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Origine : http://malgretout.collectifs.net/article.php3?id_article=38
Si nous pouvons identifier un courant, une tendance dominante dans
nos sociétés industrielles, c’est bien celle
du devenir réducteur vers un modèle unique. Il apparaît
de plus en plus clairement que les sociétés des pays
centraux produisent un modèle unique d’homme, de femme,
de mode de vie, bref, un modèle de la façon dont on
peut, et surtout dont on doit, être heureux. Et par la suite,
ce modèle, ces images identificatoires, grâce à
cette énorme machine communicationnelle que sont les mass-médias,
se verront véhiculés dans le monde entier.
Nos sociétés sont ainsi des sociétés
qui fonctionnent d’après l’opposition norme/déviance.
L’autre, quel que soit l’autre de la norme, n’est
pas tout à fait un vrai autre, c’est quelqu’un
de diminué, quelqu’un "à l’humanité
incomplète ". Ce mode de fonctionnement qui est aujourd’hui
devenu largement dominant comme mode d’existence des sociétés
disciplinaires n’a pas toujours existé, loin s’en
faut. Nous pouvons identifier son commencement autour de la conquête,
massacre et colonisation du continent américain. Pour les
colonisateurs, en effet, les Indiens n’étaient plus
comme c’était le cas jusqu’à présent,
des hommes d’une culture différente, ils étaient
désormais considérés comme des hommes à
l’humanité incomplète Ce fut là le surgissement
de quelque chose de très important dans l’histoire
de l’imaginaire de l’oppression, à savoir la
naissance du discours d’une humanité une . avec un
modèle unique : la norme, et tout autour, la déviance.
Ce mode de fonctionnement s’est ensuite systématisé
jusqu’à aboutir à nos sociétés
disciplinaires décrites et analysées par Foucault,
sociétés de surveillance, de dressage des corps, de
normalisation.
Le dispositif sujet / objet
Ainsi, les marginaux, déviants et autres anormaux ., lorsqu’il
est porté sur eux un regard qui les considère en tant
qu’êtres humains incomplets " ou bien à
l’humanité boiteuse, bizarre, sont d’emblée
et irrémédiablement mis en position d’objet.
Objet par rapport auquel est émis un diagnostic, objet de
classification, objet de regards intrigués ou effrayés,
objet thérapeutique enfin, par rapport auquel les différents
travailleurs sociaux et de la santé mentale se positionneront
de fait en tant que sujet de discours et pratiques normalisatrices.
Il faut noter que nos sociétés en crise " sécrètent
un nombre croissant de marginalisés, qui, dans le contexte
de la rupture du mythe du progrès qui avait ordonné
toute la modernité, c’est-à-dire dans le contexte
d’une société adonnée au réalisme
gestionnaire comme seule et unique perspective possible aujourd’hui,
seront appréhendés comme des réalités
indépassables, des dysfonctionnements au sein du système,
qu’il va s’agir de gérer, de résorber.
Et c’est ainsi que le rôle des institutions sociales
tendra au contrôle, à la maîtrise, à la
réabsorption des pratiques et individus dits déviants
ou exclus, considérant qu’il ne peuvent relever que
d’un symptôme social, d’une défaillance
du système. A l’occasion, on les rendra même
coupables de leur situation par le biais d’un euphémisme
dont notre société est aujourd’hui friande en
parlant de leur nécessaire responsabilisation » tout
en continuant par ailleurs à les traiter en tant qu’objets
des discours et pratiques normalisatrices, sociales ou thérapeutiques,
c’est-à-dire à les réduire à une
batterie de symptômes, à une pathologie.
Savoir / pouvoir
Toutes ces pratiques, sont, bien entendu effectuées "
au nom du bien " dont le travailleur social ou médical
serait censé, en tant que représentant de la norme,
être le détenteur. Or, faire le bien du peuple malgré
le peuple est un énoncé d’intention déjà
bien connu au cours de l’histoire et qui ne peut mener qu’à
la barbarie, car cela implique qu’il existe une élite
qui sache quel est le bien du peuple et un peuple qui ne sait pas
et doit donc de ce fait se soumettre à l’obéissance
aveugle de ceux qui savent simplement au nom de ce savoir non partagé
qui devient ainsi un pouvoir. C’est la dialectique savoir/pouvoir
décrite par Foucault, dont les deux éléments
sont étroitement imbriqués, se justifiant l’un
l’autre et découlant l’un de l’autre comme
il le présente lui-même dans Surveiller et punir :...
« il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution
corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui
ne suppose et ne constitue en même temps des relations de
pouvoir ». Agir au nom du bien de l’autre présuppose
donc d’une part un mécanisme de pouvoir qui va s’exercer
sur cet autre, d’autre part sa réification, sa prise
en compte en tant qu’objet dénué de savoir,
de compréhension quant à sa propre situation.
Il faudrait tout de même signaler que ce mécanisme
liberticide tend de plus en plus à être contesté
des deux côtés de la frontière s : de plus en
plus d’associations de chômeurs, exclus, sans droits,
sans papiers, font entendre leur voix aujourd’hui et se positionnent
en tant que sujets de revendications, de discours et pratiques venant
rompre avec le fatalisme et la résignation ambiante, bref,
en tant que sujets de liberté. De l’autre côté,
nous pouvons constater depuis quelque temps que le malaise parmi
les différents travailleurs sociaux qui sont censés
intégrer ces "exclus " au sein d’une société
dont le mode de fonctionnement intrinsèque est l’exclusion
même, prend de plus en plus d’ampleur. Des initiatives
en tous genres, maisons de quartiers, réseaux et communautés
de troc, etc., se font jour qui inventent de nouvelles formes de
solidarité concrète. Ainsi, l’avenir n’est
plus perçu comme un long tunnel noir qui ne peut mener qu’au
pire, il n’est plus ce que l’on doit subir dans l’impuissance
la plus totale, tels des spectateurs de notre propre vie, mais il
devient ce que les uns et les autres en font en l’inventant
jour après jour par le biais d’initiatives et de projets
qui créent ici et maintenant de nouvelles dimensions et de
nouveaux modes d’être.
Norme et images identificatoires de bonheur
Nous avons dit que nos sociétés fonctionnaient selon
le schéma norme/déviance. Si nous voulions définir
la norme nous pourrions dire qu’elle est constituée
d’un ensemble d’images identificatoires qui, dans une
société donnée est imposé comme modèle
à tous les hommes et femmes et par rapport auquel ils se
comparent et se mesurent. Ce sont des modèles d’aliénation
qui vont dans le sens de l’unification unidimensionnelle de
nos sociétés. Aujourd’hui quand un enfant d’un
bidonville de Dakar ou un enfant d’une favella de Rio, partagent,
grâce à la télé, les mêmes images
identificatoires de bonheur qu’un jeune américain,
nous pouvons dire que la société disciplinaire, basée
sur la norme unique, est devenue dominante.
Mais la norme n’est qu’une construction idéologique,
c’est, par excellence, un lieu vide, car personne n’est
jamais véritablement dans la norme. Elle reste un modèle
idéal à atteindre et par rapport auquel chacun de
nous ne peut que mesurer son éloignement. " En toute
rigueur, une norme n’existe pas, nous dit Canguilhem, elle
joue son rôle qui est de dévaloriser l’existence
pour en permettre la correction . Ainsi, tous ceux que nos sociétés
nomment déviants, handicapés, inadaptés, etc.,
n’existent en tant que tels que dans le discours de la norme
qui par ce biais va tenter de leur montrer le chemin de la "
correction : c’est la comparaison à la norme qui crée
la déviance, le handicap ; il n’y a pas de handicap,
de déficience en soi. Par rapport, à la norme, on
ne peut se définir qu’en négatif, qu’en
terme de manque. De la même façon que la norme n’existe
et ne se définit qu’en termes négatifs, par
rapport à ce qu’elle désigne comme « anormal
» . C’est pourquoi, pour justifier son « existence
elle a besoin en permanence de nommer, de classifier, de répertorier
ce qu’elle considère comme déviance et qui n’est
que le nom de ce qui lui permet d’exister, bien que toujours
d’une façon purement imaginaire.
Ainsi, plus une personne qui apparemment ne correspond pas aux
critères de la norme majoritaire d’une société
tente, afin de s’intégrer dans cette société,
de correspondre au modèle majoritaire, c’est-à-dire,
de devenir la norme, plus elle ne fera en fait que mettre en avant
son éloignement irrémédiable par rapport à
celle-ci. Le paradoxe de la norme est donc le suivant : plus on
recherche à s’en approcher, à s’y conformer,
plus on fait ressortir finalement son irrémédiable
distance. Si par contre, on tente de développer d’autres
normes, d’autres modes d’être, on échappe
à la comparaison systématique d’avec la norme
dominante et on peut se définir d’après des
critères positifs.
Norme et identification
Le mécanisme principal utilisé par la norme dans
nos sociétés disciplinaires est celui de la . nomination
unidimensionnelle , c’est-à-dire que nous prenons un
trait d’une personne ou d’un groupe humain et nous le
forçons à s’identifier avec un élément
qui deviendra sa place, son lieu et, bien entendu, sa prison. C’est
ce que Guattari appelait la machine paranoïaque. Ainsi, certains
seront des Noirs, d’autres des Juifs, d’autres des Handicapés,
d’autres des Joueurs de boule, peu importe, la folie taxinomique
n’a pas de limites dans son désir de mettre des limites.
Ainsi, individuellement ou en groupe, le phénomène
humain ne sera plus conçu comme une multiplicité,
mais au contraire, on va le forcer à s’identifier avec
la place et le nom qui correspond à cette place que la norme
lui a donné au sein de sa constellation. Or, un corps, une
singularité ne s’identifie pas avec la description
unidimensionnelle de ce qu’il est, un être ne s’identifie
pas avec la description que la taxinomie fait de lui. Un corps,
un être s’identifie par ce qu’il peut, par sa
puissance. Or, cette puissance n’est jamais tout à
fait représentable, prévisible, car comme l’écrit
Spinoza « on ne sait pas ce que peut le corps ». Ainsi,
la société de la norme parce que les hommes et les
groupes derrière des grilles constituées par des symptômes,
symptômes qui se veulent la description « dépliée
» . de cet homme auquel tout homme est censé s’identifier.
L’idéal d’une société
panoptique
Alors, au nom de la norme, au nom du bien, on prend la vie comme
si c’était un long processus thérapeutique.
S’il a existé des sociétés dans lesquelles
la vie était organisée autour du paradigme d’une
ascèse, nos sociétés conçoivent la vie
comme un processus thérapeutique, un processus normalisateur.
On normalise à l’école comme à l’hôpital,
à l’usine comme à la caserne, et la mort est
peut-être le seul objectif de guérison que nos sociétés
d’oppression gardent comme idéal. Ainsi toute souffrance
qui, comme nous le disions plus haut, est considérée
comme un défaut, un déficit, une faiblesse, tend à
être répertoriée comme souffrance pathologique,
sociale ou technique et ce qui constitue la vie des gens existe
ainsi dans un devenir transparent.
C’est l’idéal d’une société
panoptique généralisée à partir du modèle
de la prison parfaite élaborée par Jeremy Bentham
en 1791 dans son Panopticon : Si l’on trouvait un moyen de
se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain
nombre d’hommes de disposer tout ce qui les environne de manière
à opérer sur eux l’impression que l’on
veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons,
de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût
échapper ni contrarier l’effet désiré,
on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne
fût un instrument très énergique et très
utile que les gouvernements pourraient appliquer . L’idéal
d’une société panoptique est celui de la transparence,
de la visibilité assimilées au bien en soi, tandis
que toute opacité, tout point échappant au regard
inquisiteur de la société, est considéré
comme une chose négative et suspecte.
Si pour Bentham, le panoptique était la figure d’un
dispositif carcéral, il avait pour ambition d’être
généralisable à tous les domaines de la société
et nous pouvons dire avec Foucault que c’est devenu l’idéal
du fonctionnement de nos sociétés, « une manière
de définir les rapports du pouvoir avec la vie quotidienne
des hommes » , pouvoir automatisé et dépersonnalisé,
permettant la surveillance généralisée puisque
chacun de nous est produit et rouage de cette machine liberticide.
Il ne s’agit plus dans les sociétés disciplinaires
d’une conception du pouvoir comme pouvoir central, pyramidal
et qui s’exercerait de haut en bas. Il s’agit d’un
pouvoir conçu comme un réseau de forces multiples
et omniprésentes dispersées dans la société,
comme une multiplicité de micro-pouvoirs induit par des rapports
de force et qui sous-tend toute relation d’un point à
un autre , tous types de rapports sociaux. Le propre de ce type
de pouvoir diffus et omniprésent est, comme nous l’avons
vu, de n’être pas le fruit d’une intention ou
d’une machination localisable, mais de s’exercer par
la mise au point d’un ensemble de techniques de contrôle,
de normalisation. Ainsi la norme, et l’opposition norme/déviance
qui est le modèle de fonctionnement de nos sociétés
disciplinaires, est l’instrument d’un pouvoir qui n’est
pas localisable en un point unique de la société ni
identifiable avec un ou plusieurs individus qui l’incarneraient.
C’est le fruit d’un mécanisme pernicieux puisqu’il
agit en pénétrant au plus profond de nos corps et
de nos esprits pour se présenter comme une évidence,
comme un modèle unique accepté par tous et auquel
tout le monde doit et ne peut que se conformer.
Majorité et minorité
Nous avons identifié norme et modèle majoritaire
d’une société. Il ne faudrait toutefois pas
confondre majorité et le plus grand nombre : majorité
n’est pas à comprendre en termes quantitatifs. La plupart
du temps, c’est la minorité numérique qui représente
la majorité identificatoire. Modèle majoritaire est
donc à comprendre comme modèle dominant idéologiquement.
Ainsi, ce que l’on nomme minorité n’a rien à
voir non plus avec le fait d’être minoritaire en nombre
: en fait et paradoxalement, au niveau quantitatif, les minoritaires
sont souvent majoritaires.
Nous pouvons distinguer schématiquement deux façons
de concevoir la minorité. La première consiste, en
tant que minorité, à demander une place au sein du
modèle majoritaire : cela constitue le rêve de pouvoir
d’une minorité, qui souhaite devenir majoritaire, soit
en déplaçant la majorité actuelle, soit en
partageant la place majoritaire. Cette conception de la minorité,
qui lorgne vers la majorité et n’existe que dans une
perspective de devenir majoritaire se rapproche plus par définition
du modèle majoritaire que de la conception de la minorité
que nous allons évoquer. La deuxième option de la
minorité implique en effet de reconnaître dans chaque
minorité un mode d’être ou des modes d’êtres
qui ne sont pas réductibles ni les uns par rapport aux autres,
ni au modèle majoritaire. Ainsi, être minoritaire n’a
rien à voir avec une appartenance sociologique à un
groupe, mais avec le fait d’assumer le défi imposé
par l’exigence qui existe au sein d’une situation donnée.
Si la majorité peut être identifiée à
l’opinion, la minorité ou plutôt les devenirs
minoritaires se structurent autour de la question de la vérité.
Par ailleurs, la majorité s’appuie sur la sérialisation
humaine, les images identificatoires qui lui correspondent agissant
comme des modèles auxquels on doit obéir pour "être"
la majorité. Ces images identificatoires, véhiculées
par les médias et la culture dominante, sont autant d’injonctions
adressées à tous ceux qui n’y correspondraient
pas de s’y conformer. La norme dominante fonctionne donc selon
le schéma du modèle unique auquel on ne peut qu’adhérer
si on ne veut pas être « exclu » car en dehors
de ce modèle, il n’y que la fange, la misère,
la non vie. C’est ainsi que de nos jours le discours autour
de l’exclusion tend à nous faire croire que, étant
donné qu’il n’y a qu’un modèle d’intégration,
de relation à la société, au travail, etc.,
tous ceux, de plus en plus nombreux, qui n’y correspondent
plus sont des "exclus" .
Nous pensons plutôt qu’il s’agit de penser ces
exclus comme des « inclus » en tant qu’exclus,
c’est-à-dire en tant que pauvres, sans droit, sans
toit, etc. Car c’est bien le fonctionnement de nos sociétés
qui est en cause et les grands choix économiques qui ont
été opérés qui produisent cette exclusion.
Celle-ci serait donc à penser, non plus comme un symptôme,
un dysfonctionnement qu’il suffirait de gérer puis
finalement de résorber, mais bien plutôt comme le mode
de fonctionnement du système, son moyen d’autorégulation.
En outre, le modèle majoritaire par lequel et au vu du maintien
duquel sont véhiculées les images identificatoires
constituant la norme dominante fonctionne, comme nous l’avons
vu, sur le mode de l’identification, il implique l’adhésion
à une vérité déjà là.
La minorité, à l’opposé, se passe tout
à fait du mécanisme d’identification puisqu’il
est question là d’une appartenance positive, d’un
engagement, dans le sens du partage d’un projet qui fait le
lien entre tous ceux qui se réclament de cette minorité.
Il existe dans la minorité un noyau d’opacité
non réductible, non dépliable qui réside dans
la non garantie, le non déterminé, le non modélisable
du projet qui est toujours devenir et qui s’oppose à
la volonté de transparence, aux images identificatoires figées
et stéréotypées véhiculées par
le modèle majoritaire. Les luttes minoritaires se fondent
sur une exigence de partage, de solidarité, de liberté,
elles sont un défi lancé dans une situation donnée
qui pourrait s’énoncer comme « ce qui est comme
ça n’est pas forcément comme ça «
. Elles impliquent donc une pensée de la lutte et de la liberté
en termes situationnels, la liberté étant toujours
acte ici et maintenant, alors que le modèle majoritaire implique
toujours une pensée en termes de globalité.
Enfin nous pouvons dire que, contrairement au modèle majoritaire,
les minorités qui se présentent toujours comme des
devenirs, impliquent une politique de la puissance, en tant que
puissance créatrice, libertaire, opposée à
toute idée de pouvoir. La majorité a pour ambition
d’être universalisante, dans le sens négatif
d’imposition d’un modèle unique considéré
comme universel. C’est donc un universel englobant, opprimant,
dominateur qui tend à écraser toutes différences
conçues comme autant de défauts, de faiblesses. Les
différences mises en avant par les minorités le sont
au contraire en tant que richesses et dimensions nouvelles et l’universel
qui est à l’œuvre dans les luttes minoritaires
a à voir avec ce que l’on nomme l’universel concret,
dans le sens où l’universel est ce qui existe en tant
que singularité concrète dans une situation donnée.
Les minorités sont toujours du côté de la question,
en tant que défi lancé dans une situation donnée
alors que la norme, le modèle majoritaire, modèle
clos et saturé, se targue de fournir des réponses
avant même que les questions ne se posent, ce qui constitue
la définition même de l’idéologie.
"Souffrance existentielle" et "fragilité"
Ainsi, les images identificatoires de bonheur existent dans nos
vies comme des réponses préalables à tout questionnement
sur le sens de la vie, et plus encore dès lors que nous savons
que la définition de l’être humain est devenue
: un être humain est celui qui veut être heureux d’après
les modèles identificatoires dominants de bonheur. Or, le
problème est que, par rapport à ces fameuses images
identificatoires, comme nous l’avons vu, nous sommes tous
d’une façon ou d’une autre en défaut.
De sorte que les images identificatoires de bonheur produisent en
permanence du malheur.
Ainsi, les « normaux c’est-à-dire ceux qui auront
bien intégré la norme et se sentiront « du bon
côté auront tendance à adopter à l’égard
de ceux qu’elle juge « anormaux un regard de pitié,
de compassion eu égard à la souffrance que ces derniers
doivent ressentir du fait de leur « anormalité ».
On leur impute ainsi une souffrance qui serait la simple conséquence
(donc irrémédiable) de leur « état »
. Eux-mêmes pourront avoir tendance à faire de même.
Or, comme nous l’avons vu, le mécanisme pervers de
la norme fait que la souffrance et le malheur naissent précisément
de cette confrontation permanente aux images identificatoires de
bonheur par rapport auxquelles et quoi qu’il arrive on ne
peut être qu’en défaut, en échec. Ainsi,
dans l’un comme dans l’autre cas, la norme a triomphé
puisqu’elle a été totalement intériorisée
par les personnes en question.
Ce n’est pas le handicap en soi qui produit de la souffrance,
mais la perception normalisée imposée par la société,
le regard de la norme sur une différence qui devient dans
son spectre un handicap, une déficience, un manque, un défaut.
Le marginal, le déviant, pour employer des termes génériques,
ne souffre pas de sa marginalité ou de sa déviance
en soi, mais du fait que nos sociétés stigmatisent
cette déviance et l’enjoignent de se conformer au modèle
unique, à la norme dominante. Plus généralement,
nous pouvons dire qu’il souffre d’être, non pas
ceci ou cela par quoi la société classificatrice va
le désigner, mais d’être tout simplement, comme
n’importe quel être humain. Il ne s’agit cependant
pas de nier le fait que le handicapé puisse souffrir ou être
gêné de son handicap, mais de montrer à quel
point le regard normalisateur et disqualifiant de la société
l’empêche de se penser et d’agir d’après
sa puissance.
C’est pourquoi nous voulons opposer à l’idée
de souffrance pathologique ou pathologisée, étiquetée
et dont on détermine précisément les causes,
la souffrance existentielle que nous pourrions définir comme
une certaine assomption de la complexité de la vie qui n’est
jamais réductible et dépliable à l’aide
de grilles de lecture techniques et économiques. La souffrance
pathologique implique une vision de la souffrance en termes négatifs
: c’est ce qu’il faut guérir, soigner, qu’on
peut déplier, expliquer. Dans la souffrance existentielle,
en revanche, il y a de l’indépassable, elle est ce
que nous ressentons tous en tant qu’êtres humains qui
devons nous coltiner avec le fait d’être vivants. Cette
souffrance n’est pas dépliable, décodable, interprétable
comme s’il s’agissait d’un accident ou d’une
anomalie quelconque. Il s’agit tout simplement de ce déchirement
propre à l’être de l’être humain
et avec quoi il faut faire , c’est-à-dire "vivre
avec" .
Un autre concept pour nous fondamental et lié à celui
de « souffrance existentielle nous permet d’aller plus
loin dans la « dépathologisation » de la souffrance
et dans le dépassement du rapport sujet/objet : c’est
celui de fragilité. La « fragilité est ce sentiment
et ce vécu qui nous place d’emblée en dehors
de la dichotomie fort/faible, donc sujet/objet. La "fragilité"
, qui est dans nos sociétés abusivement confondues
avec faiblesse , est cette dimension profondément humaine
qui nous fait dépasser les sauve-qui-peut propre à
l’individualisme régnant, (tout comme l’idéologie
des gagneurs et autres « battants » , qui ne sont tels
qu’au détriment et au mépris des millions de
. perdants , comme si la vie était une course à laquelle
il faudrait arriver premier en écrasant les autres), pour
assumer cette vérité humaine que nous sommes tous
dans le même bateau, c’est-à-dire assumer notre
destin d’êtres humains.
La « fragilité » nous permet ainsi de nous positionner
dans une problématique situationnelle, c’est-à-dire
qui regarde de la même façon tous les habitants d’une
situation et que tous doivent affronter ensemble, et dépasser
ainsi toute relation en terme de sujet/objet, fort/faible. Par ailleurs,
la solidarité et le partage cessent, de ce point de vue-là,
d’apparaître comme simple question d’opinion,
ces éléments sont bel et bien ce qu’il nous
est à tous indispensable d’assumer si nous ne voulons
pas sombrer sans recours dans la barbarie.
Lieux de vie : vers une dérive institutionnelle ?
Si les institutions fonctionnent d’après le mécanisme
de la norme, ont pour fonction de normaliser, c’est-à-dire
de soigner, adapter, intégrer, les lieux de vie, héritiers
du mouvement de l’antipsychiatrie des années 70, ont
pour fondement le refus de traiter la marginalité, la "
maladie mentale comme des maladies à soigner, et pour volonté
de faire sauter les grilles épistémologiques comme
celles des prisons dans lesquelles on enferme les gens sous prétexte
qu’ils ne correspondent pas à la « norme , c’est-à-dire
de les considérer comme des modes d’être sur
le mode du « vivre avec » , consigne lancée par
Claude Sigala et qui est aussi le titre de l’un de ses livres.
Si c’est le propre du pouvoir de « tolérer »
, à l’opposé, « vivre avec » n’a
rien à voir avec ce genre d’attitude. Nous pourrions
l’appréhender en rappelant un passage d’un des
livres de Sigala relatant un épisode où, à
la gare de l’est, une vieille clocharde un peu saoule heurte
avec ses bagages un consommateur. Celui-ci se retourne et lui dit
« ce n’est pas grave » . Ainsi « vivre avec
» s’oppose à la tolérance de par cette
conviction de ce que ce n’est pas grave, que les gens sont
ce qu’ils sont, et même que nous-mêmes, nous avons
tous à vivre avec ce que nous sommes, que la vie n’est
pas à guérir ni à tolérer, que la vie
c’est " vivre avec , ce qui ne signifie pas une vie au
rabais, mais au contraire une ouverture vers la puissance.
Nous reviendrons sur ce que nous croyons être un concept
et un projet majeur permettant de penser la vie en dehors de toute
idée de survie qu’on nous impose aujourd’hui,
mais avant il nous faut faire une parenthèse pour signaler
ce que nous croyons être une dérive vers l’institutionnalisation
de certaines structures dites alternatives. Il est de plus en plus
fréquent aujourd’hui de rencontrer un discours que
nous pourrions qualifier de « l’efficacité comparée
, c’est-à-dire que certains promoteurs de lieux de
vie et structures alternatives adoptent les mêmes grilles
de lecture et les mêmes objectifs que les institutions en
disant que les premiers sont par rapport à la maladie mentale
« plus efficaces que les secondes. Ainsi, si les structures
alternatives, à l’origine radicalement antagoniques
des structures classiques, se basent sur les même critères
que ces dernières, elles sont devenues ni plus ni moins que
des structures institutionnalisées qui n’ont plus rien
d’alternatif.
Un autre discours qui est le corollaire de celui-ci propose aux
alternatifs de devenir des partenaires crédibles et respectables
des différentes institutions, conseils d’administration,
conseils régionaux, voire ministères ..., c’est-à-dire
de les incorporer, comme un élément supplémentaire,
dans l’ensemble des possibilités thérapeutiques,
dans la batterie de traitements et modes d’approche de la
déviance et de la folie. Ainsi, les colloques censés
réunir les héritiers et continuateurs de la psychiatrie
alternative, donnent aujourd’hui le plus souvent l’image
de personnes qui tentent de jouer dans la cour des grands , de s’institutionnaliser
en tant qu’alternatifs, c’est-à-dire de n’avoir
plus encore d’alternatif que le nom. Or, les structures alternatives
ne peuvent, sous peine de perdre leur âme et leur raison d’être,
s’aligner sur les structures contre lesquelles elles se sont
précisément fondées, et le jour où les
personnes à l’allure sympathique, aux méthodes
douces, avec de beaux lieux de vie dans de beaux endroits, deviennent
des partenaires sérieux et crédibles pour les institutions,
ce jour-là, ces personnes-là ne sont tout simplement
plus des alternatifs et leurs lieux ne sont plus des lieux où
l’on vit avec . Il faut bien sûr préciser qu’il
ne s’agit pas de bannir le partenariat en soi, mais qu’il
doit être conçu dans sa nature contradictoire et sans
synthèse possible. “Vivre avec”
Alors, « vivre avec » n’est pas la chimère
d’une « belle âme » quelconque, «
vivre avec » est le concept et le projet du développement
de la vie comme forme de résistance. Il s’agit de refuser
le modèle de la survie ., le modèle sécuritaire
et disciplinaire qui nous propose la survie en échange de
notre soumission. Quand, au contraire, on articule le vivre et le
« avec » nous nous trouvons là dans l’éclatement
de la taxinomie symptomatique car « vivre avec » implique
que les hommes et les femmes existent individuellement et en groupe
non pas comme des symptômes ou des classes sociologiques,
mais comme de véritables « modes d’être
» . Mode d’être signifiant que l’être
de l’être humain n’a pas un modèle normalisé
central, que l’être de l’être humain ne
se donne toujours que par des modes d’être différents.
Mais ces modes d’être différents ne nous plongent
nullement dans un relativisme quelconque car ils existent dans une
différence, dans une déliaison et un non-rapport qui
est fondé sur un rapport ontologique. C’est-à-dire
que dans chaque mode d’être, loin de nier l’universalité,
il existe comme un noyau fondateur, un élément universel."
Vivre avec signifie ainsi briser l’aliénation au temps
unidimensionnel de la marchandise, sortir de cette vision productiviste
qui identifie l’être humain avec un élément
de plus dans l’objectif du profit pour poser la question non
plus d’un sens unique qui devrait ordonner nos vies, mais
des sens possibles. A l’époque d’Internet, où
la technique nous offre l’illusion d’être branchés
avec le monde entier pour mieux dissimuler la solitude et l’impuissance
qui nous empêchent de fraterniser avec notre voisin de palier,
à l’époque où l’avenir jusqu’à
hier radieux nous apparaît sous la forme d’une menace
inquiétante, à l’époque où il
faut gagner du temps faute de savoir ce que cela peut bien vouloir
dire d’en perdre, bref, dans notre époque marquée
par les passions tristes, vivre avec signifie s’ouvrir vers
les mille virtualités possibles, renouer avec l’essence
du nomadisme libertaire, renouer avec les passions joyeuses. Dans
notre monde où, comme l’appelaient Deleuze et Guattari,
la machine paranoïaque a distribué les rôles de
telle façon qu’il y a ceux qui pensent et ceux qui
agissent, homo sapiens et homo faber, il faut libérer les
savoirs captifs, ces savoirs qui existent dans les mains de l’artisan,
dans le corps des amants, dans l’imagination des artistes,
ce savoir qui existe de façon refoulée chez les travailleurs
auxquels on impose d’être des singes décérébrés
qui doivent obéir aux ingénieurs et aux patrons.
Qu’est-ce qu’on fait avec la folie ?, qu’est-ce
qu’on fait avec la déviance ?, mais encore, qu’est-ce
qu’on fait avec la vie ?, ne sauraient être des questions
de techniciens. Vivre avec est l’invitation à une fête
qui n’a rien de chimérique, la fête de cette
totalité concrète, cette totalité ici et maintenant,
à chaque fois que la liberté structure nos actes et
nos créations.
Il faut casser avec la chaîne de la peur et de l’intimidation
ne serait-ce que parce qu’avoir peur n’a jamais protégé
personne des dangers. Aujourd’hui, nos sociétés
ont peur du chômage, de la maladie, du sexe, de l’étranger,
de l’air qu’on respire et du soleil qui nous chauffe.
Les commentateurs, techniciens de l’opinion, nous disent qu’il
est normal d’avoir peur, car nous vivons entourés de
véritables problèmes. Or, voilà qu’avoir
peur, se sentir impuissant, bref, une fois encore, s’adonner
aux passions tristes, n’est jamais quelque chose qui s’impose
,de l’extérieur de chacun de nous. Autrement dit, pour
être dans l’impuissance, il faut d’abord un mouvement
de l’intérieur à travers lequel on se déclare
et on se rend impuissant. Tel est le mécanisme clé
grâce auquel peut exister la société du spectacle,
c’est-à-dire ces sociétés où les
hommes et les femmes sont des spectateurs passifs de leur propre
vie.
Voilà donc le malheur, mais voilà donc aussi au même
endroit, la joie et la fête, car si le mouvement fondamental
pour se rendre impuissant provient de l’intérieur de
chacun de nous, il existe aussi dans chacun de nous la puissance
qui nous permet d’assumer les mouvements tout à fait
contraires, celui de la liberté, la solidarité et
le partage. Bref, l’homme est libre, toujours libre, et s’il
trahit sa liberté, c’est toujours . librement , car
comme l’écrivait Sartre . l’homme est libre malgré
lui . Si nous sommes libres malgré nous, il s’agit
alors de vivre avec MALGRE TOUT.
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