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Les « porteurs de troubles mentaux » : une question de mots ?
Angélique del Rey, pour le réseau international UP-LS.
mardi 14 juillet 2009

Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article177

Lorsque nous avons, au Ceara, avec les membres du futur réseau international d’Universités populaires et Laboratoires sociaux (les Drs Marluce Oliveira et Arminda Rodrigues, de l’institut Vandick Ponte, le Dr Henrique Figueiredo Carneiro, de l’UNIFOR, et les Drs Cleide Carneiro et Jackson Coehlo Sampaio, de l’UECE), rédigé le manifeste du réseau à venir, il nous est venue une petite controverse. Là où, avec Miguel Benasayag, nous parlions de maladie ou de souffrance psychique, ils préféraient quant à eux parler de « porteurs de troubles mentaux ». S’agit-il d’une simple question de mots ou de quelque chose de plus profond ? J’aimerais montrer dans cet article que nous ne sommes pas là face à une simple querelle de mots, mais à toute une représentation, relativement nouvelle, de la maladie et de la souffrance psychique, au puissant pouvoir normalisateur.

De prime abord, parler de « porteurs de troubles mentaux » semble très progressiste. En effet, si quelqu’un est « porteur » de quelque chose, cela signifie que cette chose ne fait pas partie de lui : il n’en est que le porteur, elle ne fait donc pas partie de son identité. Parler de personne « porteuse de troubles mentaux » semble indiquer que, si cette personne présente des troubles mentaux, il ne faut pas pour autant l’identifier à ces troubles. La notion de « troubles », elle-même, implique une extériorité de la personne relativement à ce qui trouble son état de santé. C’est l’état de santé qui est normal.

On rejoint ici l’esprit de la classification actuelle des troubles mentaux (DSM), qui se contente de profiler des comportements sans jamais mettre la personne en cause. Tout se passe comme si un trouble s’était emparé d’elle, que nous pouvons repérer extérieurement et diagnostiquer. Extrait du DSM IV, rubrique « trouble de la lecture » : « les réalisations en lecture, évaluées par des tests standardisés passés de façon individuelle mesurant l’exactitude et la compréhension de la lecture, sont nettement au-dessous du niveau escompté compte tenu de l’âge chronologique du sujet, de son niveau intellectuel (mesuré par des tests) et d’un enseignement approprié à son âge. Cette perturbation interfère de façon significative avec la réussite scolaire ou les activités de la vie courante faisant appel à la lecture. » Dans cette description, nulle part la personne n’est identifiée au profil comportemental du trouble observé. Ex : lorsque son niveau intellectuel est mentionné, il est immédiatement précisé que ce niveau a été mesuré par des tests : autrement dit, ce n’est rien de substantiel (Binet, l’auteur du fameux test de QI, ne disait-il pas lui-même que « l’intelligence est ce que mesure mon test » ?).

Par ailleurs, il faut savoir que ce vocabulaire n’est pas du tout le fait du hasard : il renvoie au contraire à une conceptualisation très précise de la santé, de la maladie et du handicap, fondée sur les travaux de Wood dans les années 80 , et qui donna lieu à une refonte totale de la fameuse classification mondiale de la maladie produite jusqu’ici par l’OMS . Wood introduit l’idée qu’il y a différents plans d’expérience et qu’il faut donc envisager la question de la santé et de ses « limites » sur ces différents plans. De son point de vue, parler de maladie ou de handicap est trop simpliste si l’on ne sait pas à quel plan d’expérience on se situe. L’attitude la plus objective consisterait à partir du « problème de santé », autrement dit de quelque chose « d’anormal » qui se produit à l’intérieur de l’individu et se manifeste par des signes. Au niveau du diagnostic, trois plans d’expériences se dégageraient : le premier est celui des fonctions organiques (fonctions psychologiques comprises), le second, celui des activités (impliquant l’exécution d’une tâche par une personne) et le troisième, celui de la participation autrement dit de l’implication de la personne dans une situation de vie réelle. Wood propose d’appeler le dysfonctionnement du 1er plan « déficience », celui du 2ème « limites d’activités », et celui du 3ème « restriction de participation ». Il explique alors qu’on peut très bien avoir une déficience sans avoir de limites dans ses activités (cas du lépreux), mais qui engendre une restriction de participation (cas du diabétique). On peut avoir des limitations d’activité sans présenter de déficience, ou encore des restrictions de participation sans déficience ni limitation d’activité (cas du séropositif n’ayant pas encore déclenché la maladie, ou encore de l’ancien patient de psychiatrie qui sort d’un hôpital psy).

Ce langage semble très progressiste dans la mesure où, loin de vouloir stigmatiser la personne malade ou handicapée, il repose au contraire sur l’idée que la santé ne s’arrête pas là où commence le handicap. Tout être humain peut avoir une santé défaillante et, de ce fait, souffrir d’un handicap. Le handicap est une expérience universelle. La nouvelle vision de la santé et du handicap ne se focalise plus sur la cause et lui préfère l’analyse des impacts ; elle n’identifie plus la personne à son handicap ou à sa maladie, mais préfère l’analyse du rapport de l’état de santé de la personne à son environnement : étant donné tel environnement, la personne est-elle, oui ou non, capable de s’adapter ? Elle place en fin de compte tous les états de santé sur un pied d’égalité. Mais si je dis « semble », c’est que cet aspect progressiste n’est pour moi qu’une façade. En effet, cette vision implique la représentation sous-jacente d’un « homme sans qualités », tabula rasa, pur « porteur » des troubles dont il est affecté, pâtissant de ceux-ci, par définition. Prenons l’exemple d’un sourd : selon cette vision, il est affecté de déficiences (organiques) qui entraînent des limitations d’activités ainsi que des restrictions de participation. Quel que soit le plan d’expérience envisagé, on considère ici que la personne, affectée de surdité, ne fait qu’en pâtir. Le fait qu’elle soit affectée de surdité ne fait pas partie d’elle, la surdité ne fait pas partie de son identité. Or est-ce là une vision réellement progressiste ? Beaucoup de sourds répondraient que non, dans la mesure où cette vision se rapporte à une norme extérieure : le sourd est vu comme déficient relativement à la norme selon laquelle un organisme humain doit entendre. Il est vu comme limité dans ses activités, du point de vue de la norme selon laquelle parler est une activité normale. Il est vu comme restreint dans sa participation du point de vue de la situation normative suivante : il faut parler pour aller à l’école. Autrement dit, il s’agit d’une vision ultra normative qui classifie l’univers total de la vie humaine au nom du bien-être et de la bonne vie, et lit tout ce qui s’en écarte comme affection extérieure à la personne, comme pur pâtir, comme manque. Cela dit, ce qui permet aux Sourds de faire cette analyse et de porter cette critique, c’est leur expérience d’être « affecté » par ce qui, du point de vue de la norme, est vu comme un manque, sans nécessairement en pâtir. Un Sourd de naissance, en effet, ne « manque » pas de l’ouïe. Affecté (= mode d’être) de surdité, il peut au contraire « agir » sa surdité : apprendre la langue des signes, développer un théâtre sourd, une psychologie sourde, un cinéma sourd, des manières de penser et d’agir sourdes, bref une Culture sourde. Du reste, c’est l’existence de cette culture qui permet aux Sourds de ne pas systématiquement pâtir de leur surdité. Ce que le Sourd a de moins que l’entendant est évident, ce qu’il a de plus, peu de gens s’y intéressent. Les Sourds nous apprennent donc, par leur exemple, qu’on ne pâtit pas nécessairement de ce dont on est affecté. C’est bien plutôt le contraire : c’est par nos surfaces d’affectation que nous pouvons agir, et c’est pourquoi l’homme sans qualités est une figure profondément réactionnaire. Un homme sans qualités est un homme qui, sans tropismes, affinités électives, comportements ni qualités propres, ne peut (c’est logique) que pâtir de ce dont il est affecté.

Vue sous cet angle, l’idée que nous serions tous des handicapés potentiels n’apparaît plus du tout comme progressiste. En effet, cela revient à dire que les êtres humains sont tous susceptibles de s’écarter de la norme, dans toutes les dimensions de leur existence, et qu’il faut donc, au nom du bien-être et de la bonne vie, les aider à s’en sortir et à rejoindre la norme. Si la vision réactionnaire classique, on ne peut que pâtir, porter sa croix, de façon déterministe, la figure de la réaction moderne nous propose un supermarché où on peut changer notre croix à volonté. C’est ce que Michel Foucault appelait un biopouvoir, prédisant que cette forme de micro-pouvoirs, avançant au rythme de la gestion fine des modes de vie et des comportements au quotidien, était en train de prendre le pas sur les autres formes de pouvoir (souverain et disciplinaire). Et ce, sans qu’on s’en méfie outre mesure, puisque ce pouvoir-là avance au nom du bien et semble non stigmatisant. Parler de personnes « porteuses de troubles psychiques », c’est quand même autre chose que de parler de « fou », de « malade mental » ou de « débile léger » !

Oui certes, mais on oublie une dimension fondamentale de l’existence, qui est qu’être affecté, y compris de « négatif » (surdité, phobie, angoisses, fantasmes, discriminations, chômage…), n’implique pas systématiquement d’en pâtir. Bien sûr, nous pâtissons davantage dudit « négatif » que dudit « positif ». Mais d’un autre côté, nous n’agissons jamais depuis une surface lisse, non affectée, telle que la vision actuelle de la santé s’imagine « l’état de santé ». Nous agissons en fonction de nos surfaces d’affectation. C’est en tant que bègue que Démosthène est devenu orateur, c’est en tant qu’épileptique que Jules César est devenu le grand empereur dont l’humanité garde éternellement la mémoire, c’est en tant que Sourd que Beethoven est devenu un grand compositeur, c’est parce que Louis Braille était aveugle qu’il a créé le braille, les sourds ont inventé la langue des signes parce qu’ils étaient « affectés » de surdité, etc. On pense avec horreur à ce que deviendrait une humanité convaincue que toute négativité est à assimiler à un bagage indésirable. Plus rien ne pourrait être créé au sein de cette humanité-là. Car nous agissons en fonction de nos surfaces d’affectation, que celles-ci soient vues par telle ou telle société, tel ou tel groupe social, telle ou telle norme alors en vigueur, comme quelque chose de négatif ou de positif.

J’entends d’ici les objections : soit, mais que faites-vous des impacts de la norme sur les individus ? La norme ne peut-elle pas faire souffrir ? Et puis, une norme n’est pas qu’une vision théorique : une société qui est entièrement construite pour des voyants ou des entendants ne fera-t-elle pas matériellement souffrir des aveugles ou des sourds ? D’où l’intérêt de ne pas faire dépendre le handicap et la maladie uniquement de la personne, mais de déplacer le regard sur l’environnement qui fait que cette personne éprouvera des limitations d’activités ou de participation ! Mettre en place des « facilitateurs » permet alors d’avoir un impact efficace sur la maladie et le handicap. C’est quand même mieux que de laisser la personne se débrouiller avec sa souffrance, sous prétexte que celle-ci va lui permettre de se dépasser, de créer, bref d’agir !

Certes. Loin de moi l’intention de défendre l’idée que la personne est bel et bien miro, folle, dure d’oreille, ou éclopée, ou encore, que c’est une débile inadaptée. Qu’il s’agisse d’une norme disciplinaire ou de normes de biopouvoir, il s’agit dans tous les cas d’un pouvoir normatif. En revanche, on peut parfaitement normaliser la personne tout en évitant de la stigmatiser, et ce procédé n’est pas meilleur que l’ancien : il est même plus pervers encore, dans la mesure où il induit une vision de la personne (y compris vision de soi) comme un être sans qualités, pouvant dans l’idéal n’être affecté par rien. La vision que nous proposons à l’UP-LS du Céara, est tout autre : le « handicap » (y compris dans sa classification post-moderne) interroge la société qui produit ces catégories. Lisez les normes de santé aux niveaux organiques, fonctionnels et sociaux, vous verrez que celle-ci implique un idéal normatif très clair. L’homme idéal est l’homme productif, qui réussit, ne tombe pas amoureux et n’a pas de corps ; les déficiences, limitations d’activités et autres restrictions de participation quant à elles nous rappellent que nous avons un corps, que l’autonomie ne veut rien dire, que le chômage augmente, la pollution, les maladies émergentes,... Notre société veut nier ces phénomènes, et elle se sert des catégories en question pour les parquer du côté du manque, de l’anormalité, de ce qui ne devrait pas être.

Notre point de vue est inverse : il consiste à dire que la réalité est ce qu’elle est, y compris avec sa charge de « négativité », et qu’il faut assumer les conflits si nous voulons créer et agir. Pour revenir à la psychiatrie, non aux personnes « porteuses de troubles psychiques », et qu’on essayerait d’adapter, dans la mesure du possible, à un environnement normatif ; et oui aux personnes telles qu’elles sont (y compris avec des problèmes psychiques graves), à leur place, intégrées, et avec lesquelles nous voulons créer le monde de demain. Parce qu’on crée, on agit, à partir des surfaces d’affectation qui sont les nôtres. On ne crée pas en niant la maladie, le chômage, l’exclusion, … ou en qualifiant tout cela d’anormalité. On crée depuis ce qui nous affecte (nouvelles demandes psy, maladies émergentes, appartheid soft, désespoir…), en considérant que tout est normal, par une co-création de nous-mêmes et de l’environnement.