hérités, la fiction cyborgienne, "blasphème lancé de l’intérieur de la majorité morale", est une aventure périlleuse : vertige alarmant que nous frôlons dans cette révolution intérieure, dangereuse promenade au bord de la folie dans cette remise en question de tout ce qui nous constitue comme sujet. C’est qu’elle nous invite non plus à être révolutionnaire, mais à nous inscrire dans un devenir-révolutionnaire, à être la révolution.

Pascal


Pour lire le Manifeste Cyborg :

http://www.cyberfeminisme.org/txt/cyborgmanifesto.htm (pour la traduction française de Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan)

http://www.stanford.edu/dept/HPS/Haraway/CyborgManifesto.html (pour la version originale)


Notes :

1. Jacques Derrida, De la grammatologie

2. Gilles Deleuze, Critique et Clinique

3. Ibid.

4. Félix Guattari, Cartographies schizo-analytiques

5. Gilles Deleuze/Claire Parnet, Dialogues