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Alors heureux... ?
Miguel BENASAYAG - Collectif Malgré Tout

Origine http://malgretout.collectifs.net/article.php3?id_article=35

Quand il s’agit de commencer un texte autour de l’idée de “ bonheur •, en psychiatrie et psychanalyse, la première chose que nous sentons c’est une espèce d’abîme, abîme dû à l’énormité d’un tel sujet qui constitue aujourd’hui un des thèmes, à mon avis, centraux dans toute perspective alternative de la psychiatrie, ainsi que dans tout regard que la psychanalyse pourrait structurer autour de son rôle dans le champ social. Le plus simple sera donc de procéder par • « collage » c’est à dire d’avancer une série de pistes plus ou moins ordonnées, en attendant qu’elle puissent former un petit tout de ce que j’essayerais de dire.

Bien que paradoxal, la psychiatrie et la psychanalyse possèdent encore aujourd’hui, en 1987, un terrain commun, c’est le terrain marécageux de ce qui est difficile à dire et à soutenir comme discours dans notre société. Si nous acceptons, avec HABERMAS (*), que le scientisme est l’idéologie qui nous fait croire qu’il n’existe point une autre voie d’accès à la connaissance que la voie scientifique proprement dite, nous pouvons constater que les deux discours pâtissent donc du même flou, entre la tentation scientiste d’une part et l’impossibilité faite à l’idéologie dominante d’autre part, d’énoncer clairement son champ comme rationnel mais non scientifique.

Qu’un discours soit constitué dans sa forme et sa structure par un élément de connaissance non scientifique, cela signifie qu’il répond quand même à l’exigence d’un savoir rationnel, c’est à dire d’un savoir qui . en situation » va se constater comme un savoir efficace, de et pour la situation, et qu’il est codifiable et transmissible. Toute idée " d’efficacité" apparaîtra alors depuis le début comme efficacité de et pour une situation, c’est à dire efficacité relative. Non pas relative parce qu’arbitraire, mais relative au projet, à l’objectif que la situation propose. Dans ce sens, nombre de nos collègues, ainsi que des intellectuels intéressés par la psychanalyse, trouvent difficile de soutenir que, dans le discours analytique (ainsi que dans une certaine psychiatrie intéressée par celui-ci) existe un noyau central de ce savoir, qui tout en étant rationnel n’est pas scientifique. Non pas que le discours analytique ne s’intéresse pas, dans le sens d’un dialogue et confrontation, au discours scientifique, mais que, à l’opposé de l’idéologie scientiste, il n’a en aucune manière singé la science pour justifier son noyau rationnel. Cela dit, la base de toute pratique analytique apparaît sous un impératif éthique, énoncé comme . pas de clinique sans éthique . La base de cette éthique analytique implique la possibilité de renoncer au service des biens, dans le sens large et moral des biens. Je crois que c’est ici qu’apparaît une première difficulté pour une rencontre entre la théorie et la pratique analytique et le courant alternatif de la psychiatrie.

En effet, dans les années « dorées » de l’alternative psychiatrique, le discours alternatif ne partait pas de cette position éthique ; au contraire, l’alternative se présentait comme « un bien alternatif » contre le bien que la société bourgeoise proposait et qui, bien entendu, excluait toute population déviante ou marginale. Dans ce sens là, le malade mental apparaissait, un peu comme tous les exclus de la société en général, comme étant investi d’une véritable charge historique. Ils étaient les porteurs « en puissance » d’une révolution qui devait devenir « un acte ». L’étape qu’aujourd’hui nous appelons d’une façon désabusée « de la déception », notre époque de non dupe, bref ! nous a laissé sans révolution à l’horizon, mais avec les malades dans les hôpitaux. L’idéologie du « réalisme efficace », dépourvu de toute duperie idéologique a cru son heure de gloire arrivée.

Nous qui, depuis des horizons différents, contestons cette idéologie du réalisme, essayons aujourd’hui e construire une nouvelle alternative, qui ne sera plus seulement alternative à l’hôpital et à la marginalisation, mais qui aussi devra être alternative au réalisme qui prétend transformer la réalité en catégories ontologiques. Dans cette idéologie, la réalité EST et, face à elle, la seule question qui se pose est de savoir quel en serait le meilleur gestionnaire. Mais il s’avère que le poids de notre propre histoire est lourd et nous trouvons certaines difficultés à construire notre position et notre projet, une des difficultés majeures étant le manque d’une critique radicale à l’idée du bonheur comme un objectif possible dans notre travail clinique. Certains de nos collègues psychiatres disent que cette alternative doit et peut se construire autour de l’apport de la psychanalyse et, plus concrètement, de son éthique. Mais, peut-on imaginer une pratique psychiatrique qui renonce au service des biens ? Pour ma part, je crois que tout type de travail clinique, qui se propose d’apporter le bonheur à telle ou telle personne ou frange de la population, risque non plus de déborder le discours scientifique, chose qui, en soi, ne serait pas grave, mais il tomberait carrément dans le terrain de l’irrationnel, c’est à dire d’un discours qui, au delà de la situation, ne peut être ni efficace ni codifiable, c’est à dire l’arbitraire absolu.

Si, dans le discours psychiatrique, l’apport « scientifique » (médicaments, recherche, etc...) apparaît comme un simple auxiliaire, mais jamais comme la voie efficace vers la guérison, peut être pouvons nous comprendre que certains psychiatres s’intéressent au discours analytique. S’intéresser au discours analytique ne veut pas dire pour autant l’adopter directement, comme si cette adoption ne posait pas de problèmes. Dans notre dernière réunion, l’idée avancée était que l’éthique analytique puisse dépasser le cadre de la clinique analytique, pour être adoptée dans la clinique alternative. Mais regardons d’un peu plus près : la psychiatrie, même si on la considère, comme on le disait précédemment, à l’écoute d’autre chose que du corps, continue quand même à fonctionner dans le champ de la médecine, c’est à dire concrètement à fonctionner dans l’idée d’un bien, d’un bien à apporter au malade.

D’autre part, si ce que l’on peut entendre dans la clinique de ce que nous racontent les patients peut s’assimiler à une situation de malheur, on pourrait conclure que la psychiatrie ne peut pas s’abstenir de programmer et d’accompagner ses patients vers une certain « bonheur ». Des techniciens du bonheur, voilà une chose. De quelle faculté sortent-ils et quels diplômes ont-ils ? Si, dans la psychiatrie alternative, on pouvait substituer au fonctionnement, au nom d’un bien, un fonctionnement « éthique », en tenant compte que cette éthique n’est pas un bien alternatif dans le sens d’une morale alternative, mais une éthique qui, d’emblée, va se positionner comme subversive à l’idée du bien, alors on pourrait supposer un positionnement autre entre cette psychiatrie et le discours médical.

Toute société propose à ses membres une série d’images identificatoires du bonheur, les membres de cette société possèdent, bien entendu, une relation d’aliénation, de dépendance plus ou moins grande par rapport à ces images identificatoires, il existe aussi pour eux la possibilité de les contester radicalement en en proposant d’autres, mais tout cela fonctionne quand même au nom d’un bien, c’est à dire au nom de l’aliénation à un bien. Bien qu’il soit trop long de la développer ici, il s’agit bien entendu de la différence existant entre les concepts de justice et de liberté, couple dialectique qui ne fait jamais UN. Quand, dans le mouvement analytique, se produit la rupture avec l’idéologie du MOI FORT, la clinique analytique va énoncer que la guérison (un bien parmi les autres) ne peut être que en plus, « de surcroît », c’est à dire qu’elle doit rester d’emblée comme marginale, excentrée par rapport aux objectifs de la cure. Dans ce sens là, toute idée du bonheur, de réalisation personnelle, d’après une échelle de X valeurs, constitue le travail postérieur à réaliser par les patients et jamais un objectif thérapeutique.

La question actuelle serait dans la possibilité d’imaginer une pratique alternative qui, à partir de cette idée du travail clinique, ne se proposerait plus comme un bonheur alternatif ? Pour ma part, je crois qu’il est trop tôt pour donner une réponse complète à cette question. Il s’agit plutôt d’un pari, le pari de construire un projet alternatif qui, tout en revendiquant sa filiation envers l’ancienne alternative, sache être sa négation dialectique. Dans tous les cas, il me semble qu’une base de départ pour ce travail doit être la critique radicale de l’idée du bonheur, sous peine de tomber dans un nouveau messianisme dans lequel, grâce au transfert sauvagement utilisé, on pourrait répéter les mêmes erreurs qu’hier, sans obtenir cette fois-ci les mêmes bénéfices. Parce qu’il faut le dire, l’alternative d’hier, au delà de ses échecs et excès, a réussi sans aucun doute à installer une pensée nouvelle, une pratique différente, dans ce qui se présentait comme inévitable et immuable . Parce qu’il est vrai que, dans le champ de la psychiatrie, plus rien n’a été comme avant après cette tempête libertaire.

L’utopie se présentant toujours comme une étoile polaire, elle est porteuse de réussite et de succès au prix du renoncement à l’étoile elle-même. Aujourd’hui, il s’agit de penser autour de plusieurs sujets centraux, tels que : Dans quelle cosmogonie va s’enfermer un projet alternatif ? A quel objectif (biens ?) correspondra ce projet ? Lequel pourrait être ce point de rencontre entre la psychanalyse et une psychiatrie alternative ? Dans tous les cas, il est clair que la psychanalyse ne pourra d’aucune manière remplacer un discours psychiatrique alternatif qui, aujourd’hui, doit concrètement se créer. Il faut penser à tout cela. Il s’agit au fait de penser. Mais, penser et agir, se réunir pour réfléchir à notre pratique quotidienne, constitue déjà, ici et maintenant, une première victoire contre la dictature du réalisme, qui, au nom d’une efficacité trans-situationnelle, essaye de nous empêcher de penser, de projeter.

(*) L’auteur cite HABERMAS selon qui le scientisme est l’idéologie qui nous fait croire qu’il n’existe point une autre voie d’accès à la connaissance que la voie scientifique. Il conteste cette idéologie du réalisme et propose de construire sa nouvelle alternative, qui exercerait une critique radicale de l’idée du bonheur, définie à ce jour comme objectif exclusif de notre travail clinique.