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Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article113
I.
Parions que l’on se souviendra de l’article de Jean-Paul
Sartre qui disait en substance : « nous avons toujours raison
de nous révolter ». Cette thèse nous place d’emblée
au cœur de la question de la révolte : car s’il
y a bien deux concepts qui ne vont plus du tout ensemble de nos
jours, ce sont ceux de raison et de révolte. Tandis que la
raison est assimilée à la nécessité
logique et ontologique, la révolte est assimilée,
quant à elle, à l’immaturité, au manque
de réalisme, au manque de complexité - quand elle
n’est pas directement liée à cet autre signifiant,
aujourd’hui passe partout : le terrorisme, ce mal absolu.
Il vaut mieux alors ne pas se révolter.
Nous pouvons sans mal constater qu’entre raison et révolte,
depuis une trentaine d’années, les choses ne s’articulent
pas très bien. Tout se passe comme s’il y avait eu
un véritable divorce entre ceux et celles qui pensent et
agissent dans la complexité du monde et ceux et celles qui
continuent à désirer en termes de révolte,
de résistance, de lutte contre l’injustice - mais sous
condition d’éviter la complexité du réel,
et en dérivant donc vers la croyance et la pensée
magique. Pour ceux et celles qui prennent en compte la complexité,
une certaine position de « collaboration soft » avec
le système semble s’être présentée
comme inévitable : les rebelles leur sont alors apparus,
au mieux, comme de doux rêveurs n’acceptant pas la complexité
du réel. Pouvons-nous penser ensemble la révolte et
la rationalité, la révolte et la complexité
? Ou bien une pensée (ou une action) qui prenne en compte
la complexité des systèmes et des situations doit-elle
tout naturellement laisser derrière elle la révolte
et le désir d’émancipation qu’elle implique
?
II
Il n’est pas dans notre propos d’évoquer, à
une vitesse TGV (AGV), l’historique des révoltes. Laissant
donc de côté, entre autres, les Macabées et
Spartacus, restreignons nos propos à cette révolte
typique de la modernité, « l’époque de
l’homme » comme la nommait Michel Foucault, époque
où la révolte est inséparable, dans sa logique
et sa légitimité, de la base (et de la structure)
que lui donnait l’hypothèse épochale d’un
sens de l’histoire. Nous avons vécu pendant quelques
siècles dans la certitude d’un progrès vers
le monde de la promesse, monde sublunaire où l’homme
était à la fois son propre prophète et messie.
Dans cette constellation, la révolte possédait une
raison et un socle majeur : elle se fondait dans la nécessité
même de l’histoire d’aller vers sa promesse, vers
son futur utopique. La raison de la révolte était
inscrite, au moins pendant les deux derniers siècles, dans
la « raison de l’histoire » - pour la nommer comme
Hegel pour qui, si le réel est rationnel, le rationnel est
à son tour réel. La révolte n’est, dans
ce dispositif, rien de « sui generis » ni de sans raison
: elle n’est pas une anomie du système, mais bel et
bien un instrument même de la « ruse de l’histoire
», ensemble de mécanismes que celle-ci utilise pour
l’avènement de ce qui doit advenir, l’accomplissement
du déploiement de l’histoire comme processus de l’Être.
Je veux donc me limiter à cette figure-là de la révolte,
de l’homme révolté (qui bien sûr co-existe
avec tant d’autres figures, sans qu’aucune ne soit «
marque déposée ») : l’homme étant
devenu son propre messie, la dimension du social était sacralisée,
et tout ce qui allait du côté de l’émancipation
de l’homme impliquait une certaine « transcendance »
(même si dans l’immanence). Le rebelle puisait alors
la raison de sa révolte (ou les voies de celle-ci), non dans
son « for intérieur » ni dans sa subjectivité
(ni encore moins dans une position « narcissique » de
type caractérielle), mais dans son époque. A l’instar
du chercheur, de l’artiste ou de l’amant, il était
véhicule, terrain de passage, pour que le désir d’émancipation
se déploie ; à l’instar d’Antigone, bien
loin de contester toute loi, il incarnait un principe et une loi
fondamentale, celle de la co-substantialité entre révolte
et progrès, révolte et pensée, révolte
et raison.
III
Or, voilà que nous sommes en quelque sorte déjà
demain, dans le monde d’après. L’émancipation
finale n’a pas eu lieu, aucune cassure de l’histoire
ne nous a installés dans un monde de liberté accomplie,
et pourtant les injustices ne font que grandir, les menaces sur
la vie même se développent, et les damnés de
la terre, de plus en plus nombreux, meurent aux côtes de l’Espagne
et en bas de nos immeubles. Le désir de justice, le désir
de liberté ne cessent pourtant pas d’exister mais ils
sont marginalisés - quand ils ne sont pas carrément
« pathologisés » ou criminalisés. Comment
concevoir et penser la révolte dans et pour notre époque,
comment penser la révolte dans le monde du « post-humain
», ce monde où l’homme, en tant que messie et
prophète, n’a pas tenu ses promesses, l’avenir
n’ayant pas accouché d’un monde parfait, mais
étant bien au contraire devenu menace ?
Si le rebelle avait, pour le dire ainsi, l’histoire de son
côté, nous ne l’avons plus, du simple fait qu’il
ne nous est plus possible de penser en termes téléologiques
ou historicistes. Mais par ailleurs, si le rebelle est celui ou
celle qui, depuis les frontières de la norme, expérimente
les nouveaux possibles, si le rebelle est la figure de celui qui
pense et ordonne sa vie, non d’après de « petites
histoires personnelles », mais en réponse à
ce que l’époque donne à penser et à assumer,
comment une époque comme la nôtre, si fragile, si en
danger, pourrait-elle se passer de rebelles ? Quand la norme dit
« circulez, il n’y a rien à voir », le
rebelle - chercheur, artiste ou libertaire – est celui qui
comprend exactement le contraire : il y a bien quelque chose à
voir, et qui plus est, ça le regarde… Sous quelles
formes, sous quels engagements, mais surtout sous quelles conditions
pouvons-nous aujourd’hui réarticuler résistance,
rébellion, et complexité ?
IV
Peut-être le chemin de construction de cette nouvelle révolte
passe-t-il d’abord par l’abandon joyeux de tout espoir,
car comme l’écrit Spinoza dans son « traité
des passions » (son Ethique), l’espoir est une passion
triste, qui nous laisse dans la crainte de l’avenir, la crainte
et la discipline bien sûr, discipline envers les leaders et
gourous de tous poils qui prétendent connaître le chemin
et l’objectif. « Caminante no hay camino », écrivit
le poète Machado, dans le chemin de son exil, mais bien loin
d’un pessimisme ou d’un conformisme quelconque, il continue
en disant, « calminante no hay camino, se hace el camino al
andar, caminante no hay camino sino estelas en la mano. »
S’il n’y a pas de chemin, c’est parce que le chemin
se fait en marchant, et parce que, comme il le dit, il n’y
a pas de chemin, mais des étoiles dans nos mains.
Ces étoiles sont celles qui peuvent assumer le défi
qui est le nôtre dans notre époque, et qui passe par
la construction des nouveaux espaces où complexité,
pensée, désir de liberté et de justice cheminent
une nouvelle fois ensemble. Résister c’est créer
ces espaces, ces pratiques et ces hypothèses, ou la raison
(complexe) retisse ses liens avec la révolte.
Assumer le présent donc, chose qui n’implique en rien
oublier le futur, l’avenir, mais comprendre que l’avenir
n’est jamais qu’une dimension du présent, dans
cet universel concret qui constitue le présent. Comme l’écrivait
Saint Augustin, le présent est toujours une articulation
entre le présent du passé, le présent du futur,
et le présent du présent. « Résister,
c’est créer » (Deleuze) : créer les conditions
théoriques et pratiques de l’émancipation et
du développement de la vie. Emancipation qui ne sera jamais
finale ou totale, mais demeurera une tâche permanente : car,
comme Héraclite l’obscur, nous pensons que «
le conflit est le père de toute chose », et le devenir
la condition, conflictuelle, de toute existence. Dans le monde de
l’uniformisation disciplinaire et de la peur de tout ce qui
bouge, la « chose » passe par la possibilité
de déployer du conflit, de la multiplicité, de la
vie. On pourrait craindre que le rebelle soit un « fouteur
de guerre » : bien au contraire, c’est le refoulement
des conflits, en tant que multiplicités en devenir, qui nous
condamnent au retour sinistre du pur affrontement. Assumer la révolte
est assumer la multiplicité : c’est faire l’éloge
du conflit pour ne pas tomber dans ce que son refoulement produit,
le pur affrontement. Nous avons toujours raison de nous révolter…
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