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Droits ou privileges ?
Collectif Malgré tout

Origine : http://malgretout.collectifs.net/article.php3?id_article=81

Simples dysfonctionnements passagers dus à l’état de crise (elle aussi passagère) de nos sociétés, voire, mal nécessaire donc justifié en vu de l’aboutissement final du projet néolibéral, le chômage, l’exclusion, la paupérisation, si l’on en croit les Jean-Pierre Gaillard de tous poils qui s’adressent à nous par l’intermédiaire de nos radios, télés, et journaux, ne devraient pas nous inquiéter : la bourse veille, dans un optimisme agité, certes, mais néanmoins confiant. Véritable religion de notre fin de siècle, cause et explication de tout, l’économie (libérale), par l’intermédiaire des cours de la bourse et de ces véritables entités personnifiées que sont les marchés et les capitaux, est devenue l’unique paramètre pour mesurer la santé du monde, l’unique mesure de toute chose. Le monde est ainsi réduit à une immense place boursière qui fait la pluie et le beau temps de chacun d’entre nous, de notre quotidien, PDG et chômeurs, actionnaires et RMIstes, tous unis dans le même espoir, dans la même crainte, partageant un même destin scellé par ce monstre régnant sans partage sur nos vies, auquel on ne peut que se soumettre, puisqu’il représente un ordre naturel, donc inéluctable.

Jamais, en effet, la bourse n’avait été aussi présente au coeur des préoccupations de tout un chacun, préoccupations, bien entendu, largement orientées par les plupart des médias, comme si notre vie à tous dépendait directement et fatalement des ces suites chiffrées que des commentateurs égrènent à longueur de journée. Et pourtant ce monde-bourse, ce monde devenu bourse, véritable monde virtuel construit de toutes pièces et sans rapport avec la réalité, est celui-là même qui, de plus en plus, exclut tout ce qui, de près ou de loin, a à voir avec l’humain : la bourse a sa logique propre, celle de l’argent, du profit et ne se soucie guère des hommes, même si ce sont apparemment eux qui en tirent les ficelles...

Telle une créature échappant au pouvoir de son créateur et maître, le marché boursier, la spéculation poursuit sa propre logique meurtrière, car si notre « monde mondialisé » l’est de par les choix politiques et économiques de certains et les démissions de certains autres, nul doute que la machine folle mise en marche ne se retourne contre ceux qui croient encore l’orchestrer... Poussée dans ses ultimes retranchements, elle accélère aujourd’hui son mécanisme d’exclusion et les différentes crises des « marchés financiers » un peu partout dans le monde, dont les forteresses américaines et européennes ne sont pas exemptes, signe l’exacerbation de l’« horreur économique », véritable logique du fric pour le fric.

Ainsi, l’exclusion que l’on nous présente comme un malheur touchant nos sociétés, un problème que les différents gouvernements s’empressent de tenter de « résoudre », n’est autre, on ne le répétera jamais assez, que le résultat et la conséquence sciemment programmée d’un ensemble de grandes orientations politiques prises par tous les gouvernements depuis des décennies, ou plutôt d’une démission du politique au profit d’une logique strictement économique au service exclusif des grands intérêts financiers.

Cette fameuse exclusion, qui n’a donc rien d’un accident regrettable, mais qui fait partie intégrante, pour ainsi dire, des politiques menées depuis des années, a fini par devenir la véritable norme régissant le fonctionnement de nos sociétés. Or, si l’exclusion, les exclusions, deviennent la norme, alors, par déduction logique, on considérera comme un privilège tout signe d’appartenance ou d’« inclusion » dans la société, comme si cette notion avait un sens et que les exclus n’étaient pas, précisément, « inclus » en tant qu’exclus.

Si donc l’exclusion est la norme, le simple fait d’avoir un logement, un travail, des papiers, l’accès aux soins, etc., de droits fondamentaux de tout être humain, passe au rang de privilège. Chacun est alors renvoyé, dans la logique du « il y a toujours un plus exclu que soi », à une place de privilégié dans la grande chaîne de l’exclusion : est considéré comme privilégié celui qui possède un travail par rapport à celui qui touche le chômage, le chômeur par rapport au RMIste, etc. C’est ainsi que se propage insidieusement ce discours tendant à faire accepter comme privilégié chaque exclu un peu moins exclu qu’un autre et, étant entendu qu’on doit toujours pouvoir trouver plus exclu que soi, nous sommes finalement tous des privilégiés et nous n’avons qu’à nous tenir bien tranquilles à notre place, laquelle, quand bien même nous aurions le mauvais goût de la trouver peu enviable, fait rêver néanmoins, à n’en pas douter, de nombreux autres.

Paradoxe de nos sociétés normalisatrices, la norme ne fonctionne plus comme ce lieu vide, cet idéal auquel nous ne pouvons qu’aspirer, sans jamais l’atteindre, mais c’est ce lieu même que nous tendons à occuper irrémédiablement, cette place même à laquelle on redoute de coller. Pourtant, idéal ou repoussoir, modèle ou contre-modèle, le mécanisme est le même, la norme conserve la même fonction : maintenir les gens à leur place en les faisant se comparer sans cesse à cette norme. La norme dominante n’est plus cet idéal par rapport auquel on ne peut que mesurer son éloignement, elle est cette pente vers laquelle on craint de tomber, par rapport à laquelle on ne cesse de mesurer son rapprochement... Cette inversion, ce glissement de la norme ne fait d’ailleurs que renforcer son rôle et pousse à son paroxysme le quadrillage idéologique de nos sociétés.

Quadrillage idéologique consistant à nous faire accepter comme inéluctable cette logique du nivellement par le bas, et par conséquent de l’hyper sélection : les places sont rares, donc chères, il faut les mériter ; c’est bien là à un mécanisme de transformation du droit en privilège que nous assistons. D’où, notamment, les véritables parcours du combattant qui sont le lot du moindre candidat au travail (entre autres), sous forme d’examens divers, tests psychologiques, graphologiques, voire numérologiques ou astrologiques, etc., cela pour le moindre petit boulot mal payé. Mais qui oserait se plaindre quand des milliers de RMIstes cognent aux portes ?

Pourtant, il n’existe qu’une façon que les droits fondamentaux de tout être humain ne se transforment pas en privilèges, c’est de les faire exister dans les faits. Ainsi, toutes ces expériences, ces nouvelles pratiques sociales que nous nommons « nouvelle radicalité » ont en commun d’inventer, ici et maintenant, de nouvelles dimensions de vie, de nouvelles figures de l’émancipation qui ne valent pas comme modèles d’une société future, mais qui valent en elles-mêmes et pour elles-mêmes dans la mesure où elles rompent radicalement dans leurs actes, dans le fait même qu’elles existent, avec le système, en tant qu’elles opposent au totalitarisme néolibéral la multiplicité de la lutte et de la vie.

Chaque lutte agissant sur le noyau d’universel propre à chaque situation singulière énonce par là-même des principes existant non comme modèles mais comme tendances valant pour toutes les autres situations. Ces principes sont fondamentalement ceux de la solidarité et du partage, du respect de la vie et de la dignité. Ce sont eux que chacune de ces luttes fait exister sachant qu’ils n’existent qu’incarnés par des actes et des projets concrets.

Ainsi, ces différentes pratiques énoncent qu’il est des droits humains fondamentaux qui ne sont ni à revendiquer ni à négocier puisqu’ils ne sont pas des droits énoncés par un certain nombre de gens bien intentionnés, mais qu’ils sont tout simplement les droits émanant de ces principes fondamentaux. En bref, le totalitarisme libéral ne saurait être combattu par des programmes ou des déclarations d’intention ; refuser que ces droits ne deviennent des privilèges, c’est les faire exister dans la pratique, car lutter pour le respect de la dignité humaine, pour le partage, etc., c’est créer au quotidien des espaces, des lieux où cette dignité soit respectée ici et maintenant, où ce partage soit appliqué dans les faits et les actes.