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Origine : http://malgretout.collectifs.net/article.php3?id_article=70
Depuis quelques années, la société et la culture
traversent une crise profonde. L’élément nouveau
qui a surgi récemment, c’est l’appréhension
et la cristallisation dans le sens commun de l’ampleur et
de la profondeur de cette crise. Aujourd’hui, en effet, personne
ne croit plus qu’une élite ou qu’un homme providentiel
soit en mesure d’affronter victorieusement les graves problèmes
sociaux (chômage, pauvreté, désastres écologiques
et sanitaires, etc.). Autrement dit, tout le monde sait que personne
ne sait.
C’est là le dispositif "sujet-objet" propre
à la modernité qui est en train de voler en éclat.
La célèbre phrase de Louis Pasteur : "Je ne te
demande pas à quel peuple ou à quelle religion tu
appartiens ; tu souffres, tu m’appartiens ; je te soulagerai"
en est une illustration parfaite : au nom d’un supposé
savoir sur l’avenir, une élite justifie et légitime
le pouvoir qu’elle exerce sur le peuple. Ce dernier, encore
ignorant, doit obéir et se soumettre, aujourd’hui,
en échange d’une promesse de bonheur...pour demain.
Cette dynamique de délégation de pouvoir est aujourd’hui
brisée. Notre société est désormais
en proie au doute et à l’incertitude.
La subjectivité dominante est ainsi celle d’une époque
triste marquée par ces deux tendances opposées : d’une
part, la conscience accrue de la "misère du monde"
et des dangers qui guettent, d’autre part, le constat de l’impuissance
générale face à ces dangers. Et pourtant, cette
subjectivité est bien loin d’épuiser le réel.
Car, de même que pour Astérix la Gaule n’était
pas tout entière occupée..., au sein même du
tissu social se développent une myriade de pratiques et d’expériences
alternatives qui, avec beaucoup d’inventivité, affrontent
et dépassent des problèmes qui pour les politiciens
et autres technocrates étaient jusque-là des apories.
Une démarche "alternative"
Nous pouvons en effet constater que, en dehors des cadres réglementaires
ou institués, comme au sein de ceux-ci, des acteurs sociaux
proposent de "faire autre chose", décident de "faire
autrement". Ils établissent avec les gens de nouveaux
types de rapports dans lesquels il n’y a plus d’un côté
les aidants et de l’autre les aidés, mais où
tous, quelle que soit la place ou le rôle de chacun, travaillent
ensemble au sein d’une situation concrète, à
la construction de nouvelles pratiques, de nouvelles solidarités,
ne s’inscrivant plus dans la logique demande-réponse,
problème-solution.
Ainsi, dans les banlieues qualifiées de "difficiles",
mais aussi dans des petits villages plus ou moins désertés,
des réseaux d’entraide, des maisons de chômeurs,
des communautés d’échange de services et de
biens se développent sans cesse. Les acteurs sociaux et ceux
que l’on nomme "usagers" trouvent chaque jour des
méthodes, tantôt pour pallier et souvent pour dépasser
les effets concrets de la crise dans leur vie, allant jusqu’à
remanier, transformer la relation d’aide en un rapport différent.
Ces pratiques sont pour nous l’expression d’une nouvelle
subjectivité, qui invente et crée la vie sous des
dimensions nouvelles, ici et maintenant , en rupture radicale avec
l’idéologie dominante ainsi qu’avec l’attente,
caractéristique des organisations révolutionnaires
classiques, du "Grand Soir". C’est là ce
que nous nommons une "nouvelle radicalité". Par
là nous entendons des pratiques qui n’ont plus pour
ambition d’opposer globalement un "autre monde"
au "monde" existant et qui ne s’inscrivent donc
plus dans des projets globalisants qui impliquent toujours un ajournement
du nouveau et du changement.
Ici, nous avons affaire à des personnes qui refusent le
piège de l’attente, du pire comme du meilleur, puisqu’aussi
bien l’attente est à considérer comme un état
définitif, indépassable. De plus, ces pratiques s’inscrivent
dans une logique de "non-transitivité", c’est-à-dire
qu’elles ne sont pas considérées comme un passage,
comme un simple tremplin vers une autre situation visée,
mais qu’elles valent en elles-mêmes et pour elles-mêmes
ici et maintenant comme créatrices de nouveaux rapports,
de nouveaux liens.
Une vision en terme d’ "universel concret"
Il ne s’agit plus dans ces expériences-là d’aborder
la vie concrète à travers des catégories abstraites,
car appréhender les problèmes de Jean-Pierre, Mamadou
ou Fatima à travers des abstractions comme le "chômage",
les "flux migratoires" ou bien le "problème
de l’intégration dans les quartiers", c’est
se condamner à l’inertie : dans cette optique, chaque
singularité est abordée comme si elle n’était
compréhensible qu’au sein d’une globalité,
chaque singularité se voit étouffée et niée
au nom d’une totalité abstraite dont elle découlerait
et qui l’expliquerait entièrement. Or, cette totalité
abstraite n’est qu’une construction idéologique
dont la prise en compte ne peut mener qu’à l’impuissance
: n’ayant aucune existence réelle, je n’ai donc
aucun moyen d’agir sur elle.
Les pratiques alternatives dont nous parlons ici ont ceci de spécifique
que justement elles rompent avec cette logique de la globalité
: elles s’inscrivent dans une conception et une analyse en
terme de "totalité concrète", qui implique
la prise en compte de chaque situation concrète comme étant
porteuse d’un "universel concret". Ni réformisme,
ni maximalisme, cette approche se propose donc de congédier
la vision de la globalité, de la complétude, pour
pouvoir vraiment penser le réel existant. Ce que nous pourrions
illustrer par cet extrait de En attendant Godot de S. Beckett lorsque
Vladimir dit à Estragon : "L’appel que nous venons
d’entendre, c’est plutôt à l’humanité
tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet
endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous,
que ça nous plaise ou non." Ainsi, l’humanité
n’existe qu’incarnée par des êtres humains
concrets habitant à un moment donné une situation
concrète. De même le monde tel que nous le présentent
les médias n’est qu’une abstraction : ce qui
existe ce sont les multiples situations qui le composent, et cela
non pas comme une somme de parties qui constitueraient un tout,
mais dans le sens où chaque partie, chaque situation concrète
possède un noyau d’universel.
Pour un "impératif de la solidarité"
Ainsi, toutes ces expériences nouvelles sont pour nous porteuses
de savoirs et de savoir-faire différents dont nous voulons
favoriser l’émergence : nous les appelons des "savoirs
assujettis", car ils ne font pas partie des savoirs nobles
reconnus par la science universitaire. Tous ces savoirs non répertoriés,
non reconnus comme tels, y compris parfois par ceux-là même
qui en sont porteurs, témoignent d’une pratique du
politique nouvelle et radicale, non piégée dans l’impuissance
de la globalité.
Il ne s’agit pas pour nous de chercher des "perles rares",
bien au contraire. Nous sommes convaincus en effet que la construction
d’un nouveau lien social et le développement de nouvelles
solidarités se produisent à l’insu et à
l’écart de toute instance spectaculaire. C’est
pourquoi cette "nouvelle radicalité" recouvre des
initiatives petites ou grandes, mais surtout des créations
de dimensions de vie non aliénées aux impératifs
économiques d’intérêt et de pouvoir.
Ce texte émane d’un groupe de travailleurs sociaux,
intellectuels, chercheurs et militants associatifs qui, autour du
collectif "Malgré Tout" se propose et vous propose
de réfléchir à ces expériences alternatives,
de les penser et de les soutenir. Dans cette société
dominée par l’impératif économique, nous
faisons le pari, déjà tenu par des gens de plus en
plus nombreux, que l’impératif de la solidarité
et du partage est non seulement viable, mais que c’est même
le seul acceptable aujourd’hui.
Notre volonté est ainsi de permettre à ces nouvelles
pratiques sociales, par la diffusion et l’échange de
textes et documents ainsi que par la rencontre et la discussion,
d’exister et de se développer en s’appuyant sur
d’autres expériences semblables. Ces nouvelles expériences
ne sont en effet très souvent vécues et perçues
que comme un pis-aller ou un "en attendant mieux". Il
nous importe de contribuer à montrer qu’elles ne relèvent
pas d’une "économie de transition", mais
qu’il s’agit de véritables expériences
nouvelles d’organisation sociale, qui sont d’ailleurs
en consonance avec d’autres expériences internationales
(le Chiapas, les Sans-terre du Brésil et du Paraguay, etc.).
On veut nous faire croire que la pensée est unique et que
le monde est unique. Nous voulons montrer qu’il n’en
est rien. Nous voulons nous montrer, nous compter, non dans un souci
de représentation ou de représentativité, mais
pour potentialiser nos efforts. Tout paraît indiquer dans
le monde des médias et de la représentation que nous
vivons une époque triste. Or, la tristesse est produite par
les rêves médiocres du pouvoir et du spectacle. Les
différentes alternatives qui se développent un peu
partout construisent au contraire une myriade de situations qui
s’inspirent et développent des "passions joyeuses".
Nous souhaitons ainsi participer, par une réflexion théorique
et par nos pratiques, à la construction d’un réseau
qui soit en mesure de jouer un rôle de contre-pouvoir dans
cette société ordonnée par l’impératif
néolibéral, et qui permette l’échange,
la diffusion, la sédimentation de tous les savoirs et savoir-faire
produits par ces expériences nouvelles de solidarité,
qui, faute de moyens et en butte à l’isolement, connaissent
trop souvent un rapide essoufflement.
Dans ce but, nous vous invitons tous et toutes à nous contacter,
à échanger vos réflexions et partager vos expériences
de résistance, dans le sens où, comme l’a dit
Gilles Deleuze, résister c’est créer.
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