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Interview de Miguel Benasayag : « Palabrer... contre le déficit de pensée »
Site Éducation & Management - Collectif Malgré Tout

Suite [le début reste introuvable] de l'interview de Miguel Benasayag : « Palabrer... contre le déficit de pensée »

Origine http://www.crdp.ac-creteil.fr/crdp/edition/desrevues/EetM/pdf/supplementEetM27.pdf


Voici le supplément à l'entretien accordé par Miguel Benasayag à la revue Éducation & Management et publié dans la rubrique Références que l'on trouve pages 60-64 du n°27.

E&M : Vous observez l' « efficacité paradoxale » loin des objectifs affichés, et vous affirmez que la véritable « fonction anthropologique » de l'École est d'être « une machine à socialiser, à discipliner les corps, à formater les esprits ». Ne peut-on considérer pourtant, dans un monde à dominante « économiciste et utilitariste », que l'objectif principal de ce débat est d'intéresser les citoyens à l'École ? MB : Bien sûr. Les intéresser à l'école signifie dans le meilleur des cas les intéresser à une réalité qui pourrait mettre en lumière les véritables problèmes de notre société. C'est une façon de les intéresser à la crise anthropologique de notre société. Cette avancée de l'utilitarisme et du néolibéralisme casse très clairement le lien au nom du profit et cela, par les choix des matières, par la priorité des savoirs utiles et formate doucement et lentement l'école dans le sens de l'idéologie dominante, pour le dire avec des vieux mots, ou de la tendance économiste, pour le dire dans la réalité actuelle. Ainsi observe-t-on un parallèle qui, dans toutes les ZUP, se fait entre le salaire du papa, par exemple, ou de la maman et la note. Le papa vaut tant et, s'il est au chômage il ne vaut rien, comme l'enfant vaut par rapport à ses notes : glissement utilitariste dans lequel on ne dit plus qu'un enfant est en échec scolaire mais qu'un enfant est en échec comme n'importe quel adulte qui serait en chômage de longue durée se sent en échec total. Il est impossible qu'il dise « ma vie va très bien sauf que je suis en chômage de longue durée » (quelques marginaux arrivent à dire cela, 1 à 5 %). Un mécanisme de quantification soit par la note, soit par le salaire ou le chômage formate la perception des individus, de soi comme des autres.

E&M : Toute démarche ou relation pédagogique devrait avoir une visée autonomisante/socialisante. De ce point de vue, que préconiseriez-vous auprès des enseignants dans les couples « perception-action », « action-effort », « prévision-probabilité » ? Du même point de vue, quelle est la place du « mimétisme du désir » ?

MB : Par rapport à la pédagogie directement appliquée dans les classes concrètes, il me semble qu'il y a un décalage entre les idéaux de l'Éducation nationale et la réalité sociale. Toute la réalité sociale est encline à estimer que penser, réfléchir, créer, produire quelque chose est une perte de temps. D'un point de vue même capitaliste, celui qui produit perd, réalité dans les pays du tiers-monde qui, dans les pays centraux, commence à émerger. Produire est une perte d'argent et de temps, il vaut mieux boursicoter, c'est le devenir virtuel du capitalisme. En Argentine, n'importe quel patron d'entreprise qui aurait l'idée stupide de produire quoi que ce soit perdrait énormément d'argent parce qu'il n'y qu'à jouer à l'économie financière, à l'économie virtuelle. Tout va dans le sens de gagner de l'argent sans faire d'efforts. De ce point de vue-là, l'école est effectivement en décalage : le professeur arrive avec sa petite voiture et il soutient qu'il faut faire des efforts parce que qui fait des efforts arrive à quelque chose alors que tout, dans la société (les séries de télévision, les nouvelles, les reality shows comme le dealer du coin qui vient avec sa Porsche), dit le contraire de ce que dit l'enseignant. Tout, dans la société, démontre que l'enseignant est un looser qui représente un monde qui n'est pas en phase avec le monde. L'enseignant parle de respect, de lien et de droits de l'homme. Or quitte à être autistes, les élèves savent très bien que (en le disant de façon un peu simpliste) s'ils suivent les enseignements et un tout petit peu cette éthique transmise par l'Éducation nationale, ils seront des loosers. Le monde extérieur se reproduit dans l'Éducation nationale. Le jeune utilise l'Éducation nationale pour voir s'il peut grimper ou pas dans la société ou il sait, s'il est dans une ZEP, qu'il est sur une voie de garage. Le problème fondamental dans la pédagogie aujourd'hui est de chercher comment l'école peut réagir en positif et ne plus être à la traîne de la crise sociale. À mon avis, pour le moment, l'Éducation nationale non seulement n'arrive pas à reprendre le dessus, à agir, mais elle pâtit de la crise. Nous essayons de pallier au plus pressé, de trouver des solutions, de répondre à la violence, à la baisse de niveau et, pour le moment, l'Éducation nationale n'a pas réussi à reprendre l'initiative en reposant des idéaux, des principes clairs et nets par rapport à notre société. Cela ne peut pas venir d'une orientation du ministère ; ce n'est pas une question politique dans le sens de politique politicienne due à tel ou tel ministre. Ce ne peut qu'être un mouvement très lent, complexe, contradictoire de la part d'une démultiplication de ce débat dans les écoles. Je crois qu'il faut, dans une démarche non pas imposée mais volontaire, qu'il y ait dans les lycées, dans les écoles, des groupes de réflexion où les enseignants assument le fait qu'ils ont des choses à penser et non des méthodes à trouver pour éduquer par rapport à la réalité de l'Éducation nationale et du quartier dans lequel ils enseignent... Il faut pouvoir assumer le lien école-ville ou école-société. Beaucoup d'inspecteurs voient cela avec inquiétude en pressentant que, si l'on ouvre un peu trop la porte de l'école à la ville, seront ainsi introduites des variables trop complexes à gérer. Mais si l'école ne peut pas reprendre l'initiative par rapport au problème de la société, il me semble qu'il y aura une sorte de dégradation vers une Éducation nationale à deux vitesses beaucoup plus que maintenant où il y aura ceux qui viendront chercher et trouver quelque chose à l'Éducation nationale et les autres pour lesquels l'Éducation nationale sera simplement le lieu de mini-socialisations, sans qu'on puisse dire que l'Éducation nationale garde les mêmes objectifs de la dernière banlieue jusqu'à Henri IV.

E&M : Quelles sont les conditions d'une éducation aux droits de l'homme pour prévenir et lutter contre la barbarie ?

MB : La Déclaration de 1948, point lumineux d'une civilisation, est arrivée dans une situation où chaque article était chargé de substance parce que c'était la Libération, la Sécurité sociale, les droits des gens, etc. Aujourd'hui, quand on enseigne cela, on donne aux élèves des articles « désubstantialisés ». On se trouve dans la même position qu'un curé qui, le dimanche matin, dit que le monde devrait être d'amour, oui, mais voilà, le dimanche après-midi, ça y est, la messe est finie, le monde n'est pas d'amour. Il faut éviter de se trouver dans cette position d'impuissance totale dans laquelle l'enseignant émet des voeux « pieux » qui sont tout à fait en désaccord avec ce que vivent les élèves. Chaque enfant sait par son papa, s'il est étranger et qu'il a la chance de travailler, qu'il y a des zones de non-droits, que l'entreprise comporte je ne veux pas dire que l'entreprise est une zone de non-droits des zones de non-droits, qu'il y a un apartheid social. J'ai travaillé pendant longtemps dans une université populaire à la Cité des 4000 : il faudrait être aveugle pour ne pas voir que, là, il y a un apartheid social. Dans cette réalité si dure, c'est avoir une position dans laquelle on est à la traîne de la réalité sociale que d'enseigner les droits de l'homme sans prendre l'initiative d'agir. Il est nécessaire de prendre les droits de l'homme en les problématisant dans chaque quartier, dans chaque lieu. Je sais qu'il y a des enseignants qui font cela, qu'ils le font à leurs risques et périls parce que reprendre l'initiative est toujours une prise de risques. Il ne semble pas qu'il faille que le ministère donne l'instruction de faire cela ; pourtant il faut que le ministère tolère et protège ces pratiques. Ce n'est pas une question qui peut se résoudre du haut vers le bas, mais les droits de l'homme sont importants et il ne faut pas faire un « sale coup » aux gens qui les ont promulgués et ont lutté pour cela, en les rendant vides de sens face à une réalité où personne ne respecte nulle part ces droits-là. Les enfants savent très bien que la politesse est un luxe qu'on ne peut se payer que lorsque l'on est repu. Du coup, on est poli. L'Éducation nationale doit assumer cet énorme domaine que l'on appelle l'efficacité paradoxale qui est la création du lien, assumer la question de l'avenir, la question du commun en ayant le courage de ne pas dire qu'il faut que les élèves apprennent « ça et ça ». Il faut mettre en cause l'utilitarisme qui a trop gagné la tête des enseignants et des parents d'élèves : quand il y a des enseignants qui essaient d'élargir le champ de l'évaluation (on n'évalue pas seulement la question des connaissances mais aussi qui est l'élève, comment il se socialise, etc.), il est vrai que les parents sont inquiets et disent « vous ne formez pas assez bien mon enfant ». On voit bien que l'idéologie de l'urgence a gagné tous les étages. Faire de la résistance contre l'utilitarisme à l'Éducation nationale ce n'est pas faire de la politique, c'est être fidèle aux origines et aux fondements de l'Éducation nationale ; faire de la politique à l'Éducation nationale est, au contraire, permettre que les idéaux du néolibéralisme s'introduisent sournoisement dans l'Éducation nationale. Élargir le champ de l'évaluation est une bonne chose si, parallèlement, on fait une critique de l'utilitarisme et que ceci ne devient pas une excuse pour que certains fassent de la poterie pendant que d'autres « font des prépa ».

E&M : Jean Dresch (professeur de géographie à Paris I) opposait, dans les années 70, « la philosophie science de l'universel abstrait » à « la géographie science de l'universel concret ». Par ailleurs, beaucoup de géographes opposent leur discipline, lieu de la reconnaissance des singularités, à l'économie toujours tentée par les lois modélisantes. Faites-vous une réhabilitation de la géographie et d'un concept clef qui semblait peu scientifique, celui de paysage ?

MB : Ce n'est pas un concept scientifique mais un concept philosophique. Il me semble que l'individualisme de nos cultures a construit une identité aberrante : l'individu déplaçable passe- partout, ce qui était ni plus ni moins la définition de l'esclave chez Aristote. L'esclave était celui que l'on pouvait placer n'importe où, déplacer, préposé à n'importe quel métier et l'homme libre était celui qui était attaché à sa famille, à sa culture, à son pays. L'esclave était pour Aristote celui qui, pour nous, est l'homme libre. La géographie physique et humaine permet de repenser l'homme à sa place, certes particulière, mais pas au point qu'il puisse être exclu du paysage. Elle permet, au contraire, de repenser le phénomène humain comme inclus dans un paysage : l'homme n'est pas celui qui regarde le paysage, l'homme fait partie du paysage et ce paysage-là est fait par une multitude de surdéterminations qui sont physiques, géographiques, atmosphériques. L'horizontalité du présent technique pourrait vaincre la verticalité de la longue durée qui est une longue durée pas seulement humaine mais géographique de la nature. Nos cultures aiment penser ce qui est une aberration en soi que l'horizontalité, la puissance et la technique auraient comme fonction de nous délivrer de nos racines, de notre être. La vérité c'est que l'horizontalité technique non seulement n'arrive pas à dresser, à maîtriser les effets de longue durée mais produit de nouvelles résultantes tout à fait inopinées, un désastre même. De ce point de vue-là, effectivement c'est l'exemple que je donne des pyramides les cultures et les hommes vivent dans un paysage (ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas se déplacer, les déplacements et les flux migratoires font partie de l'être humain). Repenser en termes de géographie peut permettre, de façon très concrète, de repenser les liens que nous nous efforçons d'ignorer de l'homme avec son environnement, avec les autres, avec le fait de dire que la technique, aussi fantastique et puissante soit-elle, ne peut pas garder comme objectif de créer un monde dans lequel l'horizontalité synchronique prenne toute la place. C'est une folie que de penser que cette horizontalité synchronique puisse laminer la verticalité diachronique. Il y a là une folie totale dont tout le monde est conscient et qui provoque soit la démission totale, soit le retour dangereux à des traditions frelatées comme valeurs refuges en disant que l'Occident est devenu fou. Pour l'Éducation nationale, le défi est celui-là : comment pouvons-nous assumer ce manque de sagesse de l'Occident dans le sens le plus profond de sagesse que l'on oublie en versant dans une croyance en la technique ou dans le « j'm'en foutisme » ou que l'on cherche dans des pseudo-sagesses et c'est la guerre des cultures qui nous pend au nez. Quand on voit une petite venir avec un voile à l'école, quand on voit des mosquées se développer, quand on voit en Afrique et en Amérique latine le développement exponentiel des sectes, on peut ne retenir qu'un côté de la chose : c'est très dangereux pour la liberté et ne pas voir qu'il y a là une réponse à une demande saine et importante. On constate, dans cet amour de philosophies un peu bêtes, dans les films qui sortent maintenant et que les jeunes vont voir, où il y a des relents de mysticisme qui ne mènent nulle part, que nos contemporains ne sont pas abrutis au point de ne pas chercher au moins du côté où ça se passe pour essayer de combler ce déficit de sagesse. C'est un symptôme intéressant et c'est à l'Éducation nationale d'offrir une pensée de la sagesse à la hauteur de la situation.

E&M : Pour changer l'École, faut-il valoriser les micro-changements pédagogiques, éducatifs, docimologiques (évaluation), managériaux, ou être particulièrement attentif à une revalorisation des traditions (ex. : les rites de passage) ?

MB : Pour parler encore en termes de défi, il s'agit de maintenir à tout prix l'unité de l'Éducation nationale parce que tout ce qui casse cette unité ne peut être que dix fois pire comme cadre et, dans ce cadre-là, de procéder à des micro-changements, de développer des laboratoires pratiques avec des échanges les plus courageux possibles. Non pour revenir à des rituels, mais pour voir quels rituels émergent de ces pratiques plus courageuses, plus solidaires, plus à la hauteur des maux de notre époque. Proposer de revenir à des rituels qui étaient efficaces à d'autres époques est inefficace. De même, à chaque fois qu'un proviseur dit « Non, la fille voilée ne rentre pas ! », il ne faut pas qu'il reste sourd au fait que la fille voilée est en train de dire très clairement : « L'homme n'est pas un utilisable ! » Si j'entends cela, j'aurai un rapport différent avec la fille voilée parce que je peux dire : « Attention ! L'homme n'est pas un utilisable ! C'est tout à fait juste, mais ni par le néolibéralisme ni par la religion. » On discute à un autre niveau. De ce point de vue, je crois que ce sont des choses qu'il faut laisser au courage du local et de la multiplicité en réseau dans l'Éducation nationale. Ce ne peut pas être autre chose que des micro-changements, des micro-expériences, que l'on compare, que l'on capitalise. Sinon on ne pourra pas motiver les troupes ! On n'est motivé que dans la mesure où l'on répond à des défis de l'époque. C'est cela qui motive en sciences, en art, en éducation : c'est être en train de répondre à un défi de l'époque. Tant que l'Éducation nationale reste réactive et à la traîne, la motivation des gens reste très basse, voire négative. On affirme qu'avec des gens peu motivés, on ne peut rien faire. C'est le contraire qu'il faut affirmer, c'est en faisant des choses que l'on motive les gens. À l'Éducation nationale, j'ai trouvé beaucoup de découragement, mais j'ai rencontré aussi beaucoup de gens prêts à chercher à penser, à se mettre en cause et en manque de chantier.