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Une époque triste, et comment la vivre.
Collectif malgré tout
mardi 13 juin 2006

Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article41

Nous vivons ce que l’on peut appeler une époque triste, si par tristesse nous entendons ce que recouvraient les "passions tristes" telles que les décrivait Spinoza, parmi lesquelles la mélancolie, la crainte, le désespoir, l’envie, etc., qui nous empêchent d’agir d’après notre puissance. La réalité devient ainsi de plus en plus "virtuelle", les hommes et les femmes se sentent au quotidien impuissants pour changer leur vie, impuissance et tristesse constituant un véritable cercle vicieux qui s’auto-alimente. Petit à petit, nous perdons pied dans ce qu’il faut pourtant bien appeler "notre vie", notre quotidien subit un processus de déréalisation et nous devenons alors dans cette société du spectacle et de la séparation les spectateurs passifs de notre propre vie.

Au milieu de ce concert de voix inquiétantes, une clameur s’élève, funeste et barbare, la voix du fascisme, qui propose la fascination d’un ordre supérieur à tous ceux qui sentent que le monde n’est pas "comme il devrait être". De petites gens, des gens du quotidien, comme nous les présentent les mass-média, trouvent dans la jouissance du mal l’évocation d’un pouvoir qui finalement ouvrirait ses portes pour eux. Les sirènes du fascisme promettent à travers leurs aboiements hystériques des certitudes et un point d’ancrage, aberrants et imaginaires certes, mais qui ont d’autant plus d’effet qu’ils s’adressent à celles et ceux qui essayent par tous les moyens de sortir du malaise de notre époque. Le mal, la haine, le refus de l’autre, apparaissent ainsi comme un foyer douillet où enfin on se retrouvera "entre nous", loin de tous ces corps étrangers, virus et autres maux qui menaceraient la vie. Dans son besoin de certitude, le fascisme fait pourtant à tel point barrage contre tout ce qui menacerait la vie, qu’il ne peut finalement que l’étouffer. Car comme l’écrivait Jankélévitch : "Si le devenir est la seule manière d’être de l’être, celui qui refuse de devenir aspire par là-même au néant." Le néant et la mort, tel est ainsi l’idéal "de vie" auquel s’accrochent aujourd’hui de plus en plus de nos contemporains.

En face, sur le trottoir radicalement opposé, on trouve ceux qui s’opposent à la montée du fascisme. En face, il faut le souligner, car l’idéologie consensualiste post-moderne actuelle a du mal à comprendre que dans notre société tout n’est pas uniquement question de dialogue, mais qu’il y a parfois des affrontements qu’il faut savoir assumer. Du côté donc des antifascistes, une tentation dangereuse existe. Elle consiste à s’opposer au fascisme et à la situation qui permet son existence dans un mouvement de contestation "en bloc". C’est comme si les gens se disaient : "cette situation, cette époque ne me plaît pas". On se place ainsi par ce geste dans la position du spectateur du monde qui depuis une extériorité supposée par rapport au spectacle contemplé, déclare que ce monde-là ne lui convient pas. Les "changer le monde" et "changer la vie" deviennent ainsi petit à petit un "changez-moi ce monde que je ne saurais voir". Au spectacle du pouvoir et de la montée du fascisme, on ne saurait pourtant opposer de façon efficace le spectacle d’une contestation globale et totalisante. Car qui est ce sujet qui regarde le monde depuis l’extérieur pour le déclarer "non souhaitable" ? Voilà bien la figure typique de la "belle âme" qui n’aime pas l’ordre des choses mais qui ne peut pas non plus le changer. Car tel est le sort de tous ceux et celles qui prétendent regarder la situation, l’époque, en extériorité pour la juger, c’est-à-dire qui se condamnent à l’impuissance.

Penser le monde ou la situation en terme de globalité, de totalité est ainsi la structure même d’une pensée impuissante. Nous ne pouvons pas contester globalement la situation, il faut au contraire pouvoir se penser comme un habitant de la situation, pouvoir accepter la situation, peut-être même pouvoir l’aimer, et ce, non pas pour tomber dans un réalisme conformiste, mais bien au contraire parce que c’est seulement en assumant la situation quelle qu’elle soit que des flux et des voies de liberté peuvent exister.

Nous sommes dans une époque noire et il ne sert à rien de s’indigner et de pousser des cris d’horreur, car cette époque est la nôtre et dans une époque obscure, la joie n’est pas à penser comme une promesse messianique venant couronner la fin de l’époque, mais bien au contraire, la joie, sous la forme de la liberté, la solidarité, existe dans la mesure où l’on est capable de la créer et de la produire ici et maintenant, au coeur même de notre époque obscure. S’opposer au fascisme, lui barrer la route, le dénoncer est toujours certes nécessaire, mais pour faire réellement reculer le fascisme il faut s’attaquer à ce qui est son bouillon de culture, à savoir les éléments tristes de notre époque, les éléments qui rendent la vie unidimensionnelle.

Plus il y aura d’expériences de solidarité, de justice, de pensée, d’art, plus on développera des dimensions multiples de notre vie - non pas dans le sens d’un épanouissement personnel, mais dans le sens d’engendrer les mille dimensions dont chaque situation est porteuse - et moins le fascisme aura prise sur les hommes et les femmes de notre époque, car, et voilà le secret, la bête immonde est impuissante à avaler autre chose que des hommes unidimensionnels devenus l’ombre d’eux-mêmes, elle ne peut exercer son pouvoir que sur une société qui, parce qu’obsédée par la survie, ne pourra pas se vacciner contre les idéaux de mort. Mais elle ne peut rien contre une société où l’on aura cessé de penser en termes de survie pour passer à l’éclatement de la vie. Arrêtons alors de nous demander dans quelle situation et à quelle époque on aurait bien aimé vivre, afin d’être en mesure de développer ici et maintenant cette vie et cette liberté qui nous appellent comme un véritable défi.