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Pour le Collectif 53
Miguel Benasayag, Mathurin Bolze, Sylvie Blum, Carmen Castillo,
Mary Chebbah, Jean-Baptiste Eyraud, Valérie Lang, Maguy Marin,
Stanislas Nordey, Julie Paratian, François Tanguy, François
Verret
L’été 2003 restera longtemps dans la mémoire
collective. Notre société se comporte comme s’il
y avait «des humains en trop», des surnuméraires.
Nous sommes à notre manière de ceux-là. Nous,
les surnuméraires de l’art et de la culture, nous nous
adressons aux autres surnuméraires, ceux qui le sont déjà
ou ceux en voie de le devenir. Chez les surnuméraires, nous
sommes parmi les plus «inutiles» de tous. Parce que
nous ne servons à personne, sinon à tout le monde,
nous vous parlons. Nous sommes peut-être votre miroir. Parmi
nous, bien sûr, il y a des différences. Nous sommes
nombreux. Certains plus protégés que d'autres. Il
y a des contradictions, des désaccords. On voudrait nous
opposer, peut-être même nous opposer à vous,
les autres surnuméraires.
On nous parle de rationalité, d’économie, de
crise, mais à la fin de tous ces discours, on se trouve toujours
avec la même conclusion: il y a des humains en trop. Alors,
on licencie, on expulse, on surveille, on emprisonne, on crée
la méfiance. L’autre, le «pas moi», l’autre,
n’est plus ni parfum, ni musique, il est devenu le bruit et
l’odeur. C’est la guerre des pauvres entre eux, et la
solidarité est criminalisée.
Tout ça au nom de la rationalité, mais de quelle
rationalité ? Les villes que la rationalité comptable
a construites, sont propres, fonctionnelles, sauf que personne ne
veut y habiter, car la vie n'y est plus. On doit se contenter de
survivre, et encore, sans faire de bruit, sans déranger,
et sous haute surveillance. Chaque plan quinquennal soviétique
était irréprochable, sauf qu'il avait comme conséquence
la mort de millions de paysans. La vie dans les plans est parfaite,
à ceci près qu’elle y disparaît. Aujourd’hui,
il n’y a plus de «soviétiques», c’est
au nom du réalisme, de la loi du marché, que l’on
marche au pas, et s’il n’y a plus de commissaires politiques,
c’est parce que chacun de nous l’est devenu un peu.
Notre système a réussi à implanter un mirador
dans chaque tête. Les lois de l’économie, nos
nouveaux dieux, exigent le sacrifice des inutiles, le salut exclusif
pour ce qui est utile, mais utile pour qui ? Ce qui est utile pour
la rationalité économique, ne coïncide pas toujours
avec la vie. Voyez cet homme, contaminé par la logique utilitariste,
qui voulait éduquer un âne à vivre sans manger.
Il lui donnait à manger un jour sur deux, puis un jour sur
trois et ainsi de suite. Pas de chance, quand celui-ci eut vraiment
appris à vivre sans manger, il est mort. Ou encore, ces nourrissons
bien alimentés et bien propres, mais privés de l’attention
et de la tendresse des infirmières, qui mourraient quand
même. On ne comprenait pas. Ils avaient, certes, ce qui d’un
point de vue simpliste est considéré comme utile,
ce qui satisfait les besoins primaires, mais juste assez pour survivre,
pas assez pour vivre. De la même façon, plan après
plan, la vie disparaît à la plus grande surprise de
ceux qui veulent simplement, disent-ils, nous épargner «l’inutile»,
simplement dégraisser la machine. Car c’est quand le
pouvoir commence à dicter ce qui «est utile»
et ce qui est «inutile», que la vie même est en
danger. Nous sommes montrés du doigt accusateur par les maîtres
«vous n’êtes pas utiles, pas assez rentables,
il faut rationaliser tout ça» et ils cherchent la complicité
des autres secteurs de la société.
«Regardez, regardez … ils veulent faire du théâtre,
de la danse, des films, de la musique … alors que c’est
la crise, vous êtes bien d’accord avec nous, c’est
un scandale !» Mais hier, ils disaient... «Regardez,
regardez, ils sont vieux, et ils vivent «trop» longtemps,
vous n’allez quand même pas payer pour eux !»
Sans oublier, quand ils disent,
«Regardez, regardez
Ils ne sont pas de chez nous
Ils n’ont pas de maison
Ils ne produisent pas de bénéfices
Ils sont handicapés, ils nous coûtent très cher
Ils sont en taule, et ils veulent des droits
Ils veulent une école qui ne soit pas soumise aux entreprises
Ils... ils... ils...»
Et à chaque fois, le conditionnement avance en créant
des désaccords entre les victimes, des complicités
avec les maîtres. Ils vous disent encore : «Mais, vous
qui n’est pas comme eux, vous êtes Français…vous
avez un travail…vous êtes blanc…vous êtes
jeune….vous êtes...». Et l’autre n’est
plus seulement le bruit et l’odeur, mais «l’insécurité».
Celui qui peut vous piquer votre boulot, votre maison, votre mobylette...
votre rien. Rationaliser veut dire gommer les différences,
supprimer les diversités peu «rentables». La
dérive économique projette par exemple d’éliminer
la biodiversité: un monde bien rangé, bien discipliné,
n’aurait pas besoin de tant d’espèces. Mais qui
peut vraiment savoir ce qu’impliquera la disparition d’ici
50 ans de la moitié des espèces vivantes ? Personne.
Ces espèces n’existent pas dans des mondes clos, dans
des mondes étanches, et leur disparition ne manquerait donc
pas de nous emporter en bonne partie. Le monde réel, n’en
déplaise aux économistes, est très «mélangé»,
il relève d’une constellation indissociable, ou au
moins non amputable en toute impunité pour ceux qui restent.
La biodiversité, c’est aussi les métèques,
les sans papiers, virés, eux aussi. Mais s’ils nous
laissent «entre nous», si nous les laissons partir...
nous perdons à jamais une partie de nous-mêmes. A chaque
fois, que l’(ir)rationnel «économique»
élimine un secteur de la société, ceux qui
restent, ne restent jamais «entiers», le problème
de l’exclusion est, avant et surtout, qu’elle rend malade
de mort la société qui exclut. En fait de «rationalité»
économique, il s’agit en effet d’une véritable
irrationalité fondée sur une croyance aveugle en la
toute puissance de la logique utilitariste. Mais rien n’est
maîtrisé. Ses résultats sont hasardeux, voire
désastreux pour la vie. Rationaliser veut dire... faire table
rase des problèmes. Seul petit inconvénient, les «problèmes»
pour notre société, ce sont les corps, les humains.
Dégraisser, délocaliser, programmer … difficile
d’être plus raisonnable, plus rationnel, ils veulent
juste «enlever l’inutile»...
Mais l’inutile des marchands est le fondement de la vie pour
nous. Et si l’on continue à enlever l’inutile
selon la logique néolibérale, la vie même est
en danger. La vie est inutile, le sens de la vie est immanent. Nous
sommes ceux qui rappellent une chose très simple à
la société: nous ne savons pas pourquoi nous nous
levons le matin, pourquoi nous aimons, pourquoi … nous vivons.
TChong Tse écrivait : «Tout le monde connaît
l’utilité de l’utile mais personne ne connaît
l’utilité de l’inutile». L’inutile,
c’est la vie, c’est l’art, c’est l’amitié,
c’est l’amour, c’est ce que nous cherchons au
quotidien comme fondement de tout ce qui, de surcroît, est
vraiment utile, tout ce qui a vraiment de la valeur. Nous, les surnuméraires
de l’art, nous sommes ce rappel quotidien et insupportable
pour le pouvoir du «non sens» de la vie, fondateur de
tout sens.
Les Indiens disent aux pouvoirs qui les écrasent : «Vous
ne pouvez rien nous offrir, car nous sommes déjà morts».
Ils entendent par là que pour eux, une survie, où
l’on désire ce que le maître peut nous offrir,
c’est une mort. Pourtant, comme eux, nous réclamons
des droits, comme eux, nous défendons des acquis, car pour
eux comme pour nous, droits et acquis ne sont pas des possessions
du maître, c’est ce qui nous appartient. Le «nous
sommes déjà morts» est paradoxalement un chant
à la vie, car il affirme tout simplement «Tu ne m’auras
pas comme complice … ce que tu m’offres en échange
de ma survie ne mérite pas que je laisse tomber l’autre.
Bien sûr, toi, tu crois que je devrais être content
et dire merci, parce que n’est pas encore venu le temps que
pleuvent les coups sur moi.» Eh bien non. Que personne ne
se trompe, il ne s’agit pas aujourd’hui de revendications
sectorielles, de querelles de clocher, car ce qui est en jeu, c’est
la résistance à un modèle de société,
à un modèle de discipline, à un mode d’oppression,
à la vie devenue tristesse. La production capitaliste est
diffuse et inégale. C’est pour cela que la lutte, la
résistance doivent être multiples mais aussi solidaires.
Il n’y a pas de libération individuelle ou sectorielle.
La liberté ne se conjugue qu’en termes universels,
ou, dit autrement: ma liberté ne s’arrête pas
là où commence celle de l’autre, mais ma liberté
n’existe que sous la condition de la liberté de l’autre.
Aujourd'hui nous sommes tous face à un choix de société,
non pas à un choix abstrait, lointain, mais à un choix
qui implique la façon dont nous allons continuer à
vivre très concrètement. Nous ne parlons pas de sociétés
idéales, ou de modèles politiques à suivre,
mais de formes concrètes de vie, dans le seul monde possible
qui est celui- ci. Soit nous désirons à vide et de
façon velléitaire un «autre monde», et
nous subissons la voie de l'utilitarisme. Soit nous assumons ce
monde qui est le nôtre aujourd’hui, ici et maintenant,
celui où le corps, des corps commencent à se mettre
en mouvement. Autant dire, soit nous nous contentons de la survie
disciplinaire, de la tristesse, soit nous résistons et construisons
la vie, joyeuse et multiple, donc solidaire.
Nous, nous ne voulons pas que la vie ait comme sens unique celui
de l’utilitarisme. Celui où tout sert à quelque
chose, où il y a toujours un but, une fonction pré-établie.
Car dans le «sens unique», il ne reste plus de temps
pour réfléchir, pour questionner…nous sombrons
alors dans la société de l’urgence, de toutes
les urgences. Et, l’urgence est la meilleure façon
de discipliner les gens. «Nous sommes d’accord, disent
les maîtres, bien sûr, mais plus tard, plus tard»
C’est plus tard pour la vie.
C’est plus tard pour la dignité.
C’est toujours plus tard pour la solidarité.
Pour le moment, c’est l’urgence, et ils adorent ça,
nos maîtres, les temps d’urgence, «Branle bas
de combat... et je ne veux plus voir qu’une seule tête».
Et ces artistes qui questionnent sans cesse le sens de la vie !
Mais quelle drôle d’idée ! On se contenterait
bien de les voir faire un peu de cirque pour amuser les gens, et
l’économie, bien sûr, dirigerait aussi le cirque
et les clowns deviendraient des fous du roi. Les maîtres ne
se trompent pas. Notre choix de vie implique un choix de société
: celle qui ne veut pas seulement éduquer utile, penser utile,
armer les enfants pour l’avenir, gérer efficace, aller
vite, produire plus. Une société où la pensée,
la poésie, la philosophie, la rêverie ne sont pas considérées
comme hors programme. Où la notion de gratuité du
temps, de l’échange, sont à nouveau une évidence.
Et si nous refusons l’utilitarisme, ce n’est pas parce
qu’il représente un modèle de vie qui nous déplaît,
mais c’est au nom de la vie elle-même... Cela fait-il
de nous des gens ridicules? Oui, mais aux yeux d’un pouvoir
qui se cache derrière le «sérieux gestionnaire».
Et ce sérieux-là, justement, nous ne le trouvons
pas très sérieux. Attention, ils nous désignent
comme des surnuméraires, et pour beaucoup de gens, tomber
sous cette désignation-là, revient aujourd’hui,
à une condamnation grave : chômage, arrêt de
soins, fin de droits, expulsion, isolement, mort. Alors, plutôt
que d’essayer de nier, nous disons, oui nous sommes des surnuméraires,
mais seulement dans VOTRE modèle de société
et même si votre modèle est aujourd’hui dominant,
la vie, elle, continue, à travers la création, la
solidarité, la pensée, la résistance.
Nous parlons pour les «surnuméraires» qui sont
partis cet été. Une société qui est
capable de laisser mourir ses «inutiles», ses «vieux»,
est une société qui n’a plus d’histoire,
qui n’a plus de dignité, car les ancêtres ont
pour toujours disparu, en laissant la place à cette nouvelle
catégorie de l’économie, le troisième
âge.
A cette société-là, qui cache ses faibles,
qui oublie ses vieux, qui expulse les handicapés derrière
des murs pour oublier sa fragilité, c’est-à-dire
la condition humaine, à cette société-là,
nous, qui nous déclarons et nous revendiquons «surnuméraires»,
nous lui disons que la résistance est devenue la seule forme
de vie qui nous semble encore digne d’être vécue.
Nous n’avons pas, pour contester, pour résister, à
nous déguiser en ministres alternatifs, nous n’avons
pas à singer les gestes du pouvoir. Le sérieux ne
réside pas dans les formes, mais dans le désir et
la construction de la solidarité, ici et maintenant. Nous
comprenons en revanche très bien le message des maîtres
: «Tente de te sauver seul, prends la place de celui qui vient
d’être viré». Pour nous, la seule idée
de se «sauver seuls» est l’image de se perdre
à jamais. Ceux qui nous comprennent, comme nous, désirent
la vie. Ceux qui disent ne pas nous comprendre, en réalité
ont déjà choisi leur camp, celui de la survie. Le
choix n’est pas entre être fort ou être faible,
car la réalité la plus profonde de la vie est que
nous sommes une constellation où tout est nécessaire,
et c’est cela que nous nommons fragilité. Nous sommes
ceux qui rappellent cette fragilité-là. Nous ne voulons
ni plus de force ni nous extraire tous seuls de la faiblesse. Nous
déclarons du fond de notre «rien du tout » qu’au
delà de la force et de la faiblesse, existe cette fragilité,
tout simplement la vie. Nous sommes des surnuméraires entourés
d’autres surnuméraires déjà disparus,
en danger, ou de futurs surnuméraires, surnuméraires
sans passé, sans avenir.
Aujourd’hui, on crie haro sur le désir. On nous dit
que nous sommes les fainéants qui veulent une vie dans le
désir, l’art, la pensée, pendant que, eux, «sérieusement»
veulent et imposent une vie disciplinée par la finance. La
seule vie sérieuse serait la vie qui, en tournant le dos
au désir, se disciplinerait aux besoins. Besoins, normés,
créés, énoncés par le pouvoir économique.
Et ils nous invitent à prendre la place de «fonctionnaires
de la culture» dans leur société. Nous, nous
vous disons, que c’est vrai, nous sommes désirants.
Car, tout changement social doit commencer par une exploration et
le déploiement de nouvelles et plus puissantes formes de
désirer. L’histoire nous l’a appris, ceci n’est
pas faisable depuis un pouvoir central. L’art répond
à la nécessité naturelle de vivre et de se
développer dans la multidimensionalité des situations,
c’est pourquoi, aujourd’hui, depuis l’art, on
peut résister au formatage unidimensionnel de la vie. L’espace,
les espaces de l’art, ont toujours été ces espaces
publics, ces véritables laboratoires sociaux, où les
gens expérimentent, d’autres dimensions, d’autres
«esthétiques de vie». Ce monde unifié,
qui est un monde devenu marchandise, s’oppose à la
multiplicité, aux infinies dimensions du désir, de
l’imagination et de la création. Et il s’oppose
fondamentalement à la justice... Résister, c’est
créer et développer des contre-pouvoirs et des contre-cultures.
La création artistique n’est pas un luxe des hommes,
c’est une nécessité vitale dont la grande majorité
se trouve pourtant privée. Dans la société
de la tristesse, l’art a été séparé
de la vie et, même, l’art est de plus en plus séparé
de l’art lui-même, possédé, gangrené
qu’il est par les valeurs marchandes. Nous, les surnuméraires
de l’art, nous luttons donc, pour que la création dépasse
la tristesse, c’est-à-dire la séparation, pour
que la création puisse se libérer de la logique de
l’argent et qu’elle retrouve sa place au cœur de
la vie. Les maîtres nous veulent séparés, ils
ont besoin de notre tristesse, de notre peur, et ils veulent ainsi
garder un art pour les élites, et un «sous-art»
pour les autres, encore une séparation que nous refusons.
Peu à peu, nos sociétés de la tristesse et
de la discipline ont construit un quotidien dans lequel la seule
chose qui importe est le bénéfice, le bénéfice
économique. Ainsi, tout travail, toute activité, n’a
plus que ce seul objectif: le profit. Produire des marchandises,
et le travail réel que cela implique, devient pénible,
trop long, pas assez efficace. L’argent de la spéculation
«crée» une autre circulation monétaire
où l’argent même n’a plus d’existence,
argent virtuel, travail virtuel, vie virtuelle. Les corps que, bien
entendu, on continue à utiliser pour surproduire, seront
dorénavant cachés, délocalisés, sans
lieu. A la surproduction de l’irrationnel néolibéral
correspond la misère de celui qui la produit. Pour nous,
l’objectif du travail, continue naïvement à être
la création. Nous sommes en ce sens-là, des «archaïsmes
» pour le système. Mais, quand nous parlons des conditions
de la création artistique, ils n’entendent que des
questions d’argent. Or, leur projet n’est pas de faire
des économies ou de corriger des disfonctionnements techniques
de statut, mais de discipliner le milieu de l’art. De l’argent
pour les productions normalisées, il n’en manque jamais.
Nous, nous disons qu’ils s’attaquent au fondement de
notre travail : le lien social, qui est la condition sine qua non
de la création artistique. Nous parlons ici d’une tendance
du pouvoir utilitariste et disciplinaire qui a comme conséquence
la dissolution du lien social, la destruction des synapses du corps
social qui garantissent que ce qui fait mal à l’autre
me fait mal aussi. Ce sont ces liens de solidarité, ces liens
sociaux qu’ils attaquent à travers nous.
Les conditions d’existence de l’art. Des conditions
d’existence tout court Nous soutenons que les conditions d’existence
de l’art sont les mêmes que les conditions d’existence
de la vie. On ne peut impunément dégraisser, rationaliser,
discipliner l’art, sans lui faire perdre sa signification,
son devenir, son existence. On ne peut pas dire : les vraiment forts
en art s’en sortiront. Outre le malthusianisme grossier de
ces propos, ils sont faux. La question de «l’excellence
dans l’art», est une question piège. D’abord,
le critère d’excellence est précisément
ce que les contemporains ne peuvent pas définir. Et puis
une fois encore, on ne voudrait garder que les «bons»
travailleurs, les «bons» Français, vous voyez
bien, ils sont gentils, ils ne veulent virer que l’inutile.
Bien sûr... pour sauver l’art... Mais, il existe des
conditions quasi biologiques de l’existence de l’art.
On ne peut pas détacher une filière d’un corps
pour dire : c’est celui-là qui m’intéresse.
Car le corps est complexe. Il est impossible de dire à l’avance
d’où va sortir l’art, impossible de savoir à
l’avance si tel élément du soubassement ne va
pas donner quelque chose de fort. L’œuvre d’art
émerge d’un certain chaos. Sans moment chaotique, sans
soubassement multiple et contradictoire, pas d’émergence…
Et le bouillon de culture n’est ni quantifiable, ni qualifiable.
Ce qui, du point de vue de la rationalité économique
est perte de temps (et le temps c’est de l’argent),
n’est ni plus ni moins que l’existence toujours multiple,
de contradictions, de dissensions, bref, de ce qui ne peut être
mis au pas. Toute mise en forme par voie unique est une mise en
norme disciplinaire. L’activité artistique participe
à la création de nouveaux possibles, de nouvelles
dimensions de la vie. Mais, dans le champ de l’art, se jouent
bien entendu, des conflits centraux pour toute société,
car c’est dans ces dimensions multiples que de nouvelles formes
esthétiques, de nouvelles formes d’être commencent
à s’exprimer. Nous constatons qu’il n’y
a pas de progrès pour la justice sociale sans développement
de cet espace de pensée et de recherche collective qu’est
la multitude d’activités artistiques, et vice versa.
Paradoxalement, l’art ne peut s’identifier au spectacle
dans une société où les gens regardent passivement
le spectacle de leurs vies. L’art, en effet, n’a pas
pour vocation d’être un divertissement spectaculaire,
car il ne crée pas la séparation de tout un chacun
avec sa propre vie. Notre travail n’est pas de divertir pendant
que la répression avance. Bien au contraire, l’art
est ce qui, à travers la subjectivité, nous permet
l’accès au concret, au réel. Dans la vie devenue
spectacle, les hommes et les femmes devenus spectateurs de leurs
propres vies, s’opposent à l’art, car l’art,
la création artistique construisent du concret. Du spectacle
non spectaculaire, de la présence, non de la représentation.
Dans la société disciplinaire, il n’y a plus
de corps, il n’y a que des chiffres, des bonnes ou des mauvaises
affaires, la vie devient peu à peu virtuelle. Spectateurs
passifs de la vie, nous n’avons que de «lointaines nouvelles»
de nous-mêmes, à travers des informations mises en
spectacle. Nous désirons avant tout et surtout développer
le concret de la vie, contre sa virtualisation marchande. Pour nous,
le but n’est pas le profit ; ce que nous produisons, fait
partie de nous, ce n’est pas un alibi pour gagner de l’argent.
Si le prolétaire est celui qui est séparé du
produit qu’il fabrique, du produit réduit à
une monnaie d’échange, aujourd’hui quand tout
le monde parle (à la légère) de la fin du prolétariat,
nous assistons en fait à la prolétarisation, à
la précarisation de l’ensemble de la société.
Nous, les artistes, nous sommes encore les représentants
d’un monde où ce “ produit ” est un objectif
en soi, où la valeur d’usage est au moins aussi importante,
sinon plus, que la valeur d’échange. En ce sens, nous
formons une des lignes de résistance au néolibéralisme
financier. On ne cherche pas à gagner en bourse, on veut
que notre travail corresponde à une valeur d’usage.
Notre travail n’est pas virtuel. La société
est plus virtuelle que nous quand la vie devient un compte en banque.
Les pouvoirs économiques veulent gagner du temps, alors,
tout moment doit être, un moment productif et productif veut
dire visible, donc comptable. Ainsi, ils nous appellent, en tout
cas, pour certains d’entre nous, des «intermittents».
Mais notre travail n’est pas intermittent. Chez tout artiste,
il y a continuité. On est visible par intermittence, mais
vivant et productif en permanence. Tout le travail qui n’apparaît
pas, les films non faits, les pièces non montées sont
essentiels. Nos sociétés sont moribondes du rationalisme
panoptique qui ne prend en compte que le visible, sociétés
dans lesquelles tu n’es plus payé pour ton travail,
mais pour ton temps de travail. Il s’agit de ne pas seulement
être «force de travail», mais que le produit continue
à être notre objectif, pour éviter la séparation
entre nos vies et ce qu’elles construisent.
On entend beaucoup parler d’exclus, or le secret de cette
société c’est que personne n’est exclus.
L’ascenseur social fonctionne plus que jamais, mais en descendant.
On fait croire à des secteurs entiers de la population qu’ils
sont exclus pour qu’ils attendent sagement la possibilité
d’accéder à des strapontins imaginaires.
Nous sommes déjà tous inclus, inclus à des
places différentes, certaines confortables, certaines précaires.
Il n’y a pas de pays en voie de développement, comme
il n’y a pas de minorités en voie d’intégration,
tout est à sa place dans cette société -là.
Le modèle de société n’est pas extensible,
toute attente de «développement», d’intégration
est une manière de nous discipliner dans l’attente,
et toute attente est... «en attendant Gödot». L’exclusion
est la menace permanente dans laquelle nous vivons. Elle est devenue
une atmosphère tellement «normale», nous sommes
tellement habitués à cette crainte, qu’on oublie
que d’autres sociétés ont existé et existent
toujours sans logique d’exclusion. D’autres sociétés,
c’est-à-dire pas uniquement celles du passé
ou de l’ailleurs, mais simplement d’autres formes sociales
au sein même de nos sociétés complexes et multiples
existent déjà, comme minorités en lutte. Il
ne s’agit pas de discourir dans le vide sur le souhait de
tout changer, mais d’arrêter d’être velléitaires,
arrêter de souhaiter des tables rases, pour nous lancer dans
construction du nouveau «ici et maintenant». Rester
au niveau du souhait éloigne de la justice. La justice et
la solidarité n’existent que dans des actes concrets
de justice et de solidarité.
Ce qui est menacé est très clairement ce qui menace
le développement de la raison économique, c'est-à-dire
le lien social. Le lien social est en effet trop opaque pour les
maîtres, le lien social n’est pas assez «économique».
Résister c’est très concrètement créer
du lien social.
Nous produisons, certes de l’inutile, mais en quoi des millions
de voitures, des millions d’objets seraient, eux, plus «utiles»
? Nous savons bien qu’il existe un autre type «d’inutile»,
mais cette fois c’est de l’inutile dangereux, ce sont
tous les produits de la surproduction néolibérale
qui ont comme seule raison d’être leur vente ou leur
destruction pure et simple. L’inutile que nous créons,
construit du lien social. Voilà simplement pourquoi nous
sommes gênants. Dans le corps social, les corps ne sont pas
tous attaqués de la même manière, ni au même
moment, mais de ces différences réelles les maîtres
essaient d’user pour nous dominer. Nous vous invitons donc
à ne pas céder à ce chant des sirènes
qui vous propose de devenir bourreaux en attendant d’être
les prochaines victimes.
Mauvaise nouvelle … nous sommes toujours là !
Le pouvoir essaie de nous faire croire que l’on ne pourrait
plus se permettre le luxe de vivre de vraies vies, que nous devrions
nous résigner à la survie disciplinaire. Ce qui nous
est présenté comme «sagesse», est une
véritable folie. Nous contestons parce que c’est contestable
de vivre une survie. Soyons sérieux, c’est-à-dire
arrêtons de nous prendre au sérieux, créons
de véritables lignes de résistance, la joie contre
leur tristesse, la solidarité contre leur discours sécuritaire,
la création contre leur destruction de la vie. Leur faiblesse
réside dans le fait que nous ne désirions pas comme
eux, que nous ne voulions pas être à leur place. Oui,
nous désirons autrement, ou peut-être, nous désirons
tout court. Ni leaders, ni partis, ni programmes, ni modèles,
une infinité de lignes de résistance, sans commissaires
politiques, ni bonne ligne à suivre. Nous ne nous adressons
pas aux pouvoirs. Les pouvoirs, s’ils sont démocratiques
doivent refléter l’état de la vie réelle
de la société. S’ils ne le sont pas, c’est
également par le développement des liens à
la base qu’ils le deviendront. A nous de faire qu’existent,
à la base les conditions du changement, ces liens de solidarité,
de liberté et d’amitié qui empêchent réellement
que le pouvoir soit réactionnaire. Il n’y a pas de
grandes résistances et de petites répressions, il
y a des pratiques concrètes et multiples de résistance.
Mais comme notre époque est une époque obscure, époque
du triomphe de la tristesse, nous devrons avoir le courage et la
patience de développer de multiples expériences, des
laboratoires, de toutes tailles de tous types, qui feront peu à
peu la preuve, par l’expérience concrète, qu’un
autre sens, que d’autres sens que le sens unique et utilitariste
sont possibles, ici et maintenant et dans chaque situation. Personne
ne doit demander ce qu’il doit faire. Nous devons continuer
à échanger ensemble, car ni le but, ni aucune finalité
ne préexiste à l’action. C’est pourquoi,
notre intention n’est pas de demander au maître de nous
épargner, mais d’avancer ensemble avec tous ceux et
toutes celles, qui, sans ordre, sans leader, mais avec une multitude
de désirs conducteurs se sont déjà mis en route.
A toutes celles et ceux que quelque chose de cette «lettre
à la mer», touche dans sa vie, dans son expérience,
qu’elle ou qu’il la fasse circuler, par tous les moyens
possibles à sa disposition.
Paris, septembre 2003
Pour le Collectif 53
Miguel Benasayag, Mathurin Bolze, Sylvie Blum, Carmen Castillo,
Mary Chebbah, Jean-Baptiste Eyraud, Valérie Lang, Maguy Marin,
Stanislas Nordey, Julie Paratian, François Tanguy, François
Verret
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