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Origine : http://abolition.prisons.free.fr/manifeste.html
MANIFESTE ABOLITIONNISTE
Mars 1984
Les principes qui ont fondé la prison étaient des
principes philanthropiques : le délinquant, pendant son incarcération
allait réfléchir, s’amender, se régénérer.
L’histoire a eu raison de ces pénibles calembredaines.
On ne peut bâtir l’utopie que sur une absolue rigueur
intellectuelle, or l’emprisonnement repose sur « l’espoir
que ça ira mieux après », c’est-à-dire
sur rien d’intelligible.
Le mot « réinsertion » était une expression
assez divertissante mais qui n’amuse même plus les élèves
de l’École nationale de l’Administration pénitentiaire
; il serait au moins temps d’en trouver une autre, de préférence
aussi cocasse.
Ce n’est pas le lieu ici de répéter ces évidences
: l’incarcération rend fou, rend malade, rend dur et
avide. Personne jamais n’a relevé le défi de
dire le contraire.
Et nul ne désire vivre dans un monde que d’aucuns,
en prenant le risque d’enfermer des hommes, rendent plus menaçant
encore qu’il ne l’est.
Dans la plupart des pays, les criminologues, sachant qu’elle
est profondément nuisible, tentent de plus en plus d’éviter
la prison aux « petits délinquants » ; ce n’est
certes pas par bonté d’âme.
A fortiori, il est primordial d’éviter l’emprisonnement
aux « vrais » délinquants.
C’est pourquoi ces lignes ne sont pas une prise de position
intellectuelle (ce que nous pensons n’a rien d’original)
mais un appel à agir concrètement à quelques-uns
pour l’abolition des prisons en inventant les moyens de notre
action.
Nous ne sommes pas des dames d’œuvre ; nous ne croyons
pas, en nous attaquant à la prison, soulager les misères
du monde ni contrebalancer la bestialité de la multitude
par une attitude « humaine ».
Nous ne sommes pas des humanistes. L’Homme n’existe
pas et nous sommes tous communément des canailles.
La prison est un symbole, nous voulons dire un signe de reconnaissance
pour des gens horrifiés d’instinct de ce à quoi
on nous condamne.
Mais les prisons sont aussi des choses réelles accablantes
pour l’esprit, insupportables à la raison et qui doivent
disparaître, simplement parce que c’est logique.
Le discours sur une prison qui protégerait les braves gens
des malfaiteurs est le plus facile à débusquer de
tous les mensonges. On peut commencer par celui-là pour la
joie de l’esprit : on comprendra mieux ainsi le rôle
de la justice, de la police et finalement de la société
tout entière.
La prison sécurise le plus grand nombre à trop bon
compte et entraîne chacun à se départir du moindre
bon sens. La prison est indispensable au maintien de l’ordre
parce que l’ordre maintient la prison. Voilà pourquoi
la prison est indispensable au maintien de la prison.
Le réformisme n’est pas, à proprement parler,
idiot, mais impossible : moins la prison punit, moins elle répond
à sa vocation. Reprocher à la prison d’être
trop pénible, c’est reprocher à un hôpital
de trop bien soigner.
Il y a une question intéressante qu’on nous pose souvent
de siècle en siècle : « Vous parlez de supprimer
la torture mais par quoi donc allez-vous la remplacer pour extorquer
les aveux utiles à la société ? » Cette
question est une bonne question. Nos réponses ne seront jamais
assez bonnes pour ce genre de bonne question. Aussi demandons-nous
humblement une autre formulation du problème.
En attendant, nous ne voyons aucun intérêt à
faire durer l’état actuel des choses qui n’est
pas un pis-aller mais le pire.
Nous avons beaucoup moins à perdre à ouvrir les prisons
que les autoroutes et tout à gagner en sérénité,
en intelligence, en désir de réfléchir à
plusieurs aux moyens de vivre à plusieurs.
Et c’est urgent.
Les courtes peines sont une mise à l’écart temporaire,
inepte en soi. Mais les longues peines sont des peines éliminatoires
voulues comme telles par la justice et la société
: on « coupe le membre gangrené », on «
arrache la mauvaise herbe », on « procède à
la dératisation », autant de délicats euphémismes
pour exprimer la volonté collective d’élimination,
de meurtre.
Si l’on écoutait la foule, beaucoup de ceux qu’on
envoie en prison seraient brûlés sur des grils, écorchés
vifs avant d’être écartelés. Nous n’avons
pas à composer avec la barbarie. Nous ne pactisons pas avec
ceux qui ont le goût de la souffrance et de la mort en transigeant
sur le moyen terme que serait l’emprisonnement. Parce que
nous aimons la vie. (Quand nous ne l’aimons plus, nous l’estimons
encore assez pour la quitter volontairement.)
Nous ne laisserons personne parler d’êtres « récupérables
» ou « irrécupérables » ; le monde
n’est cette décharge d’ordure que pour les esprits
orduriers.
Au mieux, nous excluons l’idée d’opinion(s) publique(s)
; au pire, nous affirmons que le propre des opinions publiques supposées
est de se laisser manipuler par ceux à qui ça profite.
Quant à nous, nous ne désespérons pas de voir
des individus se rallier à nos positions lorsqu’ils
se seront fait leur propre idée sur la question.
En jouant le jeu d’un partage absurde entre coupables et innocents,
la justice, par la pratique de l’emprisonnement, nous scie
en deux et nous interdit de rechercher notre unité ; en renforçant
les structures mentales normatives les plus rigides, elle fait de
nous des agents mécaniques. Nous ne tolérons pas que
la société, sous son avatar judiciaire, nous accule
ainsi à la démence et en prenne prétexte pour
exercer « naturellement » sa tutelle sur nous.
Nous n’aimons pas les taulards parce qu’ils sont des
taulards. Les taulards ne sont pas plus aimables en tant que tels
que les femmes, les juifs, les enfants ou les écrivains.
Mais nous aimons certains individus qui ont aussi, entre autres
caractéristiques, d’être écrivains ou
enfants ou juifs ou femmes ou taulards.
Nous ne supportons pas d’être enfermés. Ni dedans
ni dehors. Nous, les « innocents », n’avons pas
plus le droit d’entrer dans les taules que les détenus
d’en sortir. Même remarque pour la censure de notre
courrier. Nous ne recevons pas la plupart des journaux écrits
à l’intérieur des oubliettes, ils nous sont
interdits.
Ce n’est pas « par respect des droits de l’Homme
» que nous refusons l’enfermement. Nous ne souffrons
pas davantage qu’on attache les chiens à la niche ou
qu’on mette les singes en cage. Cela n’est pas une parenthèse.
Nous combattons toute alternative à la prison qui serait
aussi un enfermement « à l’extérieur »
comme par exemple un contrôle social plus raffiné encore
qu’aujourd’hui.
Nous ne prétendons pas savoir ce qu’est la liberté
mais nous percevons assez clairement et distinctement ce qu’est
l’oppression et ce qui nous empêche d’être
nous-mêmes.
Nous avons besoin de présenter de l’intérêt
les uns pour les autres, donc nous ne pouvons accepter d’être
assujettis ni pris en otage par quelque personne ou groupe que ce
soit.
Nous nous opposons à toute institutionnalisation de la force,
qu’elle vienne des caïds de tous ordres, des maffiosi,
de la famille, du peuple, des mâles, de l’État,
etc.
Nous ne reconnaissons à personne le droit ni de nous juger
ni de juger nos actes.
Nous avons tous les droits.
Le Droit n’existe pas. Il est une vision pessimiste mais néanmoins
fausse de ce que sont les rapports entre nous. Il est sans aucun
intérêt d’interdire par exemple le viol, mais
hautement intéressant au contraire d’imaginer comment
éviter d’être violeur ou violé.
Le crime en soi n’existe pas ; si l’on prend au hasard
un acte cauchemardesque et révoltant (comme un employeur
qui me vole mon temps, ma vie), nous ne dirons pas qu’il faut
éliminer le criminel mais que chacun a intérêt
à renverser les choses, à comprendre ce qui se passe
et à résister à la force. Rien ne s’oppose
d’ailleurs à ce que des gens qui mutuellement s’apprécient
ne réfléchissent ensemble aux moyens de se garder
de toute atteinte à leur intégrité mentale
ou physique.
Nous ne sommes pas complices des tribunaux qui condamnent en notre
nom. Il s’agit là d’une usurpation qui est une
fois de plus un coup d’État.
Cela ne saurait nous empêcher de garder chacun la possibilité
d’un jugement ou d’une indignation mais la société
n’a pas à se charger de nos indignations individuelles.
Nous ne sommes pas de gauche. Nous ne sommes pas davantage anarchistes,
ni de droite, ni des parallélépipèdes, ni n’importe
quoi de ce genre. Nous sommes opportunistes si cela nous semble
utile. Nous savons ce que nous voulons.
Nous, abolitionnistes, sommes réalistes – si l’on
veut bien par « réalistes » ne pas entendre «
experts à avaler toutes les couleuvres du sordide aujourd’hui
» – mais « décidés à réaliser
nos idées ».
Catherine Baker
Origine : http://abolition.prisons.free.fr/manifeste.html
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