|
Origine :http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article204
Apparue dans les textes réglementaires en 2006 (arrêté
du 19 décembre), la liste des dix compétences que
doit avoir acquis l’enseignant lors de sa formation n’a
alors pas fait de bruit : il est vrai qu’elle ne faisait pas
encore l’objet d’une épreuve aux concours de
recrutement. Puis, c’est arrivé, pour certains concours,
les professeurs des écoles, d’histoire géographie
ou encore de sciences économiques et sociales étant
appelés depuis 2007 à passer une épreuve obligatoire
de validation de la compétence n°1 : « agir en
fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique
et responsable ». Puis, l’épreuve s’est
généralisée à tous les concours de recrutement,
et c’est alors que la polémique a fait surface, certains
membres du jury de l’agrégation externe de philosophie
menaçant même de se démettre si cette épreuve
n’était pas supprimée [1]
Cette polémique, ainsi que le sentiment d’illégitimité
qui l’a fait naître, ne doivent pourtant pas cacher
le système, que dis-je ?, la maladie, dont ladite épreuve
n’est malheureusement qu’un symptôme : une évaluation
devenue systématique et qui, sous prétexte d’évaluer
les compétences des personnes, autrement dit leurs performances
réelles lorsqu’elle seraient placées en situation
de vie ou de travail, les dépossède paradoxalement
de ce qu’elles savent faire, de leurs qualités concrètes.
J’ai nommé ladite évaluation par compétences,
dont le principe sert aujourd’hui aussi bien à évaluer
les « compétences à réussir dans la vie
moderne » des élèves de 15 ans du monde entier
(à travers des évaluations internationales qui contraignent
les politiques publiques), qu’à fabriquer des évaluations
nationales massives visant à contrôler les performances
de l’école primaire française, qu’à
évaluer par un « livret personnel de compétences
» l’acquisition en fin de 3ème (au brevet des
collèges) du « Socle commun de connaissance et de compétences
»… qu’à évaluer les futurs enseignants
dans leur « capacité » (et bientôt les
enseignants eux-mêmes dans leur « efficacité
») à faire réussir leurs élèves,
ou encore à calculer le « capital cognitif »
de l’entreprise à travers l’évaluation
systématique des compétences des employés en
situation de travail (ou de pause)… En bref, un système
fractal, dont l’étonnante diffusion dans le monde de
l’éducation (mais pas seulement) impose d’en
questionner globalement la logique.
Certes, la compétence « agir en fonctionnaire de l’Etat
et de façon éthique et responsable » a de quoi
choquer : mais n’est-ce pas le système sous-jacent
d’évaluation qui l’est ? Un système qui
voudrait que l’on puisse définir dans l’abstrait
et évaluer par une série dépliable de comportements
observables ce qui permet à une personne d’être
performante dans son action. Mais qu’appelle-t-on «
performance » ? Croit-on qu’une performance quelconque
puisse être prédéfinie en dehors de tout contexte
? Et surtout, le critère de la performance est-il propre
à mesurer la dimension éthique d’un comportement
? Si certains professeurs des écoles, pour ne prendre que
cet exemple, décident de désobéir aux ordres
du ministère et ne pas faire passer à leurs élèves
les évaluations nationales, qu’ils aient tort ou raison,
la raison se trouve dans leur intime conviction du caractère
éthique de leur résistance : ils ont appris à
obéir, non seulement à la loi qu’on leur impose
mais aussi à celle qu’on « s’impose à
soi-même » - selon la formule par laquelle Rousseau
définissait la véritable et profonde liberté.
Or, la modélisation normative des « situations de la
vie moderne » (ou encore celle des comportements professionnels
normalisés) nécessaire à l’évaluation
des « compétences » de chacun interdit profondément
de reconnaître cette dimension. Cette modélisation
des comportements propres à caractériser une performance
est bien plutôt l’un des principaux instruments de transformation
de l’homme dit moderne en ce que Musil appelait un «
homme sans qualités ». Autrement dit, un homme ne devant
être par lui-même rien ni personne, n’avoir ni
qualités ni affinité électives, ni aptitudes
ni sens moral propres, mais « apprendre à être
», à faire et à oublier pour mieux apprendre,
afin d’être en permanence adaptable à une société
présentée comme un horizon indépassable.
Alors oui, nous sommes contre ces paradoxales évaluations
d’une capacité à agir de façon éthique…
à condition que l’éthique en question s’accorde
à la loi. Nous sommes contre la perversité d’un
système qui prétend exiger du fonctionnaire qu’il
ait un endosquelette… tout en lui demandant de se conformer
à l’exosquelette. Mais c’est que nous sommes
profondément contre un système d’évaluation
qui étouffe la capacité de chacun, qu’il soit
professeur ou élève, fonctionnaire ou non, à
s’autodéterminer dans son action. Et qui, sous prétexte
d’évaluer efficacement ses compétences à
agir efficacement, le dépossède en réalité
de ses compétences concrètes.
[1] Cf. Tribune de Libération du 16-6-2010.
|
|