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Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article41
Nous vivons ce que l’on peut appeler une époque triste,
si par tristesse nous entendons ce que recouvraient les "passions
tristes" telles que les décrivait Spinoza, parmi lesquelles
la mélancolie, la crainte, le désespoir, l’envie,
etc., qui nous empêchent d’agir d’après
notre puissance. La réalité devient ainsi de plus
en plus "virtuelle", les hommes et les femmes se sentent
au quotidien impuissants pour changer leur vie, impuissance et tristesse
constituant un véritable cercle vicieux qui s’auto-alimente.
Petit à petit, nous perdons pied dans ce qu’il faut
pourtant bien appeler "notre vie", notre quotidien subit
un processus de déréalisation et nous devenons alors
dans cette société du spectacle et de la séparation
les spectateurs passifs de notre propre vie.
Au milieu de ce concert de voix inquiétantes, une clameur
s’élève, funeste et barbare, la voix du fascisme,
qui propose la fascination d’un ordre supérieur à
tous ceux qui sentent que le monde n’est pas "comme il
devrait être". De petites gens, des gens du quotidien,
comme nous les présentent les mass-média, trouvent
dans la jouissance du mal l’évocation d’un pouvoir
qui finalement ouvrirait ses portes pour eux. Les sirènes
du fascisme promettent à travers leurs aboiements hystériques
des certitudes et un point d’ancrage, aberrants et imaginaires
certes, mais qui ont d’autant plus d’effet qu’ils
s’adressent à celles et ceux qui essayent par tous
les moyens de sortir du malaise de notre époque. Le mal,
la haine, le refus de l’autre, apparaissent ainsi comme un
foyer douillet où enfin on se retrouvera "entre nous",
loin de tous ces corps étrangers, virus et autres maux qui
menaceraient la vie. Dans son besoin de certitude, le fascisme fait
pourtant à tel point barrage contre tout ce qui menacerait
la vie, qu’il ne peut finalement que l’étouffer.
Car comme l’écrivait Jankélévitch : "Si
le devenir est la seule manière d’être de l’être,
celui qui refuse de devenir aspire par là-même au néant."
Le néant et la mort, tel est ainsi l’idéal "de
vie" auquel s’accrochent aujourd’hui de plus en
plus de nos contemporains.
En face, sur le trottoir radicalement opposé, on trouve
ceux qui s’opposent à la montée du fascisme.
En face, il faut le souligner, car l’idéologie consensualiste
post-moderne actuelle a du mal à comprendre que dans notre
société tout n’est pas uniquement question de
dialogue, mais qu’il y a parfois des affrontements qu’il
faut savoir assumer. Du côté donc des antifascistes,
une tentation dangereuse existe. Elle consiste à s’opposer
au fascisme et à la situation qui permet son existence dans
un mouvement de contestation "en bloc". C’est comme
si les gens se disaient : "cette situation, cette époque
ne me plaît pas". On se place ainsi par ce geste dans
la position du spectateur du monde qui depuis une extériorité
supposée par rapport au spectacle contemplé, déclare
que ce monde-là ne lui convient pas. Les "changer le
monde" et "changer la vie" deviennent ainsi petit
à petit un "changez-moi ce monde que je ne saurais voir".
Au spectacle du pouvoir et de la montée du fascisme, on ne
saurait pourtant opposer de façon efficace le spectacle d’une
contestation globale et totalisante. Car qui est ce sujet qui regarde
le monde depuis l’extérieur pour le déclarer
"non souhaitable" ? Voilà bien la figure typique
de la "belle âme" qui n’aime pas l’ordre
des choses mais qui ne peut pas non plus le changer. Car tel est
le sort de tous ceux et celles qui prétendent regarder la
situation, l’époque, en extériorité pour
la juger, c’est-à-dire qui se condamnent à l’impuissance.
Penser le monde ou la situation en terme de globalité, de
totalité est ainsi la structure même d’une pensée
impuissante. Nous ne pouvons pas contester globalement la situation,
il faut au contraire pouvoir se penser comme un habitant de la situation,
pouvoir accepter la situation, peut-être même pouvoir
l’aimer, et ce, non pas pour tomber dans un réalisme
conformiste, mais bien au contraire parce que c’est seulement
en assumant la situation quelle qu’elle soit que des flux
et des voies de liberté peuvent exister.
Nous sommes dans une époque noire et il ne sert à
rien de s’indigner et de pousser des cris d’horreur,
car cette époque est la nôtre et dans une époque
obscure, la joie n’est pas à penser comme une promesse
messianique venant couronner la fin de l’époque, mais
bien au contraire, la joie, sous la forme de la liberté,
la solidarité, existe dans la mesure où l’on
est capable de la créer et de la produire ici et maintenant,
au coeur même de notre époque obscure. S’opposer
au fascisme, lui barrer la route, le dénoncer est toujours
certes nécessaire, mais pour faire réellement reculer
le fascisme il faut s’attaquer à ce qui est son bouillon
de culture, à savoir les éléments tristes de
notre époque, les éléments qui rendent la vie
unidimensionnelle.
Plus il y aura d’expériences de solidarité,
de justice, de pensée, d’art, plus on développera
des dimensions multiples de notre vie - non pas dans le sens d’un
épanouissement personnel, mais dans le sens d’engendrer
les mille dimensions dont chaque situation est porteuse - et moins
le fascisme aura prise sur les hommes et les femmes de notre époque,
car, et voilà le secret, la bête immonde est impuissante
à avaler autre chose que des hommes unidimensionnels devenus
l’ombre d’eux-mêmes, elle ne peut exercer son
pouvoir que sur une société qui, parce qu’obsédée
par la survie, ne pourra pas se vacciner contre les idéaux
de mort. Mais elle ne peut rien contre une société
où l’on aura cessé de penser en termes de survie
pour passer à l’éclatement de la vie. Arrêtons
alors de nous demander dans quelle situation et à quelle
époque on aurait bien aimé vivre, afin d’être
en mesure de développer ici et maintenant cette vie et cette
liberté qui nous appellent comme un véritable défi.
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