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Le téléphone portable selon Miguel Benasayag et Angélique Del Rey
Collectif Malgré tout présenté par le site <http://www.decroissance.info>

Origine http://www.decroissance.info/Le-telephone-portable-selon-Miguel

Au sujet de « Plus jamais seul » de Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, sous-titré : « le phénomène du portable ». Edition Bayard, 2006, 107 pages, format poche, 11,90 Euros, ce qui après lecture paraît un peu cher.

Mise en garde : Attention, les concepts et la lecture que je met en place ne sont pas ceux des auteurs. J’effectue un rendu thématique et emploie des concepts d’autres philosophes pour essayer de ne pas faire trop long. Je n’ai pas su distinguer l’apport de Angélique Del Rey de celui de Miguel Benasayag.

Le livre est facile à lire et d’une mise en page claire. Je regrette le manque de conceptualisation et la répétition. Les auteurs commencent par de salutaires préventions : Le refus d’une théorisation à outrance qui s’égarerait dans le monde des idées en délaissant le concret et _La mise de côté volontaire des questions de santé médicales encore en discussion. Il est toutefois surprenant qu’ils ne rappellent pas que cette ignorance des conséquences sanitaires est problématique puisqu’elle a lieu alors que le portable est déjà en vente depuis plus de 6 ans, faisant de chacun de nous des cobayes [1]. Le livre fait aussi l’impasse sur le coût écologique [2] qui ne semble même pas envisagé. Par son apport critique, il se démarque d’autres ouvrages d’usagers qui avancent une « autorégulation » de ce qui est gênant par des comportements alternatifs mais qui font l’éloge de l’ensemble des phénomènes du portable [3].

Le livre aborde les retombées du portable dans nos relations avec le temps, l’espace, nous même, la culture qu’il valorise, les autres et avec les rituels et les normes. Le problème n’est pas uniquement le portable avec ses conséquences spécifiques - car il est aussi le résultat de la délégation à un dispositif de nos défaillances - mais la banalisation, encouragée aussi par la propagande publicitaire, de pratiques qui ont toujours été problématiques dont cette technique permet une amplification quantitative telle qu’elle entraîne un changement qualitatif des problèmes.

Le portable se présente comme un outil de liberté et d’autonomie pour le nomade, pour l’homme seul alors que pour nos auteurs, cette liberté et cette autonomie solitaire n’est qu’illusion et ne peut s’acquérir qu’à plusieurs.

Relation avec le temps : Le portable banalise le désengagement de dernière minute et permet d’installer la peur d’un instant de vide, la peur de ne pas être occupé. Son arrivée alors qu’il manque encore une histoire répandue des techniques, renforce une vision linéaire de l’histoire qui présente « le passé comme un état de manque » (page 32) ou l’on en vient à se demander comment il était possible de vivre sans, au lieu de considérer chaque moment comme un tout, un plein.

Relation avec l’espace : Il devient surcodé et surbalisé, tout déplacement doit être indiqué et contrôlé pour ne jamais avoir cette sensation d’aller nulle part (comme si c’était possible !). Avec son utilisation l’espace se virtualise, il n’y a plus d’importance à être ici ou ailleurs et l’on fini par habiter le nulle part, le non lieu particulier où tout le monde peut me mobiliser et ou je peux mobiliser tout le monde.

Relation avec soi même : Le portable accentue la dépendance de notre existence aux pensées des autres, à la mise en scène. Il institutionalise l’attente d’un « feed back » (d’un jugement extérieur sur la perception de mon existence), favorise notre aliénation en détruisant notre consistance, notre singularité. Nous sommes abandonnés de nous même, perdant notre capacité de communiquer, de parler de soi, de se construire sa langue, nous savons de moins en moins parler et devenons des barbares -des sans langue-.

Les valeurs de cette culture : Consommation, Virtualisation et Barbarie.

Cet objet estompe la différence entre réel et virtuel. Plus la confusion est grande plus le réel paraît virtuel et vice versa. C’est un cercle vicieux. Plus le réel devient informel, moins sensible, plus il faut le portable pour être informé. Le monde est grâce à lui percevable comme un « supermarché de la vie » (page 13) où l’on peut à tout instant rater quelque chose, puisqu’il semble qu’ailleurs il se passe toujours quelque chose, tellement nous sommes noyés dans l’hyperinformation, alors qu’ici rien, puisque nous n’habitons plus l’espace. Là ou l’usager a l’impression de pouvoir accéder à tout, il n’accède, n’est informé, que de ce qui est aliénable, superficiel, consommable et rate le reste, tout le reste. Le mobile combat la communication et le dialogue en favorisant la réactivité au détriment de la réflexion et la barbarie à l’opposé de l’écoute (base de tout échange respectueux). Contre le silence, c’est la généralisation du soupçon ; si l’on est pas joignable immédiatement c’est déjà douteux.

Relation avec les autres : Cet artefact autorise la pratique d’une mise en scène où l’on installe soi et les autres dans « notre scénario » qu’ils le veuillent ou non. Il « nous ampute de toute une partie de notre perception » (page 62) du lien social et de la corporéité, augmente la séparation tout en glorifiant le nomadisme. On se voudrait solitaire et fort, mais en fait on est dans la solitude et la faiblesse, esseulé. Le besoin de l’autre est perçu comme une défaillance, c’est la destruction des liens, mieux vaut consommer les autres. C’est un cercle vicieux, le portable nous sépare en tant que corps et grâce à lui nous sommes unis mais en tant que séparés.

Relation avec les rituels et les normes :

La Promiscuité contre l’Eumétrie. Le portable détruit l’eumétrie -la juste distance, ni trop loin, ni trop proche - rituelle des lieux publics pour installer une gênante promiscuité. La perte du lien social que le portable amplifie entraîne une insécurité. La sécurité est alors déléguée à un ensemble de dispositifs, dont le portable.

Intériorisation du contrôle et pulsion de mort contre l’engagement et la responsabilité. S’il permet le contrôle et qu’il est accepté ce n’est pas parce qu’on nous l’impose mais parce qu’il y a toujours un besoin de sécurité et d’information mais qui est rempli cette fois par le portable (et non par des individus) qui généralise le soupçon si l’on n’y répond pas et permet la localisation potentielle de chacun à tout instant, jusqu’à l’intériorisation de ce contrôle et donc la mise en place d’un contrôle invisible, une auto-limitation en lieu et place d’un engagement clair et choisi. Il permet une fuite de soi, de nos conséquences et de nos responsabilités, c’est la pulsion de mort. Notre liberté est troquée pour l’acceptation d’une norme.

Une décevante conclusion

Les auteurs enfin, appellent à l’éveil de désirs qu’il faut rendre plus désirables que ceux que permet le portable, en instaurant des pratiques et des lieux de non communication où règne « la présence, la pratique », la possible expérimentation de l’épaisseur non communicante de la vie et du réel. Cette conclusion est un peu faible et se permet de faire la leçon à ceux qui ne prétendraient qu’à une critique de l’objet et appelleraient à un changement de désir, alors que l’on ne peut pas vraiment dire que les propositions de nos deux auteurs pour cet alternative du désir soit vraiment concrètes, ni nouvelles puisque, comme ils le disent, elles proviennent de Deleuze.

Auto-limitation contre Déplacement.

En tout cas il reste toutefois clair que Miguel Benasayag et Angélique Del Rey ne rejoignent pas le camps des tristes de l’auto-limitation à tout crin qui proposent l’ascèse plutôt que le déplacement de l’objet de ses besoins vers des objets choisis consciemment en fonction de critères particuliers. Notons que si nos auteurs se rallient au paradigme (modèle théorique) du déplacement, ils mettent plus en valeur la volonté d’émergence de nouveaux désirs plus désirables que ceux que l’on nous propose déjà, plutôt que le déplacement vers des désirs alternatifs présents dès maintenant.



Notes

[1] A ce sujet voir le site Next-Up : www.next-up.org

[2] Sur ce thème voir le texte de Pièce et Main d’Oeuvre : « le portable gadget de destruction massive »
:
http://zecc.free.fr/meu/textes/decroissance/pmo/pmoportable.pdf

[3] « Mobile Attitude » d’Alban Gonord et Joëlle Menrath, qui comme le fait remarquer Next-Up est « issu d’une étude du GRIPIC (Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur les Processus d’Information et de Communication) financée par l’AFOM (Association Française des Opérateurs Mobiles) [...] ».