|
Origine http://malgretout.collectifs.net/article.php3?id_article=37
Notre société traverse aujourd’hui une crise
d’une telle ampleur que, désormais, peu d’individus
se risquent à envisager une issue favorable ou espèrent
que la situation évolue dans le "bon sens". Le
fait marquant de cette crise est qu’elle touche tous les domaines
de la vie, y compris ceux qui, pendant longtemps, sont apparus les
plus stables. Nous vivons dans un monde d’incertitude, dont
les bases sont craquelées et constamment remises en cause.
La seule certitude désormais est qu’il n’y a
plus de certitude... Ainsi, l’ambition de ces journées
a été d’essayer de comprendre cette crise ainsi
que ses implications au niveau du travail social, autrement dit,
d’analyser la place et la fonction du travail social dans
une société en plein marasme. Quelle est l’incidence
de la crise de la société sur le travail et les pratiques
des travailleurs sociaux qui oeuvraient auparavant sur la «
plainte » mais dans une société stable ? Actuellement,
de plus en plus de travailleurs sociaux remettent en cause leur
travail et leur rôle d’agents intégrateurs ;
en effet, dans une société dont la base de fonctionnement
même est devenue l’exclusion, comment ne pas s’interroger
sur ce que signifie désormais "intégrer"
?
Dans le contexte général que nous avons évoqué,
marqué par l’impuissance des élites comme du
quidam face à la complexité des problèmes de
notre société, des citoyens se sont ainsi mis à
développer des pratiques alternatives tendant à retisser
du lien social, à recréer des solidarités entre
les personnes (mouvement des sans-papiers, DAL, mais aussi communautés
d’échange, réseaux de troc, maisons de chômeurs,
de quartier, etc.). Parmi ces hommes et ces femmes qui affrontent
et dépassent, grâce à ces pratiques, les effets
concrets de la crise dans leur vie, se trouvent de nombreux travailleurs
sociaux. Dans ce type d’expériences alternatives, travailleurs
sociaux et "usagers" abandonnent la vision globalisante
classique : la réalité cesse d’apparaître
à travers des abstractions comme le Chômage, la Grande
Pauvreté, la Délinquance, pour être appréhendée
dans le cadre de situations concrètes que travailleurs sociaux
et "usagers" habitent et affrontent ensemble. La complexité,
véritable idéologie de notre époque et alibi
pour ne rien faire (car source du sentiment d’impuissance
qui mine nos contemporains), est mise entre parenthèses,
car chaque individu, chaque singularité en situation représente
l’humanité, c’est-à-dire est porteur d’un
universel qui n’existe que sous des formes concrètes.
Ceci peut être illustré par un extrait de En attendant
Godot de S. Beckett : (Un homme, tombé à terre, appelle
à l’aide. Vladimir et Estragon sont témoins
de la scène. Vladimir dit à Estragon :) "Ce n’est
pas tous les jours qu’on a besoin de nous. Non pas, à
vrai dire, qu’on ait précisément besoin de nous.
D’autres feraient aussi bien l’affaire, sinon mieux.
L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt
à l’humanité tout entière qu’il
s’adresse. Mais, à cet endroit, en ce moment, l’humanité
c’est nous, que ça nous plaise ou non." Au cours
de ces deux journées de réflexion, il a été
fait allusion, à plusieurs reprises, à l’institution
comme obstacle à la capacité d’invention des
travailleurs sociaux, telle que nous l’avons évoquée
ci-dessus. En fait, la créativité ne peut naître
que dans un espace de liberté qu’il s’agit de
créer. Ceci est affaire de choix personnel. L’autre,
quel que soit son nom est trop souvent un alibi pour ne rien faire.
La réflexion des travailleurs sociaux ne peut être
enfermée dans un cadre institutionnel, dans une fonction.
La pensée, la créativité commence au contraire
quand les travailleurs sociaux ne s’identifient plus tout
à fait à leur fonction, quand ils savent s’en
extraire, pour la questionner. Réfléchir en vase clos
s’apparenterait à une tentative de normalisation du
travail social, avec pour but la création d’un modèle
du bon travailleur social vilipendant le mauvais. Cette interpellation
au niveau du citoyen permet au travailleur social de quitter la
position de vecteur de la norme qu’il peut être amené
à occuper de par sa fonction. S’interroger sur le sens
de son travail, questionner le sens commun qui le prédétermine,
débusquer à travers les interventions quotidiennes
les tentatives de normalisation des "déviants",
c’est refuser qu’un simple apprentissage de techniques
ne serve à faire passer des choses que le travailleur social
ne questionne pas.
La crainte du dilettantisme, le souci de l’efficacité,
la hantise du faire et la dérive inévitable vers une
pratique professionnelle basée sur l’urgence, évacuent
la question du sens. Le malaise s’installe lorsque les travailleurs
sociaux perçoivent les effets paradoxaux de leurs actes professionnels.
Malaise, •" burn out ", épuisement professionnel,
etc..., plaintes fréquentes des professionnels dans ces métiers
coupables d’impuissance. Plaintes à mettre de côté
dans le cadre de cette réflexion, puisque le but est de "
penser " le travail social, non pas de le « panser »
’. Elles risqueraient, en effet, d’obnubiler le travail
de la pensée. Laisser de côté la fonction pour
réfléchir en tant que sujet, voilà l’invitation
lancée au cours de ces journées. Mais cette démarche
est souvent parasitée par nos complexes face au "savoir",
ne pas savoir renvoyant trop souvent à un échec personnel.
Cette personnalisation du savoir et du rapport au savoir bloque
le travail de la pensée, car il s’agit d’être
conscient que toute théorie avance à partir du non
savoir et non à partir de certitudes.
Penser, s’interroger, c’est un défi qui s’adresse
à tout le monde, notamment aux "fantassins du travail
social", à ceux qui sont "en première ligne".
Et pour rester dans cette métaphore militaire, on peut dire
que si l’on se contente d’obéir aux ordres, c’est
que l’on est d’accord tacitement avec ces ordres. Mais
invoquer l’ordre auquel on obéit pour s’affranchir
de sa responsabilité constitue un acte que J.P. Sartre nommait
"la mauvaise foi". Comme nous le précisions plus
haut, la créativité ne peut naître que d’un
travail de réflexion mené non par un travailleur social
identifié à sa fonction, mais par une personne, habitant
d’une situation donnée, indépendamment de sa
fonction. Les premières réactions enregistrées
à la suite de ces deux journées font d’ailleurs
état de cette implication nécessaire du sujet. Il
y est question de la nécessité de changer les relations
avec les "usagers", d’un changement de mentalité
à opérer, du présent à construire en
cessant de penser en terme d’attente, de la notion d’engagement,
de la prise de risque et du positionnement éthique.
Cet engagement est nommé, par les professionnels eux mêmes,
comme existentiel et s’exerçant à l’extérieur
comme à l’intérieur du cadre professionnel.
Ici, dans la Meuse, comme ailleurs, des travailleurs sociaux articulent
leurs efforts à ceux des "usagers" pour inventer
de nouvelles formes de solidarité. Censés maintenir
le statu quo, organiser les files d’attente, ils comprennent
que, comme le dit Deleuze, "la résistance, c’est
la création", et participent, ici et maintenant, à
ce mouvement de liberté porteur de savoir-faire différents.
Ces savoirs et savoir-faire, nous pouvons les qualifier de savoirs
assujettis, en ce sens qu’ils sont considérés
comme non nobles, non respectables, et qu’ils ne sont même
pas reconnus en tant que tels. Pourtant, ce sont eux qu’il
s’agit de mettre à jour, de reconnaître dans
toute leur importance, car c’est à travers eux que
travailleurs sociaux, "usagers" et toute autre personne,
créent et inventent la vie ici et maintenant sous des dimensions
nouvelles.
|
|