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Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article203
En tant qu’enseignante, en tant que philosophe, en tant qu’écrivaine,
je m’associe pleinement à ce forum des Etats généreux
de l’enfance et à sa demande d’un traitement
de l’Enfance inscrit sous le signe du don.
A l’heure où toute réforme éducative
se prétend dans l’intérêt des élèves,
à l’heure où l’on prétend «
répondre à leurs besoins » (on supprime des
profs… dans l’intérêt des élèves,
on crée des fichiers de renseignement… pour mieux les
faire réussir…), je crois qu’il est essentiel
que les politiques éducatives se préoccupent avant
tout de donner aux enfants au lieu de répondre à leurs
soi-disant « besoins ». Et qu’elle leur donne
aussi la possibilité, dans une certaine mesure, de définir
leurs besoins relativement à ce qu’elle leur donne,
et relativement aussi aux situations qu’il leur est donné
de vivre (je pense tout particulièrement à ceux qui
font leurs études dans des situations de précarité
ou de violence) Je suis de ceux qui pensent, et nous sommes nombreux
!, que l’élève et ses soi-disant besoins, ses
« BEP » (besoins éducatifs particuliers) ou ses
« BAP » (besoins d’accompagnement personnalisé),
ses bip ou ses bop, ont bon dos !
Parce que ce qu’on appelle ici « besoin » est
en réalité la « demande », comme sur le
marché quoi, le contraire de « l’offre ».
Le récent rapport de la Cour des Comptes (vous savez, celui
qui dit que l’éducation nationale ne répond
pas assez aux besoins des élèves) regrette par exemple
que « l’offre de formation soit trop éparpillée
et ne réponde pas à la demande ». Le problème
qui préoccupe aujourd’hui le pouvoir n’est pas
celui des besoins réellement éprouvés par un
système éducatif en crise, mais la rationalisation
des dépenses éducatives ! L’endroit où
prennent in fine leur source les besoins en question ne sont pas
les situations réelles et complexes dans lesquelles les nécessités
éducatives se font sentir, mais des institutions européennes
qui ont décidé de faire de l’économie
européenne une « économie de la connaissance
» et donné pour cela des objectifs « précis
», chiffrables : 100% de diplômés du secondaire,
80% d’une classe d’âge au bac, 50% de diplômés
de l’enseignement supérieur. « La ressource humaine
est le point fort de l’Europe », disent les Recommandations
sur les compétences-clés et la Formation tout au long
de la vie.
Le problème avec les « besoins des élèves
», les BEP ou les BAP, c’est donc que si on voulait
être franc, c’est plutôt des besoins en CH (capital
humain) des économies européennes qu’il faudrait
parler. Car la « production efficiente du capital humain »
(j’essaie de parler la langue) est devenue sa stratégie
économique centrale, SA source de compétitivité
internationale… Quel toupet, quand même, d’appeler
ça les besoins des élèves ! Mais je crois que
le pire n’est pas là. Le pire est dans ce que cette
logique engage comme vision de l’éducation. En tant
qu’enseignante, philosophe et écrivaine, je suis convaincue
qu’éduquer quelqu’un qui est réputé
ne pas survivre en société si on ne répond
pas à son « besoin éducatif », c’est
placer l’éducation dans une perspective de survie.
Une logique dont les nouveaux textes fondateurs de mon métier
ne se cachent d’ailleurs pas. Dans le préambule du
Socle Commun de connaissances et de compétences français
(2005) on peut lire que « le Socle définit ce que nul
n’est censé ignoré en fin de scolarité
obligatoire… sous peine de se trouver marginalisé.
» !! De fait, les « compétences-clés pour
réussir dans la vie », comme on dit maintenant sous
l’égide de l’OCDE, ne définissent pas
les conditions d’exercice de la citoyenneté, ou encore
ce qu’une société veut transmettre, donner en
héritage à ses enfants… mais les attitudes,
capacités et savoirs obligatoires pour faire partie de la
société, être dedans, être « avec
» plutôt que « sans », ne pas être
exclu mais inclus. Et si, à 16 ans, le gosse n’a pas
« acquis » toutes ses compétences dans son «
livret de compétences », qu’il aille pas se plaindre
de finir à la rue : c’est juste qu’il n’a
pas les « compétences pour réussir dans la vie
moderne ».
Dans la Crise de l’éducation, Hannah Arendt disait
qu’on ne saurait éduquer sans un minimum d’étanchéité
du monde de l’éducation au monde du travail ; les conditions
de cette étanchéité sont en voie d’extinction.
« Si tu n’étudies pas, tu seras au chômage
», s’entend seriner dès la maternelle l’enfant
de nos sociétés ultra-modernes… qui finit par
détester, au cas où il ne « réussirait
» pas, cette source omnipotente de son échec futur
dans la société (j’en sais quelque chose : qu’est-ce
qu’ils peuvent nous haïr parfois ! Et sans qu’on
leur ait rien fait, hein ?) Pour apprendre, comme pour éduquer,
il faut du temps : le temps d’errer, faire des erreurs, ne
pas savoir où aller, ne pas savoir comment « s’orienter
»… Ce temps, nos enfants, nos élèves,
l’ont de moins en moins. C’est grave. Aujourd’hui,
en France, l’enfant scolarisé est menacé, non
essentiellement dans ce qu’on appelle sa « réussite
scolaire », mais dans sa possibilité de « devenir
ce qu’il est », de suivre sa voie tout en construisant
la société de demain. Obsédé par la
peur du chômage et de la précarité (et/ou désabusé
quant au pouvoir conféré aujourd’hui à
l’école par notre société de l’intégrer
à la société), il n’hésite pas
à écraser ses affinités électives, ses
qualités propres pour se faire à tout prix une place,
ne pas être dehors, exclu, dans la misère, la survie.
Aujourd’hui, en France, dans un pays riche, développé,
les éducateurs sont appelés à éduquer
sous la menace, dans une perspective de survie, à appréhender
l’enfant, l’élève (« l’apprenant
» comme on dit poétiquement), sous la forme du manque,
du besoin, de la nécessité d’être «
soutenu », « accompagné », en vue d’une
réussite individualisée et standardisée.
Quid d’un respect des qualités propres aux enfants,
aux élèves, quid de leurs modes d’êtres,
appréhendés positivement bien que singuliers ? Quid
de la nécessité d’un « rapport d’objet
» dans l’éducation – au-delà d’un
calcul d’offre et de demande, basé sur une standardisation
des besoins ? Quid d’un autre rapport éducatif, qui
ne cherche pas à maîtriser l’enfant et son apprentissage,
mais soit tout simplement plus en accord avec la fonction anthropologique
de l’éducation : transmettre, passer le témoin
de génération en génération ?
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