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Pour une éducation inscrite sous le signe du don, par Angelique Del Rey
samedi 19 juin 2010

Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article203

En tant qu’enseignante, en tant que philosophe, en tant qu’écrivaine, je m’associe pleinement à ce forum des Etats généreux de l’enfance et à sa demande d’un traitement de l’Enfance inscrit sous le signe du don.

A l’heure où toute réforme éducative se prétend dans l’intérêt des élèves, à l’heure où l’on prétend « répondre à leurs besoins » (on supprime des profs… dans l’intérêt des élèves, on crée des fichiers de renseignement… pour mieux les faire réussir…), je crois qu’il est essentiel que les politiques éducatives se préoccupent avant tout de donner aux enfants au lieu de répondre à leurs soi-disant « besoins ». Et qu’elle leur donne aussi la possibilité, dans une certaine mesure, de définir leurs besoins relativement à ce qu’elle leur donne, et relativement aussi aux situations qu’il leur est donné de vivre (je pense tout particulièrement à ceux qui font leurs études dans des situations de précarité ou de violence) Je suis de ceux qui pensent, et nous sommes nombreux !, que l’élève et ses soi-disant besoins, ses « BEP » (besoins éducatifs particuliers) ou ses « BAP » (besoins d’accompagnement personnalisé), ses bip ou ses bop, ont bon dos !

Parce que ce qu’on appelle ici « besoin » est en réalité la « demande », comme sur le marché quoi, le contraire de « l’offre ». Le récent rapport de la Cour des Comptes (vous savez, celui qui dit que l’éducation nationale ne répond pas assez aux besoins des élèves) regrette par exemple que « l’offre de formation soit trop éparpillée et ne réponde pas à la demande ». Le problème qui préoccupe aujourd’hui le pouvoir n’est pas celui des besoins réellement éprouvés par un système éducatif en crise, mais la rationalisation des dépenses éducatives ! L’endroit où prennent in fine leur source les besoins en question ne sont pas les situations réelles et complexes dans lesquelles les nécessités éducatives se font sentir, mais des institutions européennes qui ont décidé de faire de l’économie européenne une « économie de la connaissance » et donné pour cela des objectifs « précis », chiffrables : 100% de diplômés du secondaire, 80% d’une classe d’âge au bac, 50% de diplômés de l’enseignement supérieur. « La ressource humaine est le point fort de l’Europe », disent les Recommandations sur les compétences-clés et la Formation tout au long de la vie.

Le problème avec les « besoins des élèves », les BEP ou les BAP, c’est donc que si on voulait être franc, c’est plutôt des besoins en CH (capital humain) des économies européennes qu’il faudrait parler. Car la « production efficiente du capital humain » (j’essaie de parler la langue) est devenue sa stratégie économique centrale, SA source de compétitivité internationale… Quel toupet, quand même, d’appeler ça les besoins des élèves ! Mais je crois que le pire n’est pas là. Le pire est dans ce que cette logique engage comme vision de l’éducation. En tant qu’enseignante, philosophe et écrivaine, je suis convaincue qu’éduquer quelqu’un qui est réputé ne pas survivre en société si on ne répond pas à son « besoin éducatif », c’est placer l’éducation dans une perspective de survie. Une logique dont les nouveaux textes fondateurs de mon métier ne se cachent d’ailleurs pas. Dans le préambule du Socle Commun de connaissances et de compétences français (2005) on peut lire que « le Socle définit ce que nul n’est censé ignoré en fin de scolarité obligatoire… sous peine de se trouver marginalisé. » !! De fait, les « compétences-clés pour réussir dans la vie », comme on dit maintenant sous l’égide de l’OCDE, ne définissent pas les conditions d’exercice de la citoyenneté, ou encore ce qu’une société veut transmettre, donner en héritage à ses enfants… mais les attitudes, capacités et savoirs obligatoires pour faire partie de la société, être dedans, être « avec » plutôt que « sans », ne pas être exclu mais inclus. Et si, à 16 ans, le gosse n’a pas « acquis » toutes ses compétences dans son « livret de compétences », qu’il aille pas se plaindre de finir à la rue : c’est juste qu’il n’a pas les « compétences pour réussir dans la vie moderne ».

Dans la Crise de l’éducation, Hannah Arendt disait qu’on ne saurait éduquer sans un minimum d’étanchéité du monde de l’éducation au monde du travail ; les conditions de cette étanchéité sont en voie d’extinction. « Si tu n’étudies pas, tu seras au chômage », s’entend seriner dès la maternelle l’enfant de nos sociétés ultra-modernes… qui finit par détester, au cas où il ne « réussirait » pas, cette source omnipotente de son échec futur dans la société (j’en sais quelque chose : qu’est-ce qu’ils peuvent nous haïr parfois ! Et sans qu’on leur ait rien fait, hein ?) Pour apprendre, comme pour éduquer, il faut du temps : le temps d’errer, faire des erreurs, ne pas savoir où aller, ne pas savoir comment « s’orienter »… Ce temps, nos enfants, nos élèves, l’ont de moins en moins. C’est grave. Aujourd’hui, en France, l’enfant scolarisé est menacé, non essentiellement dans ce qu’on appelle sa « réussite scolaire », mais dans sa possibilité de « devenir ce qu’il est », de suivre sa voie tout en construisant la société de demain. Obsédé par la peur du chômage et de la précarité (et/ou désabusé quant au pouvoir conféré aujourd’hui à l’école par notre société de l’intégrer à la société), il n’hésite pas à écraser ses affinités électives, ses qualités propres pour se faire à tout prix une place, ne pas être dehors, exclu, dans la misère, la survie. Aujourd’hui, en France, dans un pays riche, développé, les éducateurs sont appelés à éduquer sous la menace, dans une perspective de survie, à appréhender l’enfant, l’élève (« l’apprenant » comme on dit poétiquement), sous la forme du manque, du besoin, de la nécessité d’être « soutenu », « accompagné », en vue d’une réussite individualisée et standardisée.

Quid d’un respect des qualités propres aux enfants, aux élèves, quid de leurs modes d’êtres, appréhendés positivement bien que singuliers ? Quid de la nécessité d’un « rapport d’objet » dans l’éducation – au-delà d’un calcul d’offre et de demande, basé sur une standardisation des besoins ? Quid d’un autre rapport éducatif, qui ne cherche pas à maîtriser l’enfant et son apprentissage, mais soit tout simplement plus en accord avec la fonction anthropologique de l’éducation : transmettre, passer le témoin de génération en génération ?