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Origine
http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=635
MALGRÉ TOUT
Tout va très bien
mercredi 9 mars 2005, par Miguel Benasayag, Jean Baptiste Eyraud
Une phrase, célèbre, pourrait officier à elle
toute seule d’une sorte de rapport sur l’état
général de notre petite planète : "le
désert avance"- Voilà, quoi dire d’autre,
ou comment mieux dire ?
Or on pourrait sans doute croire, que si "le désert
avance", si tout va vraiment très mal, c’est parce
que dans nos sociétés, les choses vont mal.
Ce n’est pas après tout une idée si bizarre,
si farfelue. C’est un peu comme si l’on pense à
une voiture, elle n’avance pas, elle fume, elle fait des bruits
bizarres, tout cloche, donc on se dit, - ça va mal, vraiment
mal...-
Voilà donc exactement ce que l’on ne peut pas dire
de nos sociétés, de nos vies. Car, dans nos sociétés,
"TOUT VA BIEN", rien de ce qui nous arrive, le désastre
humain, écologique, démographique, la destruction
des cultures, la destruction des paysages et des espèces,
la montée des intolérances, les gens qui meurent sur
les plages des pays du nord, en essayant d’arriver aux terres
où encore, croient-ils, il est possible de survivre.
Et, sans nommer les gens qui entourés de confort, meurent
de froid aux portes des immeubles bien chauffés...etc.
Tout ça, et tout ce que l’on connaît de l’avancée
de la barbarie qui nous menace ; et bien tout ça, ne correspond
dans nos sociétés à aucun disfonctionnement,
à aucune faille, personne ne "décone".
Et non, tout va très bien, les plus jeunes ne connaissent
certainement pas la ritournelle de référence, "tout
va très bien...tout va très bien...Mme la marquise...".
Et oui, le néolibéralisme, ou, si on veut, le capitalisme
dans son époque "néolibérale", fonctionne
exactement comme ça. Disons le tout de suite :
C’EST PARCE QUE TOUT VA BIEN, DANS CE SYSTEME-CI,
QUE NOUS SOMMES EN DANGER, QUE LA VIE, LA CULTURE, TOUT EST EN DANGER...
C’est parce que le système fonctionne bien, parce
que rien ne paraît pouvoir y résister, l’enrayer,
parce qu’il suit son chemin, que nous sommes dans cette situation-là.
C’est pourquoi, il n’est pas suffisant, loin s’en
faut, de dénoncer sans cesse l’horreur qui avance,
comme s’il s’agissait là d’excès,
de dérapages.
Il n’y a dans ce système ni dérapages ni excès.
C’est parce que justement tout est "en ordre", tout
suit le cours normal, que nous sommes au cœur de l’horreur,
au cœur d’une époque obscure, ce qui du point
de vue de la vie est l’horreur, la barbarie, est du point
de vue du système, tout à fait "normal".
Ainsi, notre problème, n’est pas de trouver comment
"dénoncer", comment montrer qu’il y a une
véritable entreprise de destruction de la vie, car, tout
simplement, il ne peut pas en être autrement.
Le système n’est pas extensible, il est impossible
d’imaginer que nous arriverons à des situations de
justice, à des situations ou la menace recule. On n’a
pas à attendre, que par extension, on puisse résoudre
le problème du développement.
Structurellement, il est impossible que tous les pays du tiers-monde
arrivent au même niveau de développement que les pays
du "nord". C’est dans ce sens que le système
n’est pas extensible.
Si nous ne pouvons pas construire, développer d’autres
réalités, d’autres pratiques, si nous ne pouvons
pas désirer autre chose - qu’une meilleure place -
dans ce système-ci, tout continuera à "marcher
bien", beaucoup trop bien ; voilà un peu de quoi il
s’agit.
Or, nous sommes dans une situation où il est impossible
de dire simplement, - comment en finir avec l’horreur, comment
changer d’époque - ?
Bien au contraire, être dans l’espoir d’un autre
monde à venir, ou dans des positions velléitaires,
ou pire encore, en train de chercher toujours les raccourcis qui
nous aideront à changer tout, ne ferait pas autre chose que
faire perdurer encore plus l’obscurité, la tristesse.
Notre défi est, comment pouvons-nous vivre, construire et
résister dans une époque obscure, sans se laisser
enthousiasmer par des considérations quantitatives, nous
sommes dans une époque où il faut pouvoir construire
dans "l’intensif" (qualitatif), le fondamental,
sans tomber dans le piège du quantitatif.
Que les choses soient "urgentes", nous pousse justement
à avoir le courage de la construction patiente et permanente
du nouveau. Comme nous l’avons développé avec
Florence Aubenas, résister c’est créer, avoir
le courage de créer, de construire des liens. De construire
ici et maintenant ce qui, à l’épreuve de la
pratique, se montre comme supérieur à ce que le système
nous offre, voilà ce qui est compliqué voilà
ce qu’il faut pouvoir faire.
Il n’y a pas dans cette construction, de petite ou grande
expérience, il n’y a pas, surtout, de voie royale vers
le changement, car c’est justement cette pensée de
l’impatience, cette façon d’évaluer les
choses en termes utilitaristes qu’il faut changer.
Construire des projets concrets, tout en mettant entre parenthèse
la question de "la solution", est peut-être la façon
de résister au cœur d’une époque obscure.
Au-delà de l’idéal imaginaire des individus
qui se croient "libres", qui croient choisir leurs vies
et leurs situations, le seul vrai défi est, comme toujours,
non pas de choisir imaginairement les situations que l’on
veut vivre, mais d’être à la hauteur des situations
que l’on vit.
Ou comment l’écrivait Sartre, - "nous sommes
responsables, de ce que nous n’avons pas choisi...".
Imaginons seulement pour un instant que les hommes et les femmes
soient responsables, uniquement des choses qu’ils ont choisies,
et bien... on serait responsable de rien, où, allons, presque
rien.
C’est pour continuer dans cette construction, dans cette
résistance, qu’avec quelques amis de "NO VOX"
et du "Collectif Malgré Tout", nous vous proposons
cette feuille pour développer la réflexion, et favoriser
l’échange, non pas pour être d’accord,
mais pour continuer.
Miguel Benasayag
Jean Baptiste Eyraud
Collectif Malgré Tout
Réseau No Vox
contact Malgré Tout : malgre-tout
at wanadoo.fr
Miguel Benasayag est auteur et co-auteur de plusieurs livres, dont
:
- Miguel Benasayag , ABECEDAIRE de l’engagement, Bayard,
2005
- Florence Aubenas et Miguel Benasayag, Résister, c’est
créer, La Découverte, 2002
- Miguel Benasayag, Parcours, Engagement et résistance, une
vie, Calmann-Lévy, 2001
- Miguel Benasayag et Diego Sztulwark, Du contre-pouvoir, La Découverte,
2000.
- Florence Aubenas et Miguel Benasayag : La fabrication de l’information,
La Découverte, 1999.
- Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, La Découverte,
1998.
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