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Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article177
Lorsque nous avons, au Ceara, avec les membres du futur réseau
international d’Universités populaires et Laboratoires
sociaux (les Drs Marluce Oliveira et Arminda Rodrigues, de l’institut
Vandick Ponte, le Dr Henrique Figueiredo Carneiro, de l’UNIFOR,
et les Drs Cleide Carneiro et Jackson Coehlo Sampaio, de l’UECE),
rédigé le manifeste du réseau à venir,
il nous est venue une petite controverse. Là où, avec
Miguel Benasayag, nous parlions de maladie ou de souffrance psychique,
ils préféraient quant à eux parler de «
porteurs de troubles mentaux ». S’agit-il d’une
simple question de mots ou de quelque chose de plus profond ? J’aimerais
montrer dans cet article que nous ne sommes pas là face à
une simple querelle de mots, mais à toute une représentation,
relativement nouvelle, de la maladie et de la souffrance psychique,
au puissant pouvoir normalisateur.
De prime abord, parler de « porteurs de troubles mentaux
» semble très progressiste. En effet, si quelqu’un
est « porteur » de quelque chose, cela signifie que
cette chose ne fait pas partie de lui : il n’en est que le
porteur, elle ne fait donc pas partie de son identité. Parler
de personne « porteuse de troubles mentaux » semble
indiquer que, si cette personne présente des troubles mentaux,
il ne faut pas pour autant l’identifier à ces troubles.
La notion de « troubles », elle-même, implique
une extériorité de la personne relativement à
ce qui trouble son état de santé. C’est l’état
de santé qui est normal.
On rejoint ici l’esprit de la classification actuelle des
troubles mentaux (DSM), qui se contente de profiler des comportements
sans jamais mettre la personne en cause. Tout se passe comme si
un trouble s’était emparé d’elle, que
nous pouvons repérer extérieurement et diagnostiquer.
Extrait du DSM IV, rubrique « trouble de la lecture »
: « les réalisations en lecture, évaluées
par des tests standardisés passés de façon
individuelle mesurant l’exactitude et la compréhension
de la lecture, sont nettement au-dessous du niveau escompté
compte tenu de l’âge chronologique du sujet, de son
niveau intellectuel (mesuré par des tests) et d’un
enseignement approprié à son âge. Cette perturbation
interfère de façon significative avec la réussite
scolaire ou les activités de la vie courante faisant appel
à la lecture. » Dans cette description, nulle part
la personne n’est identifiée au profil comportemental
du trouble observé. Ex : lorsque son niveau intellectuel
est mentionné, il est immédiatement précisé
que ce niveau a été mesuré par des tests :
autrement dit, ce n’est rien de substantiel (Binet, l’auteur
du fameux test de QI, ne disait-il pas lui-même que «
l’intelligence est ce que mesure mon test » ?).
Par ailleurs, il faut savoir que ce vocabulaire n’est pas
du tout le fait du hasard : il renvoie au contraire à une
conceptualisation très précise de la santé,
de la maladie et du handicap, fondée sur les travaux de Wood
dans les années 80 , et qui donna lieu à une refonte
totale de la fameuse classification mondiale de la maladie produite
jusqu’ici par l’OMS . Wood introduit l’idée
qu’il y a différents plans d’expérience
et qu’il faut donc envisager la question de la santé
et de ses « limites » sur ces différents plans.
De son point de vue, parler de maladie ou de handicap est trop simpliste
si l’on ne sait pas à quel plan d’expérience
on se situe. L’attitude la plus objective consisterait à
partir du « problème de santé », autrement
dit de quelque chose « d’anormal » qui se produit
à l’intérieur de l’individu et se manifeste
par des signes. Au niveau du diagnostic, trois plans d’expériences
se dégageraient : le premier est celui des fonctions organiques
(fonctions psychologiques comprises), le second, celui des activités
(impliquant l’exécution d’une tâche par
une personne) et le troisième, celui de la participation
autrement dit de l’implication de la personne dans une situation
de vie réelle. Wood propose d’appeler le dysfonctionnement
du 1er plan « déficience », celui du 2ème
« limites d’activités », et celui du 3ème
« restriction de participation ». Il explique alors
qu’on peut très bien avoir une déficience sans
avoir de limites dans ses activités (cas du lépreux),
mais qui engendre une restriction de participation (cas du diabétique).
On peut avoir des limitations d’activité sans présenter
de déficience, ou encore des restrictions de participation
sans déficience ni limitation d’activité (cas
du séropositif n’ayant pas encore déclenché
la maladie, ou encore de l’ancien patient de psychiatrie qui
sort d’un hôpital psy).
Ce langage semble très progressiste dans la mesure où,
loin de vouloir stigmatiser la personne malade ou handicapée,
il repose au contraire sur l’idée que la santé
ne s’arrête pas là où commence le handicap.
Tout être humain peut avoir une santé défaillante
et, de ce fait, souffrir d’un handicap. Le handicap est une
expérience universelle. La nouvelle vision de la santé
et du handicap ne se focalise plus sur la cause et lui préfère
l’analyse des impacts ; elle n’identifie plus la personne
à son handicap ou à sa maladie, mais préfère
l’analyse du rapport de l’état de santé
de la personne à son environnement : étant donné
tel environnement, la personne est-elle, oui ou non, capable de
s’adapter ? Elle place en fin de compte tous les états
de santé sur un pied d’égalité. Mais
si je dis « semble », c’est que cet aspect progressiste
n’est pour moi qu’une façade. En effet, cette
vision implique la représentation sous-jacente d’un
« homme sans qualités », tabula rasa, pur «
porteur » des troubles dont il est affecté, pâtissant
de ceux-ci, par définition. Prenons l’exemple d’un
sourd : selon cette vision, il est affecté de déficiences
(organiques) qui entraînent des limitations d’activités
ainsi que des restrictions de participation. Quel que soit le plan
d’expérience envisagé, on considère ici
que la personne, affectée de surdité, ne fait qu’en
pâtir. Le fait qu’elle soit affectée de surdité
ne fait pas partie d’elle, la surdité ne fait pas partie
de son identité. Or est-ce là une vision réellement
progressiste ? Beaucoup de sourds répondraient que non, dans
la mesure où cette vision se rapporte à une norme
extérieure : le sourd est vu comme déficient relativement
à la norme selon laquelle un organisme humain doit entendre.
Il est vu comme limité dans ses activités, du point
de vue de la norme selon laquelle parler est une activité
normale. Il est vu comme restreint dans sa participation du point
de vue de la situation normative suivante : il faut parler pour
aller à l’école. Autrement dit, il s’agit
d’une vision ultra normative qui classifie l’univers
total de la vie humaine au nom du bien-être et de la bonne
vie, et lit tout ce qui s’en écarte comme affection
extérieure à la personne, comme pur pâtir, comme
manque. Cela dit, ce qui permet aux Sourds de faire cette analyse
et de porter cette critique, c’est leur expérience
d’être « affecté » par ce qui, du
point de vue de la norme, est vu comme un manque, sans nécessairement
en pâtir. Un Sourd de naissance, en effet, ne « manque
» pas de l’ouïe. Affecté (= mode d’être)
de surdité, il peut au contraire « agir » sa
surdité : apprendre la langue des signes, développer
un théâtre sourd, une psychologie sourde, un cinéma
sourd, des manières de penser et d’agir sourdes, bref
une Culture sourde. Du reste, c’est l’existence de cette
culture qui permet aux Sourds de ne pas systématiquement
pâtir de leur surdité. Ce que le Sourd a de moins que
l’entendant est évident, ce qu’il a de plus,
peu de gens s’y intéressent. Les Sourds nous apprennent
donc, par leur exemple, qu’on ne pâtit pas nécessairement
de ce dont on est affecté. C’est bien plutôt
le contraire : c’est par nos surfaces d’affectation
que nous pouvons agir, et c’est pourquoi l’homme sans
qualités est une figure profondément réactionnaire.
Un homme sans qualités est un homme qui, sans tropismes,
affinités électives, comportements ni qualités
propres, ne peut (c’est logique) que pâtir de ce dont
il est affecté.
Vue sous cet angle, l’idée que nous serions tous des
handicapés potentiels n’apparaît plus du tout
comme progressiste. En effet, cela revient à dire que les
êtres humains sont tous susceptibles de s’écarter
de la norme, dans toutes les dimensions de leur existence, et qu’il
faut donc, au nom du bien-être et de la bonne vie, les aider
à s’en sortir et à rejoindre la norme. Si la
vision réactionnaire classique, on ne peut que pâtir,
porter sa croix, de façon déterministe, la figure
de la réaction moderne nous propose un supermarché
où on peut changer notre croix à volonté. C’est
ce que Michel Foucault appelait un biopouvoir, prédisant
que cette forme de micro-pouvoirs, avançant au rythme de
la gestion fine des modes de vie et des comportements au quotidien,
était en train de prendre le pas sur les autres formes de
pouvoir (souverain et disciplinaire). Et ce, sans qu’on s’en
méfie outre mesure, puisque ce pouvoir-là avance au
nom du bien et semble non stigmatisant. Parler de personnes «
porteuses de troubles psychiques », c’est quand même
autre chose que de parler de « fou », de « malade
mental » ou de « débile léger »
!
Oui certes, mais on oublie une dimension fondamentale de l’existence,
qui est qu’être affecté, y compris de «
négatif » (surdité, phobie, angoisses, fantasmes,
discriminations, chômage…), n’implique pas systématiquement
d’en pâtir. Bien sûr, nous pâtissons davantage
dudit « négatif » que dudit « positif ».
Mais d’un autre côté, nous n’agissons jamais
depuis une surface lisse, non affectée, telle que la vision
actuelle de la santé s’imagine « l’état
de santé ». Nous agissons en fonction de nos surfaces
d’affectation. C’est en tant que bègue que Démosthène
est devenu orateur, c’est en tant qu’épileptique
que Jules César est devenu le grand empereur dont l’humanité
garde éternellement la mémoire, c’est en tant
que Sourd que Beethoven est devenu un grand compositeur, c’est
parce que Louis Braille était aveugle qu’il a créé
le braille, les sourds ont inventé la langue des signes parce
qu’ils étaient « affectés » de surdité,
etc. On pense avec horreur à ce que deviendrait une humanité
convaincue que toute négativité est à assimiler
à un bagage indésirable. Plus rien ne pourrait être
créé au sein de cette humanité-là. Car
nous agissons en fonction de nos surfaces d’affectation, que
celles-ci soient vues par telle ou telle société,
tel ou tel groupe social, telle ou telle norme alors en vigueur,
comme quelque chose de négatif ou de positif.
J’entends d’ici les objections : soit, mais que faites-vous
des impacts de la norme sur les individus ? La norme ne peut-elle
pas faire souffrir ? Et puis, une norme n’est pas qu’une
vision théorique : une société qui est entièrement
construite pour des voyants ou des entendants ne fera-t-elle pas
matériellement souffrir des aveugles ou des sourds ? D’où
l’intérêt de ne pas faire dépendre le
handicap et la maladie uniquement de la personne, mais de déplacer
le regard sur l’environnement qui fait que cette personne
éprouvera des limitations d’activités ou de
participation ! Mettre en place des « facilitateurs »
permet alors d’avoir un impact efficace sur la maladie et
le handicap. C’est quand même mieux que de laisser la
personne se débrouiller avec sa souffrance, sous prétexte
que celle-ci va lui permettre de se dépasser, de créer,
bref d’agir !
Certes. Loin de moi l’intention de défendre l’idée
que la personne est bel et bien miro, folle, dure d’oreille,
ou éclopée, ou encore, que c’est une débile
inadaptée. Qu’il s’agisse d’une norme disciplinaire
ou de normes de biopouvoir, il s’agit dans tous les cas d’un
pouvoir normatif. En revanche, on peut parfaitement normaliser la
personne tout en évitant de la stigmatiser, et ce procédé
n’est pas meilleur que l’ancien : il est même
plus pervers encore, dans la mesure où il induit une vision
de la personne (y compris vision de soi) comme un être sans
qualités, pouvant dans l’idéal n’être
affecté par rien. La vision que nous proposons à l’UP-LS
du Céara, est tout autre : le « handicap » (y
compris dans sa classification post-moderne) interroge la société
qui produit ces catégories. Lisez les normes de santé
aux niveaux organiques, fonctionnels et sociaux, vous verrez que
celle-ci implique un idéal normatif très clair. L’homme
idéal est l’homme productif, qui réussit, ne
tombe pas amoureux et n’a pas de corps ; les déficiences,
limitations d’activités et autres restrictions de participation
quant à elles nous rappellent que nous avons un corps, que
l’autonomie ne veut rien dire, que le chômage augmente,
la pollution, les maladies émergentes,... Notre société
veut nier ces phénomènes, et elle se sert des catégories
en question pour les parquer du côté du manque, de
l’anormalité, de ce qui ne devrait pas être.
Notre point de vue est inverse : il consiste à dire que
la réalité est ce qu’elle est, y compris avec
sa charge de « négativité », et qu’il
faut assumer les conflits si nous voulons créer et agir.
Pour revenir à la psychiatrie, non aux personnes «
porteuses de troubles psychiques », et qu’on essayerait
d’adapter, dans la mesure du possible, à un environnement
normatif ; et oui aux personnes telles qu’elles sont (y compris
avec des problèmes psychiques graves), à leur place,
intégrées, et avec lesquelles nous voulons créer
le monde de demain. Parce qu’on crée, on agit, à
partir des surfaces d’affectation qui sont les nôtres.
On ne crée pas en niant la maladie, le chômage, l’exclusion,
… ou en qualifiant tout cela d’anormalité. On
crée depuis ce qui nous affecte (nouvelles demandes psy,
maladies émergentes, appartheid soft, désespoir…),
en considérant que tout est normal, par une co-création
de nous-mêmes et de l’environnement.
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