Journal l'Humanité RUBRIQUE TRIBUNE LIBRE Article paru dans
l'édition du 20 mai 2003.
À lire Les passions tristes
Miguel Benasayag et Gérard Schmit, les Passions tristes.
Souffrance psychique et crise sociale, Éditions La Découverte,
192 pages, 14 euros.
Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, et Gérard
Schmit, psychanalyste et psychiatre de l'enfant, renouvellent la
vision du rapport entre la souffrance psychique et la crise sociale.
En tant que thérapeutes, ils ne se vivent pas comme des praticiens
appelés au chevet d'une société malade. Constatant
que leur profession se technicise, non pas par la progression tant
décriée des camisoles chimiques, mais par la représentation
que se fait du " psy " l'opinion publique, ils déplorent
qu'à la moindre angoisse, au moindre déséquilibre,
on ait recours au " clinicien de l'écoute " comme
à un vulgaire technicien. Il ne s'agit plus d'une évolution
quantitative de la demande, la souffrance psychique se caractérise
désormais par le renouvellement de son contenu.
La crise d'horizon est indissolublement individuelle et collective.
Cette hypothèse donne à l'ouvrage des deux auteurs
son titre : nous vivons l'époque des " passions tristes
". Comme le constatait déjà Husserl en 1930 :
plus la science infuse notre monde, davantage le futur devient imprévisible.
Moins d'un siècle après, le dispositif de soins destiné
à répondre à la souffrance n'est plus adapté.
Pas seulement par manque d'effectifs, mais surtout parce que les
techniques classiques de prise en charge sont de moins en moins
capables de répondre à ces nouvelles pathologies qui
mêlent troubles mentaux et malaises dans la société.
Une idéologie utilitariste de l'urgence s'est installée
à tous les niveaux : " Aujourd'hui, nous savons tous
que la perte d'idéaux et la tristesse ont amené notre
société à abandonner un type d'éducation
fondée sur le désir. " Il s'agit là pour
les auteurs d'un véritable défi lancé au travail
de tous les thérapeutes du monde.
Arnaud Spire
Page imprimée sur http://www.humanite.fr
Journal l'Humanité
Les passions triste
Publication n° 662 du 17 avril 2003 Thèmes : Souffrance.
Les passions tristes
Auteur(s): Miguel Benasayag & Gérard Schmit - éd.
La Découverte, 2003, (188 p. ; 14 Euros)
Origine : http://www.lien-social.com/article.php3?id_article=178&id_groupe=7
Au fil de l’histoire, les formes de la plainte et de la souffrance
ont changé. Notre époque est marquée par toute
une série de mutations qui constituent le contexte dans lequel
se manifeste la difficulté à vivre. Premier choc :
la rupture téléologique prenant la forme de la fin
de la croyance en un avenir meilleur. On est passé d’une
confiance quasiment aveugle dans l’avenir à une défiance
tout aussi systématique. La conviction en un progrès
inéluctable s’est effondrée.
Seconde cassure : la rupture du lien asymétrique entre les
générations. La conséquence essentielle tient
dans le fait que les plus jeunes ne reconnaissent plus l’autorité
des adultes, la contestation de la hiérarchie apparaissant
comme l’une des seules forme d’émancipation et
de liberté.
Troisième transformation essentielle : l’humanité
se présente à travers une vision utilitariste, comme
une série d’individus isolés, entretenant d’abord
des relations contractuelles et de rivalité, faisant passer
au second plan les affinités électives et de solidarité
(familiale et autres). Celui qui veut gagner doit écraser
l’autre.
Ces caractéristiques marquent profondément le rôle
des thérapeutes à qui l’on demande une efficacité
immédiate et une réponse dans l’urgence. On
leur reproche facilement d’être partout tout en n’hésitant
pas à les invoquer à tout instant.
Ce paradoxe est à relier d’abord aux difficultés
à assumer l’angoisse sans avoir recours à la
technique. Mais il y a aussi la dérive qui consiste à
relier les souffrances d’ordre psychique provoquées
par l’insécurité, la précarité
et la crise à une origine psychologique. Il ne faut pas psychiatriser,
ni pathologiser des souffrances en provenance de la société.
On a vu se développer les services de victimologie qui proposent
une assistance aux personnes ayant subi un choc ou une agression.
Il ne viendrait à personne l’idée d’aller
chercher la source de leur traumatisme dans leur personnalité.
« Que tout fait social comporte peu ou prou une dimension
psychologique n’autorise pas à considérer que
tout en relève » (p. 9). La résistance est possible
face à cette tourmente qui menace de tout emporter.
Cela commence par le choix entre armer les jeunes face au monde
qui les attend (ce qui revient à cautionner et à développer
ce contre quoi on prétend les protéger) ou bien les
éduquer au profit de la culture et de la civilisation en
créant des liens sociaux et de pensée. C’est
aussi cesser de croire que le réel doit se discipliner et
s’ordonner à partir des grilles et des modèles
qu’on élabore pour tenter de mieux le décoder.
Comment vraiment comprendre et aider quelqu’un si on se contente
de le réduire à un amas de problèmes ?
Respecter la personne dans sa dimension multidimensionnelle ne
peut émerger que dans un espace de non-savoir et de découverte
partagée.
Jacques Trémintin
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