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Au fil de la plume
Miguel Benasayag
Malgré Tout

Origine : http://malgretout.collectifs.net/article.php3?id_article=36

Voici quelques réflexions qui n’ont pas l’ambition d’être un texte, mais juste des réactions, au fil de la plume, au texte de Richard Bourque (au sujet de celui de madame Petit) qu’il m’a fait parvenir pour la préparation de nos journées de travail. Dans son texte, Madame Petit parle ainsi d’accouchement" comme métaphore du moment où l’enfant sourd, ou le sourd tout court, commence à parler. Quelle grande joie !, un être "incomplet", un humain qui n’était "pas tout à fait humain" accède à l’humanité ! Grand moment civilisateur : celui qui n’avait pas accès à la langue accède au monde des humains.

Or, il se trouve que depuis l’Antiquité chaque peuple définissait comme barbare un autre peuple dont il disait qu’il ne possédait pas de langue et qui se trouverait, de ce fait, dans une périphérie de l’humanité, no man’s land inquiétant entre l’homme et l’animal. Et les massacres de millions d’Indiens furent aussi présentés, dans ce qui est devenu le continent américain, comme un acte civilisateur. Il faut noter ici que les conquistadores décrivaient les Indiens comme des hommes "à l’humanité non accomplie" et trouvaient qu’ils "baragouinaient des dialectes", ce qui voulait dire qu’ils étaient bien des barbares qu’eux se devaient, en tant qu’hommes blancs civilisés, d’éduquer, voire de "réprimander" au nom, bien entendu, de leur bien. Les conséquences de cette "réprimande", nous les connaissons...

Ainsi, le sourd serait-il le barbare du blanc, pardon, de l’entendant ? Nos civilisations remplies de bonnes intentions veulent aussi au nom du bien compléter cette "humanité imparfaite" qui caractériserait le sourd. Les médecins éducateurs font de leur mieux pour éliminer ce "handicap" en suivant le précepte de Louis Pasteur qui disait en substance : "je ne te demande pas à quelle race ou à quelle religion tu appartiens ; tu souffres, tu m’appartiens". De la sorte, l’humanité souffrante (ou "humanité incomplète") appartient aux avant-gardes scientifiques qui savent où est son bien. Tout ceci est très charitable, à la nuance près que faire le bien des gens malgré eux est une formule, une pratique qui, au cours de ce siècle, a malheureusement fait ses preuves : camps de rééducation, d’extermination, déportations, stérilisations... Nos chers médecins qui détestent le dilettantisme sont toujours prêts à réagir face à la souffrance du monde. Aussi, ils ne voient pas de différence entre un implant cochléaire réussi ( ?) et un pontage cardiaque. Eux sont là, dans leurs hôpitaux bien propres... des gens qui souffrent viennent... ils essayent de les guérir.

Pourtant, nous sommes en droit de nous demander : la surdité est-elle si facilement assimilable à une "crise cardiaque" ou a une mucoviscidose ? C’est loin d’être notre avis. Essayons déjà de comprendre, ne serait-ce qu’un petit peu ce qu’est un "mode d’être". Un mode de d’être c’est comment "est" ou "existe" quelqu’un, ses particularités, ses singularités, ses potentialités, ses qualités, ses goûts et tendances. Un mode d’être s’inscrit dans le foisonnement des modes d’être à travers lesquels l’humanité existe. Homme, femme mais encore noir, blanc, petit, grand... mais aussi indien, esquimau, et une myriade d’autres modes d’être. En revanche, une maladie, c’est ce qui dans un mode d’être « dysfonctionne », produit une gêne, voire, met en cause la survie de quelqu’un. Mode d’être et maladie peuvent tous deux occasionner des souffrances. Ainsi, une crise de foie peut provoquer une douleur, mais encore être noir peut, à cause du racisme, être la source d’une souffrance. Bien entendu, nous ne pouvons pas assimiler les deux souffrances, car, si la cause de la douleur peut être éliminée dans la maladie, nous ne pouvons éliminer le noir pour lui épargner ses souffrances existentielles dues au racisme...

Voilà, ce qui est à mon avis le point central dans la question de surdité : soit nous acceptons que les sourds sont des malades, et donc qu’il faut éliminer à tout prix la cause de la maladie, ceci pouvant aller de l’implant cochléaire au dressage du jeune sourd pour qu’il singe l’entendant, sans oublier les dix-sept mille sourds stérilisés sous l’Allemagne nazie, bref, oeuvrer vers la recherche d’une "solution finale" à la question des sourds. Alors de ce point de vue, il s’agirait de faire le bien du sourd malgré le sourd, quitte à "réprimander" ces "malades récalcitrants" qui revendiquent leur surdité. Soit nous admettons que les sourds constituent un véritable "peuple du silence" qui a su produire sa propre langue, sa propre culture, et qu’être sourd ne signifie pas avoir l’ouïe en moins par rapport au modèle dominant blanc, pardon, entendant, mais que sourd est un mode d’être dans le monde qui possède ses propres singularités et dimensions, ses propres "plus" par rapport auxquels nous, entendants, restons exclus.

Qu’il existe un peuple du silence avec ses propres dimensions, sa singularité, c’est bien ce que nos sociétés normalisatrices et unidimensionnelles ne veulent pas admettre. Mais combien de dimensions, combien de mondes cachés dans les plis du monde ont été perdus, écrasés et enfouis dans l’oubli au nom de la normalité et du modèle dominant ? Par exemple, Tatanga Mani, indien Stoney (tribu d’Amérique du nord) décrivait la perte irréparable de certaines dimensions humaines due à la colonisation (nous dirions éducation et normalisation) : "Oh oui ! je suis allé à l’école des hommes blancs, j’ai appris à lire leurs livres de classe, les journaux et la bible. Mais j’ai découvert à temps que cela n’était pas suffisant. Les peuples civilisés dépendent beaucoup trop de la page imprimée, je me tournai vers le livre du Grand Esprit qui est l’ensemble de sa création. Vous pouvez lire une grande partie de ce livre en étudiant la nature. Vous savez, si vous prenez tous vos livres et les étendez sous le soleil en laissant, pendant quelque temps, la pluie, la neige et les insectes accomplir leur oeuvre, il n’en restera plus rien. Mais le Grand Esprit nous a fourni la possibilité, à vous et à moi, d’étudier à l’université de la nature les forêts, les rivières, les montagnes, et les animaux dont nous faisons partie".

En fait, LE monde n’existe pas. Il existe des mondes, des dimensions infinies. LE monde est le nom du projet normalisateur, unidimensionnel des maîtres peureux et dangereux qui craignent toute dimension qui leur est inconnue. Ouvrir la tête d’un enfant du peuple du silence pour lui introduire l’appareil qui lui permettra de (mal) entendre la loi de l’homme "normal" est un acte hautement scientifique et réalisé au nom du bien de l’enfant et de la société, exactement au même titre que l’excision pratiquée sur les petites filles est un acte présenté comme civilisateur pour le bien de la fille et de la société.

Un sourd qui parle est un sourd qui entend, non pas qu’il entende ce qui est beau à entendre, la musique et les chants des oiseaux par exemple ; un sourd qui parle entend surtout la loi de la norme dans sa tête, c’est le pourquoi de tant d’efforts pour que le sourd parle. Prenons un exemple concret pour illustrer la question des dimensions multiples dans les différents modes d’être : à Paris, des aveugles organisent avec des voyants des soirées-diners qui se passent dans l’obscurité totale. On pourrait penser qu’il s’agit là pour quelques voyants bien intentionnés de compatir avec des handicapés à qui manque la vision. Mais à vrai dire, il s’agit de véritables soirées initiatiques dans lesquelles les aveugles agissent comme "passeurs" pour que les voyants accèdent aux dimensions perceptives propres à la cécité. Pouvoir se passer, ou tout au moins pouvoir relativiser le monopole de la vision ouvre ainsi les portes à d’autres dimensions perceptives, à d’autres mondes, et ce sont des richesses que les aveugles peuvent apporter au monde quand on arrête de les faire singer les voyants.

Ainsi, je crois qu’il est important de résister au discours dominant et dominateur qui prétend que tout mode d’être différent est à éliminer, guérir, éduquer. Il s’agit particulièrement de comprendre qu’il existe une violence inacceptable dans le message qui dit à une catégorie de la population : "vous ne devez pas, vous ne devez plus être comme vous êtes". Que ceci soit dit gentiment ou de façon plus musclée, le résultat est le même. Il faut arrêter l’hypocrisie qui consiste à faire supporter à quelqu’un la ségrégation, la moquerie, etc., pour dire ensuite qu’il souffre parce qu’il "est comme ça". Prenons un exemple : on dit que les nains souffrent d’être nains et on met alors tout en place pour éliminer les nains. D’une part on accepte l’eugénisme dans les cas de nanisme décelé intra-utérus, d’autre part on propose aux nains des traitements barbares et douloureux pour qu’ils gagnent quelques centimètres. Tout ceci au nom de la souffrance du nain. On lui explique donc que le projet que la norme lui propose est de disparaître. C’est comme si ces êtres là étaient des furoncles dont l’humanité voulait se débarrasser. Soyons honnêtes : de quoi souffre un nain ? La réponse est simple : un nain, qui n’est pas un malade mais un mode d’être dans l’humanité, souffre de la ségrégation, de la méchanceté, de l’intolérance de la société et de l’idéologie dominante (et non pas normale comme elle le prétend). Moi, je dis, du fond de mon cœur, qu’un monde sans nain serait un monde diminué

On nous affirme, à juste titre, que tous "ces gens-là" sont désarmés face à cette société intolérante. Par exemple, on peut imaginer qu’un fils à papa au volant de sa voiture de sport, klaxonnant pour avoir une place vide, pourrait renverser un sourd qui n’entend pas son signal, mais pourquoi n’écraserait-il pas le nain pas assez visible, ou bien le noir parce qu’il fait nuit, les vieillards parce que trop lents, bref, on ne trouverait bientôt plus que des hommes blonds, performants, sportifs, éternellement jeunes, un rien arien, mais ceci a un goût de déjà-vu... Si la société est trop dure, nous pouvons toujours choisir entre éliminer les "faibles" pour qu’ils ne souffrent pas, ou, drôle d’idée, changer la société. Cela dit il ne s’agit pas ici d’humanisme, car le dominateur est fort, certes, mais il est pauvre, unidimensionnel et sans esprit. Ses victimes, elles, ne sont pas "faibles", elles sont comme nous tous, simplement "fragiles" parce que nous tentons de vivre dans les mille dimensions de la liberté humaine.

Nous vivons aujourd’hui dans l’idéologie de la performance propre à l’entreprise et nous ne sommes pas sans savoir qu’un des éléments centraux de cette idéologie est l’idéologie de la communication : il FAUT communiquer. Mais précisons que la communication ne s’identifie pas à la langue ni au langage. La langue du sourd n’a pas à être jugée selon le simpliste critère communicant : une langue est une vision du monde, une cosmogonie, c’est une culture. Moi même, qui suis exclu de la belle langue des signes, je suis pourtant capable de reconnaître des "accents", des "intonations" différentes lorsque je vois des sourds discuter. Je ne peux pas ne pas me sentir un peu diminué, moi qui suis si submergé par la parole sonore qui se détache du corps d’une façon bien trop rapide, désincarnée. Il me semble que d’avoir une langue qui nous rappelle notre corps a des conséquences, car le corps s’engage ainsi, se compromet dans le discours.

Des gens bien intentionnés proposent d’assimiler, d’intégrer les sourds au monde des entendants. Il ne s’agit pas pour moi de faire une petite place aux sourds dans le monde des "normaux". Je crois plutôt que la marge doit toujours interroger le centre, doit le modifier. Si on intègre, on fait une petite place, on fixe à jamais l’apartheid entre les humains. Par contre, c’est en essayant de repenser le monde, en incorporant les dimensions sensorielles et culturelles apportées par les sourds, que l’ensemble des sourds et des entendants en sera alors modifié. De ce point de vue un bilinguisme est certainement souhaitable, mais un bilinguisme non seulement pour les sourds mais aussi pour les entendants.

D’autre part, il faut ajouter qu’un tel projet n’est un projet ni de sourd ni d’entendant. C’est un projet tout simplement libre pour tous ceux qui n’ont pas peur des mille dimensions de la liberté. Il y a quelque temps, aux États-Unis, des étudiants d’une université pour sourds ont fait une grève pour réclamer que la directrice de leur établissement soit une sourde. C’est très bien mais il ne faut pas oublier qu’en Afrique du sud, à l’époque de l’apartheid, des flics noirs tapaient sur des noirs et, en général, les C.R.S. sont de la même famille que les ouvriers. Ce que je veux dire par là c’est qu’être sourd ne me paraît pas une garantie suffisante pour partager les projets d’une société différente. Le peuple du silence existe, mais son projet est un projet d’hommes et de femmes libres. La ligne de partage ne passe pas entre le fait d’être sourd ou entendant mais entre les hommes et les femmes libres d’une part et ceux qui sont structurés par le cauchemar de la ségrégation et de l’oppression de l’autre.

On nous dit qu’il est difficile de se comprendre entre sourd et entendant, c’est certain. Mais il est également difficile de s’entendre entre homme et femme, et pire encore d’essayer de s’entendre avec soi-même. La question n’est donc pas de savoir sur quel point tomber d’accord mais plutôt vers quel projet de liberté marcher ensemble. Finalement, je ne peux pas oublier que pendant les longues années que j’ai passées dans les prisons en Argentine sous la dictature, nous utilisions une certaine langue des signes pour communiquer entre nous à l’insu des geôliers et tortionnaires, belle langue que celle des signes qui est capable de structurer la résistance.

Reste alors le beau poème de Françoise Chastel :

Un enfant

A l’intérieur

D’une prison de verre Et vous devant

Cherchent à briser le verre

Prendre sa main

La porter à vos lèvres...

Magie du moment

Quand vos regards se rencontrent

Le verre paraît plus léger

La cloison plus mince...

Vos mains envoient un baiser

Et l’enfant vient à vous...

Ne baissez pas les yeux

N’abandonnez pas vos mains

Sinon la prison se referme

Résolutions tant de fois recommencées

Depuis des siècles et des siècles

Lorsque des lèvres froides et dédaigneuses

Ont laissé le bloc se souder

Avec l’enfant dedans

Le verre plus dur que le diamant...

Laissez vos mains éclore dans l’air...

Offrez lui une fleur Portez la à son cœur Puis, les doigts ailés. Devenez papillon Devenez chanson

Devenez liberté.

Je crois que pour devenir papillon, chanson, liberté, il faut accepter de ne pas briser le verre qui entoure l’enfant. Pour devenir liberté, laissons l’enfant dont parle Françoise Chastel nous révéler à nous-mêmes le verre qui nous entoure. Il ne s’agit pas d’être gentil avec les fragiles, mais que chacun assume sa fragilité. Pour que le verre paraisse plus léger et les cloisons plus minces, pour devenir liberté, chacun de nous doit accepter ses différentes surdités, non pas comme un handicap, mais comme un message qui nous dit que les hommes ne sont pas des idoles en pierre mais des créatures fragiles et subjectives. Un mode d’être c’est justement cela : une subjectivité, et comme le disait Hegel, quand on élimine la subjectivité d’un individu c’est l’individu qu’on élimine.