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« Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable »
ou : Quand l’évaluation par compétences s’applique aux enseignants.
par Angelique del Rey
dimanche 20 juin 2010

Origine :http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article204

Apparue dans les textes réglementaires en 2006 (arrêté du 19 décembre), la liste des dix compétences que doit avoir acquis l’enseignant lors de sa formation n’a alors pas fait de bruit : il est vrai qu’elle ne faisait pas encore l’objet d’une épreuve aux concours de recrutement. Puis, c’est arrivé, pour certains concours, les professeurs des écoles, d’histoire géographie ou encore de sciences économiques et sociales étant appelés depuis 2007 à passer une épreuve obligatoire de validation de la compétence n°1 : « agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable ». Puis, l’épreuve s’est généralisée à tous les concours de recrutement, et c’est alors que la polémique a fait surface, certains membres du jury de l’agrégation externe de philosophie menaçant même de se démettre si cette épreuve n’était pas supprimée [1]

Cette polémique, ainsi que le sentiment d’illégitimité qui l’a fait naître, ne doivent pourtant pas cacher le système, que dis-je ?, la maladie, dont ladite épreuve n’est malheureusement qu’un symptôme : une évaluation devenue systématique et qui, sous prétexte d’évaluer les compétences des personnes, autrement dit leurs performances réelles lorsqu’elle seraient placées en situation de vie ou de travail, les dépossède paradoxalement de ce qu’elles savent faire, de leurs qualités concrètes. J’ai nommé ladite évaluation par compétences, dont le principe sert aujourd’hui aussi bien à évaluer les « compétences à réussir dans la vie moderne » des élèves de 15 ans du monde entier (à travers des évaluations internationales qui contraignent les politiques publiques), qu’à fabriquer des évaluations nationales massives visant à contrôler les performances de l’école primaire française, qu’à évaluer par un « livret personnel de compétences » l’acquisition en fin de 3ème (au brevet des collèges) du « Socle commun de connaissance et de compétences »… qu’à évaluer les futurs enseignants dans leur « capacité » (et bientôt les enseignants eux-mêmes dans leur « efficacité ») à faire réussir leurs élèves, ou encore à calculer le « capital cognitif » de l’entreprise à travers l’évaluation systématique des compétences des employés en situation de travail (ou de pause)… En bref, un système fractal, dont l’étonnante diffusion dans le monde de l’éducation (mais pas seulement) impose d’en questionner globalement la logique.

Certes, la compétence « agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable » a de quoi choquer : mais n’est-ce pas le système sous-jacent d’évaluation qui l’est ? Un système qui voudrait que l’on puisse définir dans l’abstrait et évaluer par une série dépliable de comportements observables ce qui permet à une personne d’être performante dans son action. Mais qu’appelle-t-on « performance » ? Croit-on qu’une performance quelconque puisse être prédéfinie en dehors de tout contexte ? Et surtout, le critère de la performance est-il propre à mesurer la dimension éthique d’un comportement ? Si certains professeurs des écoles, pour ne prendre que cet exemple, décident de désobéir aux ordres du ministère et ne pas faire passer à leurs élèves les évaluations nationales, qu’ils aient tort ou raison, la raison se trouve dans leur intime conviction du caractère éthique de leur résistance : ils ont appris à obéir, non seulement à la loi qu’on leur impose mais aussi à celle qu’on « s’impose à soi-même » - selon la formule par laquelle Rousseau définissait la véritable et profonde liberté. Or, la modélisation normative des « situations de la vie moderne » (ou encore celle des comportements professionnels normalisés) nécessaire à l’évaluation des « compétences » de chacun interdit profondément de reconnaître cette dimension. Cette modélisation des comportements propres à caractériser une performance est bien plutôt l’un des principaux instruments de transformation de l’homme dit moderne en ce que Musil appelait un « homme sans qualités ». Autrement dit, un homme ne devant être par lui-même rien ni personne, n’avoir ni qualités ni affinité électives, ni aptitudes ni sens moral propres, mais « apprendre à être », à faire et à oublier pour mieux apprendre, afin d’être en permanence adaptable à une société présentée comme un horizon indépassable.

Alors oui, nous sommes contre ces paradoxales évaluations d’une capacité à agir de façon éthique… à condition que l’éthique en question s’accorde à la loi. Nous sommes contre la perversité d’un système qui prétend exiger du fonctionnaire qu’il ait un endosquelette… tout en lui demandant de se conformer à l’exosquelette. Mais c’est que nous sommes profondément contre un système d’évaluation qui étouffe la capacité de chacun, qu’il soit professeur ou élève, fonctionnaire ou non, à s’autodéterminer dans son action. Et qui, sous prétexte d’évaluer efficacement ses compétences à agir efficacement, le dépossède en réalité de ses compétences concrètes.

[1] Cf. Tribune de Libération du 16-6-2010.