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Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article210
La crise économique, historique et culturelle qui traverse
nos sociétés, sous des modes et formes différentes,
structure un paysage de menace autour de l’institution scolaire
et des pratiques éducatives. Une subjectivité et un
ensemble de politiques de l’immédiat disciplinent et
formatent le champ pédagogique actuel. La pédagogie
qu’on nous impose se veut exercice de développement
d’armes pour la vie et le sens de l’humain à
éduquer tend à devenir celui d’un homme sans
qualités sur lequel l’éducateur est convié
à coller des « compétences clés »
pour une réussite dans la vie essentiellement définie
par le critère de l’employabilité. Dans cette
« nouvelle » école, on n’enseigne plus
à l’être humain pour ce qu’il est, mais
pour ce qu’il vaut. La connaissance n’a de valeur que
si elle répond aux besoins du marché, si on peut lui
accorder une valeur marchande.
En provenance essentiellement du monde de l’entreprise et
relayée par une volonté technocratique d’optimiser
l’efficacité des systèmes éducatifs,
l’approche par compétences dans l’éducation
s’introduit dans tous les pays (du Nord comme du Sud, à
tous les niveaux des systèmes éducatifs, dans l’enseignement
général comme technique), au mépris du terrain
et vole un temps précieux à celui d’enseigner
et d’éduquer. Se présentant tantôt sous
la forme de programmes ou pédagogies par compétences,
tantôt sous de nouvelles formes d’évaluation
très standardisées (quand ce n’est pas sous
les trois), elle impose une logique essentiellement évaluatrice
et normalisatrice du comportement, tendant à rabattre le
sens de l’efficacité scolaire sur l’efficacité
économique et à discréditer les connaissances.
Nous pensons que, pour paraphraser Hannah Arendt, on ne saurait
éduquer sans un minimum d’étanchéité
de l’école aux impératifs de la recherche d’un
emploi.
Nos enfants ne marchent pas tous sur le même chemin. Leurs
qualités, affinités électives et ancrages socioculturels
conditionnent l’état de ce chemin. Mais cela ne justifie
pas que nous les appréhendions essentiellement sous la forme
du manque comme le veulent les adeptes du modèle éducatif
fondé sur les compétences. Lorsque nos institutions
déterminent par exemple, à travers un « socle
» de compétences, « ce que nul n’est censé
ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se
trouver marginalisé1 », que font-elles sinon entériner
la fracture sociale et rendre les futurs exclus (et leurs enseignants)
responsables d’une exclusion dont les racines sont ailleurs
? Comment pouvons-nous instruire et éduquer sous une telle
menace ? Les compétences clés deviendront pour nos
élèves un malheureux passeport pour la survie, nous
invitant à faire un tout autre métier : construire
artificiellement des comportements efficaces professionnellement
et utilisables économiquement. En la matière, l’expérience
québécoise est éloquente. La réforme
fondée sur les compétences, imposée depuis
maintenant plus de dix ans, a produit des ravages tels qu’aujourd’hui,
ce sont les fondements mêmes de l’école publique
qui sont ébranlés.
Éduquer, nous en sommes convaincus, est autre chose. Non
que nous soyons agrippés aux formes académiques du
passé : l’école doit répondre aux enjeux
de son temps. L’un de nos défis est très certainement
de parvenir à transmettre des connaissances et des savoir-faire
qui « servent » aux élèves, non au sens
d’une pure et simple efficacité économique et
individuelle, mais d’une efficacité multiple, du sens
donné au passé et au monde, de l’engagement
dans la construction de l’avenir de la société…
Mais ce défi, aucune politique décidée dans
l’abstrait, encore moins depuis des standards économiques
et d’efficacité à courte vue, ne pourra le relever.
Nous revendiquons l’expertise quant à la nécessaire
invention, quotidienne et soutenue, de notre métier, l’enseignement.
Et nous exigeons des instances qui nous dirigent de préférer
à toute logique de pouvoir séparateur et brutal, l’accompagnement
des pratiques, des recherches et expertises du terrain, afin de
permettre aux enseignants de potentialiser leur puissance d’agir
et de relever les défis d’une école qu’ils
sont le mieux placés pour connaître.
Normand Baillargeon, professeur et essayiste, UQAM (Québec)
; Gérald Boutin, professeur en sciences de l’éducation,
UQAM (Quebec) ; Michel Bougard, historien des sciences, Université
de Mons (Belgique), Fanny Capel, professeur agrégée
de lettres, membre de l’association Sauver les lettres. Robert
Comeau, historien, professeur associé, UQAM (Québec),
Kaddour Chouicha, enseignant chercheur, Université des sciences
et de la technologie d’Oran (Algérie), Huguette Cordelier,
ex-enseignante spécialisée, fondatrice de Sud Education
(France). Charles Courtois, professeur CMRSJ (Québec) ; Liliana
Degiorgis, sociologue, directrice du laboratoire de recherche de
EDUCA (République Dominicaine) ; Angélique del Rey,
professeur de philosophie et essayiste (France) ; Joseph Facal,
professeur agrégé, HEC Montréal (Québec),
Luis Javier Garcés, Dr. en Education, enseignant-chercheur
de l’Université Nationale de San Juan (Argentine) ;
Willi Hajek, formateur syndical, TIE (Allemagne) ; Nico Hirtt, enseignant
chercheur (Belgique) ; Ken Jones, professeur en éducation,
Université de Londres (Angleterre) ; Sylvain Mallette, vice-président
à la vie professionnelle de la FAE (Québec) ; Estela
Miranda, Dr en Education, directrice du doctorat en Sciences de
l’Education de l’Université Nationale de Córdoba
(Argentine), Rosa Nunez, membre de l’institut Paulo Freire
du Portugal et professeur à la Faculté de Psychologie
et de Sciences de l’éducation de l’université
de Porto (Portugal) ; François Robert, consultant indépendant
en éducation (France), Juan Ruiz, Dr. en Education, enseignant-chercheur
de l’Université Nationale de la Patagonie Australe
(Argentine), Pierre Saint-Germain, Président de la FAE (Québec).
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