|
Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article44
Comment passe-t-on des voitures brûlées à la
polygamie ? Comment passe-t-on d’un problème de sécurité
publique à des déclarations xénophobes ? Pour
Gérard Larcher, ministre délégué à
l’insertion professionnelle, la polygamie est « l’une
des causes » de la crise des banlieues ; selon Bernard Accoyer,
président du groupe UMP à l’assemblée
nationale : « on ne peut pas vivre à plusieurs dizaines
dans un appartement » ; il faut donc renvoyer ces polygames
à leurs foyers, ce que demande Nicolas Sarkozy, en exigeant
de revoir « les conditions de mise en oeuvre du regroupement
familial ». Comment des propos assumés et répétés
par des représentants de l’État ont-ils pu être
tenus publiquement sans soulever une vague d’indignation et
de protestations ? Les événements de ces dernières
semaines sont révélateurs d’une stratégie
précise, visible depuis plusieurs mois. Par ailleurs, ils
appellent les forces alternatives à s’interroger sur
leurs absences et leurs carences. La stratégie politique
dont Mrs Accoyer, Larcher et Sarkozy sont actuellement les plus
vigoureux fantassins pourrait tenir en une formule : la ségrégation
au nom de l’intégration. Face à des problèmes
complexes dont les solutions demandent du temps, de l’argent,
de la volonté et de l’imagination (éducation,
logement, emploi, santé) - solutions qui sont avancées
depuis longtemps par des associations et des mouvements sans jamais
être prises en compte - des responsables politiques appuyés
par des intellectuels médiatiques n’ont qu’une
idée en tête : déplacer le débat sur
un plan moral et désigner un coupable idéal. Cela
permet de restructurer un discours idéologique générateur
de voix, notamment d’extrême-droite, aux prochaines
élections et de rallier contre ce coupable clairement identifiable
une partie des protestataires. Cette stratégie a déjà
prouvé son efficacité face au mouvement antiraciste
des années 1970-1980. Il a suffi de déplacer la question
des discriminations concrètes sur le plan d’un nouvel
anti-sémitisme importé du conflit israélo-palestinien
pour désigner un coupable idéal, le jeune musulman
de banlieue, et retourner ainsi contre lui une partie des juifs
qui étaient auparavant à ses côtés dans
la lutte aintiraciste. Le coupable idéal, cette fois-ci,
est d’origine africaine. Pour se donner les moyens de le stigmatiser
sans risque, il faut auparavant lui ôter toute possibilité
de réplique. Une chronologie qui établirait les étapes
récentes de cette stratégie anti-Noirs pourrait remonter
au 3 février 2005. Ce jour-là a été
adoptée une proposition de loi (déposée notamment
par un député devenu ministre des Affaires étrangères,
Philippe Douste-Blazy) portant sur la période de la France
coloniale qui mentionne dans son article 4 : « les programmes
scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de
la présence française outre-mer ». Dès
le mois de juin, des rafles ont eu lieu à Paris. Depuis quelques
semaines, elles visent exclusivement les populations d’origine
noire africaine (notamment dans le quartier Château d’eau).
Étape suivante : les incendies des immeubles parisens, d’avril
à août 2005. Les familles des victimes (52 morts au
total) sont rapidement passées au rang de coupables. Coupables
d’être Noires. Deux jours après l’incendie
de l’immeuble du boulevard Vincent Auriol, le 25 août,
Nicolas Sarkozy déclare : « La difficulté, c’est
que tout un tas de gens, qui n’ont pas de papiers pour certains,
s’amassent à Paris, et qu’il n’y a pas
de conditions pour les loger ». Le problème n’est
plus celui de l’habitat insalubre, de la crise du logement
ou de la spéculation immobilière mais de l’immigration,
notamment celle de Côte d’Ivoire, où la France
n’est plus en odeur de sainteté. Dans la foulée,
Sarkozy annonce l’expulsion d’une centaine d’immeubles.
Jusque-là peu présent dans le débat politique,
le ministre de l’Outre-mer, François Baroin, a apporté
sa pierre à l’édifice. Après un voyage
officiel à Mayotte, il déclara dans le Figaro du 17
septembre 2005 qu’il fallait remetttre en cause « le
tabou » du droit du sol, en expliquant notamment que des femmes
venaient accoucher dans ce territoire français uniquement
pour que leur bébé obtienne la nationalité
(ce qui est une contre-vérité : un enfant de parents
étrangers né sur le sol français n’obtient
la nationalité qu’à partir de 13 ans et qu’à
certaines conditions, notamment la durée du séjour
sur le territoire). Fin septembre, avec les événements
de Ceuta et Mellila, s’est renforcée une alliance entre
pays maghrébins et européens pour contenir l’immigration
d’Afrique Noire. Toujours la même tendance de ségrégation
et de division. Enfin, il y eut ces incendies de voitures en banlieue,
venus confirmer que les discours sécuritaires de la campagne
présidentielle de 2002 avaient pour seul objectif d’engranger
les voix d’extrême-droite. C’est sous le ministère
de Nicolas Sarkozy que la France a connu sa plus grande flambée
de violence depuis plus de vingt ans. Il fallut donc trouver une
excuse. La plus efficace, la plus éprouvée, c’est
l’étranger. Le Noir, en l’occurrence. Pour nourrir
ce rejet, un vieux fond de racisme teinté de nostalgie colonialiste
fera l’affaire. Face à une telle succession de provocations,
quelle résistance s’est manifestée ? Laissons
de côté les partis politiques, beaucoup plus préoccupés
par leurs machineries internes que par la nécessité
de construire une alternative durable et crédible. Si les
partis sont pour le moins décalés, les autres rouages
de l’alternative semblent eux aussi défaillants. Non
pas dans l’efficacité de leurs actions propres mais
dans l’absence de synergie. Sur le terrain, des mobilisations
d’enseignants et de lycéens ont permis d’empêcher
l’expulsion de lycéens sans-papiers ; après
avoir fait partir les habitants de 10 immeubles sur les 100
annoncés, Nicolas Sarkozy a été contraint
de renoncer aux expulsions d’immeubles insalubres devant la
mobilisation des riverains et du mouvement social ; des habitants
se sont organisés avec succès dans de nombreux quartiers
pour entamer un vrai dialogue avec les jeunes, qui s’est avéré
plus efficace que la présence policière et contribua
à créer du lien social dans un climat appaisé.
. Mais quelles paroles fortes a-t-on alors entendu pour condamner
et comprendre ? Trop souvent, intellectuels et mouvements alternatifs
réagissent à contretemps, sans concertation. Or, si
l’on veut construire une alternative durable et solide à
l’ultra-libéralisme accompagné du social-libéralisme,
il faut absolument faire converger les voix de la complexité
et les actions concrètes. C’est dans cette perspective
que nous interviendrons régulièrement dans le débat
public. Pour sortir de cette division artificielle où ceux
qui pensent ne font que penser et ceux qui agissent ne font qu’agir.
Miguel Benasayag, Michele Doria, Jean-Baptiste Eyreaud, Vincent
Goeneutte Lefèvre, Gustave Massiah, Annie Pourre, Laurent
Rémy, Guillaume RozoySénéchal, Tatiana Vandenbogarde
: militants d’associations de lutte des « sans ».
|
|