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Origine http://malgretout.collectifs.net/article.php3?id_article=35
Quand il s’agit de commencer un texte autour de l’idée
de “ bonheur •, en psychiatrie et psychanalyse, la première
chose que nous sentons c’est une espèce d’abîme,
abîme dû à l’énormité d’un
tel sujet qui constitue aujourd’hui un des thèmes,
à mon avis, centraux dans toute perspective alternative de
la psychiatrie, ainsi que dans tout regard que la psychanalyse pourrait
structurer autour de son rôle dans le champ social. Le plus
simple sera donc de procéder par • « collage
» c’est à dire d’avancer une série
de pistes plus ou moins ordonnées, en attendant qu’elle
puissent former un petit tout de ce que j’essayerais de dire.
Bien que paradoxal, la psychiatrie et la psychanalyse possèdent
encore aujourd’hui, en 1987, un terrain commun, c’est
le terrain marécageux de ce qui est difficile à dire
et à soutenir comme discours dans notre société.
Si nous acceptons, avec HABERMAS (*), que le scientisme est l’idéologie
qui nous fait croire qu’il n’existe point une autre
voie d’accès à la connaissance que la voie scientifique
proprement dite, nous pouvons constater que les deux discours pâtissent
donc du même flou, entre la tentation scientiste d’une
part et l’impossibilité faite à l’idéologie
dominante d’autre part, d’énoncer clairement
son champ comme rationnel mais non scientifique.
Qu’un discours soit constitué dans sa forme et sa
structure par un élément de connaissance non scientifique,
cela signifie qu’il répond quand même à
l’exigence d’un savoir rationnel, c’est à
dire d’un savoir qui . en situation » va se constater
comme un savoir efficace, de et pour la situation, et qu’il
est codifiable et transmissible. Toute idée " d’efficacité"
apparaîtra alors depuis le début comme efficacité
de et pour une situation, c’est à dire efficacité
relative. Non pas relative parce qu’arbitraire, mais relative
au projet, à l’objectif que la situation propose. Dans
ce sens, nombre de nos collègues, ainsi que des intellectuels
intéressés par la psychanalyse, trouvent difficile
de soutenir que, dans le discours analytique (ainsi que dans une
certaine psychiatrie intéressée par celui-ci) existe
un noyau central de ce savoir, qui tout en étant rationnel
n’est pas scientifique. Non pas que le discours analytique
ne s’intéresse pas, dans le sens d’un dialogue
et confrontation, au discours scientifique, mais que, à l’opposé
de l’idéologie scientiste, il n’a en aucune manière
singé la science pour justifier son noyau rationnel. Cela
dit, la base de toute pratique analytique apparaît sous un
impératif éthique, énoncé comme . pas
de clinique sans éthique . La base de cette éthique
analytique implique la possibilité de renoncer au service
des biens, dans le sens large et moral des biens. Je crois que c’est
ici qu’apparaît une première difficulté
pour une rencontre entre la théorie et la pratique analytique
et le courant alternatif de la psychiatrie.
En effet, dans les années « dorées »
de l’alternative psychiatrique, le discours alternatif ne
partait pas de cette position éthique ; au contraire, l’alternative
se présentait comme « un bien alternatif » contre
le bien que la société bourgeoise proposait et qui,
bien entendu, excluait toute population déviante ou marginale.
Dans ce sens là, le malade mental apparaissait, un peu comme
tous les exclus de la société en général,
comme étant investi d’une véritable charge historique.
Ils étaient les porteurs « en puissance » d’une
révolution qui devait devenir « un acte ». L’étape
qu’aujourd’hui nous appelons d’une façon
désabusée « de la déception »,
notre époque de non dupe, bref ! nous a laissé sans
révolution à l’horizon, mais avec les malades
dans les hôpitaux. L’idéologie du « réalisme
efficace », dépourvu de toute duperie idéologique
a cru son heure de gloire arrivée.
Nous qui, depuis des horizons différents, contestons cette
idéologie du réalisme, essayons aujourd’hui
e construire une nouvelle alternative, qui ne sera plus seulement
alternative à l’hôpital et à la marginalisation,
mais qui aussi devra être alternative au réalisme qui
prétend transformer la réalité en catégories
ontologiques. Dans cette idéologie, la réalité
EST et, face à elle, la seule question qui se pose est de
savoir quel en serait le meilleur gestionnaire. Mais il s’avère
que le poids de notre propre histoire est lourd et nous trouvons
certaines difficultés à construire notre position
et notre projet, une des difficultés majeures étant
le manque d’une critique radicale à l’idée
du bonheur comme un objectif possible dans notre travail clinique.
Certains de nos collègues psychiatres disent que cette alternative
doit et peut se construire autour de l’apport de la psychanalyse
et, plus concrètement, de son éthique. Mais, peut-on
imaginer une pratique psychiatrique qui renonce au service des biens
? Pour ma part, je crois que tout type de travail clinique, qui
se propose d’apporter le bonheur à telle ou telle personne
ou frange de la population, risque non plus de déborder le
discours scientifique, chose qui, en soi, ne serait pas grave, mais
il tomberait carrément dans le terrain de l’irrationnel,
c’est à dire d’un discours qui, au delà
de la situation, ne peut être ni efficace ni codifiable, c’est
à dire l’arbitraire absolu.
Si, dans le discours psychiatrique, l’apport « scientifique
» (médicaments, recherche, etc...) apparaît comme
un simple auxiliaire, mais jamais comme la voie efficace vers la
guérison, peut être pouvons nous comprendre que certains
psychiatres s’intéressent au discours analytique. S’intéresser
au discours analytique ne veut pas dire pour autant l’adopter
directement, comme si cette adoption ne posait pas de problèmes.
Dans notre dernière réunion, l’idée avancée
était que l’éthique analytique puisse dépasser
le cadre de la clinique analytique, pour être adoptée
dans la clinique alternative. Mais regardons d’un peu plus
près : la psychiatrie, même si on la considère,
comme on le disait précédemment, à l’écoute
d’autre chose que du corps, continue quand même à
fonctionner dans le champ de la médecine, c’est à
dire concrètement à fonctionner dans l’idée
d’un bien, d’un bien à apporter au malade.
D’autre part, si ce que l’on peut entendre dans la
clinique de ce que nous racontent les patients peut s’assimiler
à une situation de malheur, on pourrait conclure que la psychiatrie
ne peut pas s’abstenir de programmer et d’accompagner
ses patients vers une certain « bonheur ». Des techniciens
du bonheur, voilà une chose. De quelle faculté sortent-ils
et quels diplômes ont-ils ? Si, dans la psychiatrie alternative,
on pouvait substituer au fonctionnement, au nom d’un bien,
un fonctionnement « éthique », en tenant compte
que cette éthique n’est pas un bien alternatif dans
le sens d’une morale alternative, mais une éthique
qui, d’emblée, va se positionner comme subversive à
l’idée du bien, alors on pourrait supposer un positionnement
autre entre cette psychiatrie et le discours médical.
Toute société propose à ses membres une série
d’images identificatoires du bonheur, les membres de cette
société possèdent, bien entendu, une relation
d’aliénation, de dépendance plus ou moins grande
par rapport à ces images identificatoires, il existe aussi
pour eux la possibilité de les contester radicalement en
en proposant d’autres, mais tout cela fonctionne quand même
au nom d’un bien, c’est à dire au nom de l’aliénation
à un bien. Bien qu’il soit trop long de la développer
ici, il s’agit bien entendu de la différence existant
entre les concepts de justice et de liberté, couple dialectique
qui ne fait jamais UN. Quand, dans le mouvement analytique, se produit
la rupture avec l’idéologie du MOI FORT, la clinique
analytique va énoncer que la guérison (un bien parmi
les autres) ne peut être que en plus, « de surcroît
», c’est à dire qu’elle doit rester d’emblée
comme marginale, excentrée par rapport aux objectifs de la
cure. Dans ce sens là, toute idée du bonheur, de réalisation
personnelle, d’après une échelle de X valeurs,
constitue le travail postérieur à réaliser
par les patients et jamais un objectif thérapeutique.
La question actuelle serait dans la possibilité d’imaginer
une pratique alternative qui, à partir de cette idée
du travail clinique, ne se proposerait plus comme un bonheur alternatif
? Pour ma part, je crois qu’il est trop tôt pour donner
une réponse complète à cette question. Il s’agit
plutôt d’un pari, le pari de construire un projet alternatif
qui, tout en revendiquant sa filiation envers l’ancienne alternative,
sache être sa négation dialectique. Dans tous les cas,
il me semble qu’une base de départ pour ce travail
doit être la critique radicale de l’idée du bonheur,
sous peine de tomber dans un nouveau messianisme dans lequel, grâce
au transfert sauvagement utilisé, on pourrait répéter
les mêmes erreurs qu’hier, sans obtenir cette fois-ci
les mêmes bénéfices. Parce qu’il faut
le dire, l’alternative d’hier, au delà de ses
échecs et excès, a réussi sans aucun doute
à installer une pensée nouvelle, une pratique différente,
dans ce qui se présentait comme inévitable et immuable
. Parce qu’il est vrai que, dans le champ de la psychiatrie,
plus rien n’a été comme avant après cette
tempête libertaire.
L’utopie se présentant toujours comme une étoile
polaire, elle est porteuse de réussite et de succès
au prix du renoncement à l’étoile elle-même.
Aujourd’hui, il s’agit de penser autour de plusieurs
sujets centraux, tels que : Dans quelle cosmogonie va s’enfermer
un projet alternatif ? A quel objectif (biens ?) correspondra ce
projet ? Lequel pourrait être ce point de rencontre entre
la psychanalyse et une psychiatrie alternative ? Dans tous les cas,
il est clair que la psychanalyse ne pourra d’aucune manière
remplacer un discours psychiatrique alternatif qui, aujourd’hui,
doit concrètement se créer. Il faut penser à
tout cela. Il s’agit au fait de penser. Mais, penser et agir,
se réunir pour réfléchir à notre pratique
quotidienne, constitue déjà, ici et maintenant, une
première victoire contre la dictature du réalisme,
qui, au nom d’une efficacité trans-situationnelle,
essaye de nous empêcher de penser, de projeter.
(*) L’auteur cite HABERMAS selon qui le scientisme est l’idéologie
qui nous fait croire qu’il n’existe point une autre
voie d’accès à la connaissance que la voie scientifique.
Il conteste cette idéologie du réalisme et propose
de construire sa nouvelle alternative, qui exercerait une critique
radicale de l’idée du bonheur, définie à
ce jour comme objectif exclusif de notre travail clinique.
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