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Origine : http://www.carmed.org/miguel_benasayag.htm
Nos sociétés connaissent un moment caractérisé,
entre autres, par la " séparation " : nous sommes
séparés de notre puissance d'agir, nous ne trouvons
plus les passerelles entre nos souhaits et nos pratiques. Sortir
du fatalisme ambiant, construire une pensée de l'agir : telle
est la voie qu'explore ce livre stimulant, où Miguel Benasayag
s'interroge sur les moyens de dépasser la séparation.
Et de sortir de cette constellation où les humains se vivent
comme des sujets séparés à jamais du monde
" objet ", sur lequel, vainement, ils prétendent
" agir ". Mobilisant notamment les apports récents
de la neurophysiologie de la perception, il s'efforce de construire
les bases d'une pensée de la décision.
Les hommes se croient libres, dit Spinoza, du fait qu'ils ignorent
leurs chaînes. Mais connaître nos déterminations,
c'est ce qui nous permet, en partie, de sortir de cette liberté
imaginaire et impuissante, pour accéder à une position
où le destin n'est plus l'ennemi de la liberté. Loin
de l'" homme ingénieur ", cette figure de l'humain
qui conçoit un modèle et tente de l'appliquer au monde,
ce n'est qu'à partir d'une pensée située, d'une
pensée des corps, que nous commençons à dépasser
la virtualisation de la vie. La fragilité est ainsi la condition
de l'existence : nous ne sommes pas convoqués au lien, ni
avec les autres ni avec l'environnement, nous sommes liés,
ontologiquement liés. La fragilité, condition même
de l'existence, est ce qui nous rappelle ces liens avec le tout
substantiel dont nous sommes porteurs, mais aussi avec ce que notre
époque oublie, la longue durée des phénomènes
sociaux. Assumer cette fragilité est le défi de tout
un chacun.
Le renouveau démocratique s'exprime à travers une
myriade d'initiatives, sociales et civiques, qui tentent de construire
une alternative au système. Pour Miguel Benasayag, ce qui
est parfois perçu comme une faiblesse de ces mouvements -
le refus de la conquête du pouvoir et d'un modèle conçu
a priori , constituent en réalité leur meilleur atout.
"Sans pouvoir ni modèle", un entretien
avec Miguel Benasayag*
Place Publique : Dans votre livre Du contre-pouvoir, vous mettez
en lumière la nouvelle radicalité portée par
les mouvements civiques et sociaux. En quoi consiste-t-elle ?
Miguel Benasayag : Avec Diego Sztulwark, nous voyons dans l'entrée
en scène du mouvement zapatiste au Chiapas (Mexique) le point
de départ de l'émergence d'une nouvelle radicalité.
Les zapatistes renouent avec un discours et des pratiques alternatifs
: ils ne se contentent plus de dénoncer les excès
du système mais affirment que la société de
l'argent et du profit peut et doit être dépassée.
Dans les années qui suivent, les mouvements qui se développent
en France et en Europe - pour les sans-papiers, les sans-logis,
les chômeurs… -, au-delà des revendications immédiates,
participent de la même volonté de bâtir une alternative
à la marchandisation du monde. Aux quatre coins du monde
émergent des expériences de lutte qui cherchent les
voies d'une nouvelle émancipation. Cette contre-offensive
se situe en rupture avec les méthodes des groupes politiques
traditionnels : elle excentre, sans la nier, la question du pouvoir
et refuse l'idée d'un modèle anticipateur défini
a priori… Les vieux habits de la militance "contre"
sont abandonnés au profit de la quête de modes de vie
et de pratiques alternatifs : il s'agit de dépasser en actes,
dans la vie de tous les jours, l'individualisme du système.
Il s'agit, à travers des solidarités en situation,
de construire l'émancipation ici et maintenant.
Place Publique: En quoi ces nouveaux mouvements laissent-ils de
côté la question du pouvoir ?
Interview : Miguel Benasayag (suite)
Place Publique : Dans votre livre Du contre-pouvoir, vous mettez
en lumière la nouvelle radicalité portée par
les mouvements civiques et sociaux. En quoi consiste-t-elle ?
http://www.carmed.fr/miguel_benasayag2.htm
Miguel Benasayag : Avec Diego Sztulwark, nous voyons dans l'entrée
en scène du mouvement zapatiste au Chiapas (Mexique) le point
de départ de l'émergence d'une nouvelle radicalité.
Les zapatistes renouent avec un discours et des pratiques alternatifs
: ils ne se contentent plus de dénoncer les excès
du système mais affirment que la société de
l'argent et du profit peut et doit être dépassée.
Dans les années qui suivent, les mouvements qui se développent
en France et en Europe - pour les sans-papiers, les sans-logis,
les chômeurs… -, au-delà des revendications immédiates,
participent de la même volonté de bâtir une alternative
à la marchandisation du monde. Aux quatre coins du monde
émergent des expériences de lutte qui cherchent les
voies d'une nouvelle émancipation. Cette contre-offensive
se situe en rupture avec les méthodes des groupes politiques
traditionnels : elle excentre, sans la nier, la question du pouvoir
et refuse l'idée d'un modèle anticipateur défini
a priori… Les vieux habits de la militance "contre"
sont abandonnés au profit de la quête de modes de vie
et de pratiques alternatifs : il s'agit de dépasser en actes,
dans la vie de tous les jours, l'individualisme du système.
Il s'agit, à travers des solidarités en situation,
de construire l'émancipation ici et maintenant.
Place Publique: En quoi ces nouveaux mouvements laissent-ils de
côté la question du pouvoir ?
Miguel Benasayag : Ce qui était la question centrale de
toute politique alternative - à savoir la prise de pouvoir
et ses modalités comme point de passage obligé dans
le processus de transformation de la société - devient
relativement secondaire. Certes, à un moment donné,
face à telle ou telle situation, les mouvements contestataires
peuvent être amenés à s'occuper du pouvoir.
Mais sa conquête n'est plus l'objectif visé. Cette
position n'est pas "basiste", elle résulte plutôt
d'une hypothèse philosophique et anthrophologique : l'objectif
ne précède jamais l'action ; il est redéfini
en permanence au fur et à mesure que cette action évolue.
Dans ce schéma, ni le pouvoir ni quoi que ce soit d'autre
ne peut donc constituer l'objectif à atteindre.
Place Publique. : L'absence de modèle ne constitue-t-elle
pas aussi un handicap ?
Miguel Benasayag: Avec la faillite du système soviétique,
on a annoncé la fin des grands récits de l'histoire,
de la raison et du sujet. Ce cri de guerre contre toute tentative
de transformation sociale comportait un noyau de vérité
: le "modèle" qui, des années durant, avait
ordonné la pensée et la pratique militante, était
devenu caduc. Les luttes des années 90 - au Chiapas, au Brésil,
en Europe… - ont marqué le retour d'une nouvelle subjectivité
anti-capitaliste, mais on avait le sentiment que ces luttes se développaient
"malgré" l'absence de modèle. Aujourd'hui,
nous arrivons à une nouvelle phase où ce qui était
vécu comme un manque est perçu comme un atout : si
les expériences alternatives se multiplient de par le monde,
ce n'est plus "malgré" mais "grâce à"
l'absence d'un modèle. Pourquoi cela ? Tout le monde sent
bien que la complexité du réel ne supporte pas de
modèle… alors qu'un projet, lui, s'accomode très
bien de cette complexité. Prenez un exemple simple : en Argentine,
deux millions et demi de personnes sont insérées dans
des réseaux de troc, mais personne ne prétend que
cela constitue un modèle alternatif au néo-libéralisme.
On est bien dans le projet, pas dans le programme ou le modèle…
Place Publique : En France, les mouvements civiques et sociaux
n'ont-ils pas du mal à échapper à la tentation
du modèle ?
Miguel Benasayag: En France, on est toujours guetté par
la tentation de vouloir démontrer. Dès qu'on fait
quelque chose, il faut être connu et reconnu. Ici, l'universel,
le sens, la transcendance se cherchent dans la représentation
de ce que l'on fait. En Amérique latine, ils se situent plus
directement au niveau de l'action elle-même. Ce qui fait obstacle
à l'émergence réelle d'une alternative en France,
c'est sans doute cette envie permanente de démontrer.
Place Publique: En même temps, ce souci de représentation
ne s'explique-t-il pas par la volonté de surmonter le caractère
segmenté des luttes et des initiatives ?
Miguel Benasayag : Certes, la dispersion actuelle des combats et
des initiatives constitue un frein. Et les mouvements contestataires
manquent d'une certaine forme de visibilité et de lisibilité.
Mais ils ne pourront jamais la trouver dans des modèles classiques
de représentation et de médiatisation. Il faut toujours
partir des situations concrètes, car il n'y a de la totalité
que dans la partie.La centralité et la dispersion conduisent
pareillement à l'impuissance. Nous leur opposons la catégorie
des multiplicités. La multiplicité est une forme d'immanence
dans la transcendance, alors que la dispersion se situe dans l'immanence
sans transcendance.
Place Publique : Vous insistez beaucoup sur les pratiques "situationnelles",
affirmant que "dans chaque situation existe la possibilité
d'une politique subversive qui questionne les relations de pouvoir
hégémoniques de l'époque". Cette vision
vous rapproche-t-elle des situationnistes ?
Miguel Benasayag. : Pas vraiment. Les situationnistes parlaient
de construire des situations ; nous disons, nous, que les situations
s'auto-affirment, s'auto-construisent … La totalité
d'un système s'exprime concrètement dans certaines
situations. Pour nous, le sort d'un mouvement de situations dépendra
largement de la puissance qu'auront les nouveaux militants pour
résister à la virtualisation d'un contre-pouvoir.
Place Publique : Vous évoquez une autre rupture anthropologique
: celui qui concerne la place de l'homme dans l'univers…
Miguel Benasayag. : Spinoza estimait déjà, à
juste titre, que nous ne sommes pas un empire dans l'empire. Nous
avons mis plusieurs siècles à accepter ce qu'il nous
disait. La réhabilitation des cultures indiennes en Amérique
latine constitue un bon indice à mes yeux : si les Indiens
redeviennent à la mode, c'est bien parce qu'ils sont porteurs
d'une culture qui valorise l'harmonie entre l'être humain
et la nature. Une hypothèse lourde de notre modernité
- la liberté réside dans la domination de l'homme
sur la nature - est en train d'être dépassée…
Place Publique: Quelles leçons tirez-vous des récentes
élections françaises ?
Miguel Benasayag : Ces élections viennent nous rappeler
une évidence : le pouvoir n'est pas le lieu de la puissance.
Il y aura toujours un aspect névrotique dans l'exercice du
pouvoir au sens traditionnel du terme. Il y aura toujours des gens
qui aimeront être désignés "représentants
du peuple". Mais ce sont eux qui doivent s'adapter au retour
du politique à la base : ce n'est sûrement pas aux
nouveaux mouvements sociaux qu'il appartient de s'adapter.
Place Publique : La contestation joyeuse que vous décrivez
ne se heurte-t-elle pas à un sérieux obstacle : la
tristesse qui envahit nos sociétés ?
Miguel Benasayag. : La première raison de cette tristesse
généralisée, c'est que la promesse d'un paradis
terrestre qui découlerait du progrès historique n'a
pas été tenue : le futur, qui relevait jusqu'alors
du domaine de l'espoir, s'est transformé en attente angoissée
face à l'horizon de la menace. C'est ainsi que la tristesse
et l'impuissance ont envahi nos sociétés. Le capitalisme,
sous sa forme néo-libérale, apparaît aujourd'hui
comme un système de la tristesse consolidé dans lequel
rien ne serait possible. Le progrès est passé aux
oubliettes, mais il en reste un ersatz : le confort. C'est d'ailleurs
ce qui fait que le moins nanti d'entre nous a toujours beaucoup
à perdre : une façon d'être au monde, une manière
de sentir, de penser et d'aimer profondément structurées
par l'individualisme… Beaucoup de gens n'ont plus de désir,
rien que des envies… Seul le désir, pourtant, peut
recréer du lien social.
Propos recueillis par Philippe Merlant
source http://www.place-publique.fr/article467.html
Biographie de l'auteur
Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, anime le collectif
" Malgré tout ". Il est l'auteur de plusieurs ouvrages,
dont, aux Éditions La Découverte : Pour une nouvelle
radicalité (avec Dardo Scavino, 1997), Le Mythe de l'individu
(1998), La Fabrication de l'information (avec Florence Aubenas,
1999), Du contre-pouvoir (avec Diego Sztulwark, 2000), Résister,
c'est créer (avec Florence Aubenas, 2002).
Miguel Benasayag est aussi un ancien combattant contre la dictature
en Argentine, intervenant aujourd’hui au sein du réseau
international No Vox qui réunit les organisations des "sans".
Il a écrit de nombreux livres (parmi les plus récents
: - La fabrication de l’information (avec Florence Aubenas,
La Découverte, 1999) ; - Parcours (Calmann-Lévy, 2001)
; - Résister, c’est créer (avec Florence Aubenas,
La Découverte, 2002) ; - Che Guevara. Du mythe à l’homme
- aller-retour (Bayard, 2003), dont l’un sur l’amour
(le pari amoureux (avec D. Scavino, La Découverte, 1995).
Il explique ici pourquoi l’amour passion - comme du reste
l’art, la connaissance scientifique ou la politique libertaire
- nous fait expérimenter le fait d’appartenir à
un "tout" qui nous dépasse. Et nous invite à
répondre à l’appel pour résister à
la démolition utilitariste et marchande du monde.
Miguel Benasayag : "L’amour n’est jamais
du côté de l’ordre"
Par Philippe Merlant
source http://www.place-publique.fr/article467.html
Place publique : Comment en êtes-vous venu à travailler
sur la question de l’amour ?
Miguel Benasayag : Au milieu des années 80, j’ai écrit
un bouquin qui s’appelait La critique du bonheur. J’y
développais l’idée qu’une société
en quête permanente du bonheur est une société
condamnée à la canaillerie et... au malheur, de surcroît
! J’avais déjà l’intuition que l’amour
est quelque chose qui a peu à voir avec le bonheur ou le
malheur, mais que ça, notre société ne peut
pas le comprendre. C’est ce que j’ai voulu étudier
dans un autre livre, Le pari amoureux : je me suis posé la
question de ce qu’était vraiment la passion amoureuse,
quelles étaient les voies de canalisation de l’affect,
comment tout cela était né en Occident et avait changé
historiquement. Et je suis arrivé à la conclusion
que ce qui est né en France voilà mille ans, ce qu’on
appelle l’amour-passion, est profondément subversif.
Car il fait partie des trois ou quatre sujets qui ne seront jamais
du côté de l’ordre. La question qui m’intéresse,
ce sont les mouvements qui nous désubjectivisent. Pour Deleuze
ou pour Spinoza, l’amour n’est pas quelque chose de
subjectif. Pour le dire d’une certaine manière, à
travers les amants, l’amour existe. Mais ce ne sont pas les
amants qui s’aiment. L’ordre, ce serait de dire : "Comme
Marinette aime Popaul, l’important c’est Marinette et
Popaul... le crédit épargne-logement, la bague que
tu m’as achetée, où on va vivre, le nombre d’enfants
qu’on aura, quelle éducation on leur donnera... "
Tout cela, c’est la subjectivation à partir d’une
réalité amoureuse. Mais lorsque la subjectivation
prend le dessus, l’amour est déjà mort...
Place publique Comment, alors, peut-on définir cet amour
?
Miguel Benasayag : L’amour, tel que nous le parlons en Occident
depuis Abélard et Héloïse, est ce vécu
qui ne s’identifie ni au lien ni aux individus. Héloïse
était une jeune parisienne brillantissime, de 18 ans, une
sorte de féministe avant l’heure parce qu’elle
étudiait, écrivait, jouait de la musique... En 1080,
elle entend parler d’un philosophe révolutionnaire
de 40 ans, Pierre Abélard, et dit à son oncle, qui
était chanoine : "Je veux des cours de philosophie avec
Abélard". Ils font de la philosophie, ils s’aiment,
ils jouent de la flûte, ils se marient en cachette...
Mais quand l’oncle d’Héloïse le découvre,
pour punir Abélard, il paye quelqu’un qui va le châtrer.
Abélard s’enferme alors avec des amis dans un couvent
de rebelles. Et Héloïse, à ce moment-là,
décrit leur amour en ces termes : "J’adorais faire
l’amour avec vous. On ne peut plus, mais l’amour, ce
n’est pas ça. J’adorais philosopher avec vous.
On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça.
J’aimais vous voir. On ne peut plus, mais l’amour, ce
n’est pas ça." Elle décline ainsi toutes
les formes de l’amour, mais à chaque fois, elle dégage
l’amour de toute forme. Donc l’amour, tel qu’inventé
par Héloïse, est cette sorte d’énergie
érotique, transversale, qui, en donnant vie à toute
forme, ne correspond à aucune forme. Ca n’est pas non
plus platonicien : l’amour ne peut pas exister sans formes.
Mais il ne s’épuise pas dans la forme. Si la forme
quelle qu’elle soit s’identifie avec l’amour,
ce n’est plus de l’amour...
Place publique : N’y a-t-il pas là un rapport avec
les grands mystiques, comme Thérèse d’Avila
?
Miguel Benasayag : Les mystiques font effectivement le pari d’un
amour sans formes et tentent d’y parvenir à travers
une ascèse. La différence avec l’amour-passion,
c’est que celui-ci engendre des formes, et tente même
d’en inventer, mais sans s’identifier avec aucune de
ces formes. C’est vrai que la passion amoureuse désubjectivise
: les amants sont là juste pour que quelque chose d’autre
puisse exister à travers eux. Mais elle désubjectivise
à travers des sujets différents, à travers
les amants. Alors que chez les grands mystiques, l’amour absolu
désubjectivise, un point c’est tout !
Place publique . : Pouvez-vous mieux expliquer ce processus de
désubjectivisation ?
Miguel Benasayag: Je vais prendre un exemple. Je ne suis pas entré
dans la résistance en Argentine pour "faire de la politique",
mais parce que j’étais un hippy qui jouait de la batterie,
que je faisais du théâtre, que j’aimais la vie
et que, quand on aimait la vie, il fallait résister au fascisme...
Et chacun résistait à sa façon. Moi, comme
je suis quelqu’un d’assez méthodique, le jour
où je suis arrivé à la conclusion qu’il
fallait une branche armée, j’ai décidé
d’en faire partie. Je ne suis donc pas devenu un combattant
par amour de la politique, mais par un dégoût total,
pasolinien, de la politique...
Dans ce combat, j’ai perdu tout le monde, avec la charge supplémentaire
que j’étais le premier - parmi ma femme, mon frère,
les amis les plus proches... - à avoir dit, à un moment
donné, qu’il fallait entrer dans la résistance.
Parmi tous ceux qui m’ont suivi, il n’y a aucun survivant,
sauf moi. Et les gens - les fascistes, les militaires, mais aussi
les partis de gauche - ne comprenaient pas pourquoi on prenait ce
risque-là. La désubjectivation, c’est exactement
cela : pouvoir prendre des risques considérables pour des
choses qui ne te regardent pas en tant que sujet ; là, tu
participes de quelque chose dans laquelle tu acceptes de te dissoudre,
au nom de quelque chose d’autre.
Deleuze dit : "Plus on agit au nom du moi, moins on agit en
son propre nom". Dans l’amour, c’est plus difficile
à comprendre : on croit qu’on y agit en tant que sujet,
avec un autre sujet. Or, l’amour est ce qu’il y a de
moins intersubjectif au monde. Dans l’amour tel qu’Héloïse
le décrit, c’est comme si, à travers chaque
amant, l’amour s’aimait. Dans un état amoureux
de ce type, au lieu de dire "Je suis au plus près de
moi", il vaudrait mieux dire : "Cet état me met
au plus loin de moi". Je suis convaincu que dans chaque couple
qui s’aime, il y a tous les couples du monde et de l’histoire
qui sont en train de s’aimer. C’est pour cela que l’amour,
peut-être qu’il est joyeux au sens philosophique, mais
pour qu’il soit léger, il faut se lever de bonne heure,
car c’est quand même assez lourd ! Deleuze a écrit
: "La vie n’est pas quelque chose de personnel".
Autrement dit, la vie consiste à être le plus possible
dans des multiplicités... De même, l’art n’est
pas quelque chose de personnel...
Tout créateur, comme tout amant, est sur ce fil du rasoir
: d’un côté, pour vivre cette passion-là,
il doit s’absenter au maximum ; et, en même temps, c’est
bien à travers lui qu’elle existe. Je crois que c’est
sur ce fil du rasoir que tout se joue. C’est le propre de
l’amour, de l’art, de la politique libertaire (c’est-à-dire
la politique qui se préoccupe de la liberté et de
la justice, et non pas de gérer des gens) et de la recherche
scientifique : ces quatre devenirs où il y a de la passion,
et où il y a des vérités...
Place publique : Plutôt que de désubjectivation, ne
s’agit-il pas de distinguer l’ego et le "je"
?
Miguel Benasayag: Dans mes bouquins plus théoriques, je
distingue la "personne", qui est le sujet traversé
par des multiplicités, et l’"individu", qui
serait l’ego "moi-ïque". Il y a deux citations
à ce sujet qui me viennent en tête. La première
est celle de Novalis, qui dit : "Est-ce que tu peux dire que
tu aimes si tu ne trouves pas tout l’univers dans la personne
aimée ?" C’est-à-dire que l’amour
n’est jamais quelque chose en vase clos, quelque chose de
personnel et d’intime, selon Novalis qui, avec Hölderlin,
fait partie des grands romantiques du début du XIXe siècle.
Cela veut dire aussi que si l’autre est trop "chaussure
à ton pied", il faut se méfier !
La seconde citation, de Georges Canguilhem, a davantage à
voir avec le sens. Il constate que "tout organisme vivant a
tendance à développer sa nature, son essence, même
au prix de sa survie". Je pense à une bande de pigeons
que je connais. J’essaye de voir comment ce que je sais de
la neurophysiologie s’applique à eux. Qu’est-ce
que j’observe ? Quand je leur donne à manger, il y
a toujours assez pour tous, mais il y a des pigeons qui, plutôt
que de manger, préfèrent perdre leur temps à
chasser ceux qui ne sont pas de la bande. Pourquoi ? C’est
bien parce qu’il y a là quelque chose de leur nature,
de leur essence... Un artiste ne fait pas autre chose : pour développer
sa nature, son essence, il va faire des choses que son banquier
- ou son psychologue - vont considérer comme ridicules ou
pathologiques.
Le film Le peuple migrateur, très beau par ses images mais
très peu scientifique sur le fond, a pour idée centrale
que si tous ces oiseaux volent si loin, c’est pour aller manger.
Pourtant, on voit bien que non : ces petits oiseaux vont au pôle
pour crever de froid et ne rien trouver à manger ! La nature
montre que tous les organismes vivants ont autre chose à
faire que s’assurer leur survie. Ils assurent leur survie,
aussi ! Il n’y a que l’homme occidental, avec la technique,
le consumérisme, le rationalisme, qui a cru quelque chose
d’aussi stupide - et c’est pour ça qu’il
y a l’économisme ou l’urbanisme criminel... -
que de croire que la fonction principale de l’être humain,
c’est la survie, et après seulement la vie !
En psychiatrie, on le voit tous les jours : quand une jeune femme
anorexique arrive en consultation, il y a toujours un toubib pour
dire : "Il faut d’abord qu’elle grossisse, après
on s’occupera de sa vie... " Et il se met le doigt dans
l’œil ! Il ne faut pas manger pour vivre ; il faut vivre
- dans le sens de désir - pour manger. Lorsque ces jeunes
femmes arrivent à débloquer un désir, elles
se remettent à manger : parce qu’on désire,
on mange. Et c’est pareil pour les oiseaux : parce qu’ils
migrent, ils mangent, et non l’inverse. C’est cela la
confusion : un oiseau migrateur n’est pas migrateur génétiquement
; il faut encore qu’il migre. C’est le devenir. Autrement
dit, personne n’EST d’un point de vue de stabilité
; il faut pouvoir le faire, il faut devenir, il faut assumer ce
que l’on est.
C’est pour cela que, dans l’amour, la déclaration
amoureuse est gravissime. Dire "Je t’aime", ça
ne veut rien dire, parce qu’il n’y a que des actes d’amour.
Tout reste à faire. C’est en cela aussi que l’amour
est subversif.
Place publique: Vous vous insurgez contre tous les experts qui
prétendent nous expliquer comment aimer...
Miguel Benasayag: Dans notre société, il y a des
sexologues, des psychologues, des conseillers matrimoniaux qui sont
là pour dire comme il faut bien s’aimer... alors même
que l’amour est un pur dysfonctionnement pour la personne
qui "tombe" en amour... La seule question qui se pose
est de savoir si elle aura le courage de vivre ces dysfonctionnements.
Car il n’y a aucune raison pour que l’amour protège
nos fonctions vitales. Il n’y a aucune raison pour que l’amour
nous rende heureux. Il n’y a aucune raison pour que l’amour
nous garantisse qu’on aura une vie bien construite.
Il me semble qu’il ne faut pas trop psychologiser ces questions-là.
La psychologie est une dimension, mais elle n’est qu’une
des dimensions. Toute personne qui parle de l’amour d’un
point de vue "psy" confond les soubassements avec ce qui
se passe. C’est comme si on expliquait un tableau de Dali
en décrivant les matières et les couleurs qui le composent
: on a raison, bien sûr, sauf que le tableau lui-même
est passé à l’as !
Le problème des "psys", c’est qu’ils
confondent les émotions avec les sentiments. Les émotions,
c’est ce qu’on sent d’un point de vue factuel
; mettre des sentiments là-dessus, c’est un pas abusif.
Moi, en tant que psy, je n’ai rien à dire sur l’amour
! Sauf en tant que clinicien : dire que c’est terrible comme
les gens confondent l’amour avec le lien. L’autre jour,
dans ma consultation, la mère adoptive de deux enfants m’a
dit : "Miguel, je ne les aime pas !" Je lui ai dit : "Bien
sûr. Je le sais depuis longtemps... Mais ça ne gomme
en rien le lien." Elle est partie libérée car
elle souffrait avec cette idée qu’il lui fallait aimer.
Place publique : Vous pensez qu’il faut absolument distinguer
l’amour et le lien ?
Miguel Benasayag: Souvent, les gens pensent que, puisqu’il
n’y a plus d’amour, il n’y a plus de lien... Alors,
ils se séparent, et après ils vont très mal
! Parce qu’ils se sont trompés : ce n’est pas
parce qu’il n’y a pas d’amour qu’il n’y
a pas de lien. L’un des problèmes graves de notre société,
c’est que nous n’osons pas aimer (parce que ça
fait très peur, cette "non-forme" créatrice
de toute forme) mais que nous ne nous sentons pas non plus responsables
des liens. Dans des sociétés comme les pays arabes,
où les gens ne se marient pas par amour mais par lien, l’amour
existe toujours "de traviole", mais on s’unit par
des liens, et les gens s’en sentent responsables.
A nous, tout cela nous semble horrible, car nous croyons que nous
sommes dans l’amour. Or, la plupart du temps, nous ne sommes
ni dans l’amour ni dans le lien. Parce que l’amour c’est
trop, et le lien ce n’est pas assez ! C’est pour ça
que 10 000 vieux peuvent mourir de la chaleur un été
en France : parce que nous ne sommes pas dans l’amour de "mémé-pépé",
mais nous n’assumons pas non plus le lien. On voit très
bien tout cela dans les films américains : ils se disent
tous "I love you", avant de raccrocher... C’est
pour faire semblant que le lien est fondé sur l’amour.
Mais plus on fait semblant, moins il y a de lien et moins il y a
d’amour !
Le lien, c’est ce qui dit qu’entre toi et moi, il y
a quelque chose qui existe. C’est constater que je ne peux
pas continuer ma vie si toi, tu vas mal. Je peux tourner le dos
au lien, je peux éviter le lien, je peux créer le
lien, je peux être un salaud dans le lien... mais c’est
quelque chose qui dit que je ne finis pas dans les limites de mon
corps : c’est cela, le lien.
Heureusement qu’il peut y avoir des liens sans amour ! Sinon,
vous imaginez : l’amour est quelque chose de beaucoup trop
chaud, beaucoup trop déstructurant, beaucoup trop subversif...
Tant qu’existe l’amour, le lien reste très fragile,
parce que très peu sclérosé. Si tous les liens
étaient fondés sur l’amour, ce serait un vrai
désastre !
Place publique: Comment reconnaît-on ces quatre passions
porteuses devérités quinous dépassent ?
Miguel Benasayag : Se lancer dans la passion, comme l’a expliqué
Sartre, signifie s’engager en ignorant où on va. Dans
la passion amoureuse, qu’est-ce qui fait peur, sinon une ignorance
qu’il faut assumer et qui est consubstantielle avec l’amour
? Si on sait trop où l’on va, il y a quelque chose
du côté du lien, donc de la "visibilité"
ou du "moi" ; mais plus il y a de "moi" personnel,
moins il y a de place pour la passion.
On a tendance à croire que l’état amoureux
est un état dans lequel on existe en tant que soi. Or, l’état
amoureux, à l’instar de l’art, de la politique
libertaire ou de la recherche scientifique, suppose que, plus on
est vraiment dans la chose, moins on existe soi-même. Dans
l’amour, on peut aller jusqu’à la remise en cause
de sa propre survie biologique. Voilà pourquoi on ne peut
pas assimiler, comme le fait l’Occident, amour et bonheur.
Le bonheur est quelque chose qui a à voir avec un tas de
composantes, très aléatoires, donc qui peut être
là ou n’être pas là : ça va, ça
vient... On ne peut donc pas dire que le fait d’être
heureux soit une sorte de symptôme de l’état
amoureux : parfois oui, parfois non. C’est comme un peintre
qui est en train de souffrir pour réaliser un tableau. Il
est écrasé par son art, et il y a toujours quelqu’un
pour lui dire : "Mais au moins, tu es heureux". Et le
peintre, il a envie de le tuer, de lui dire : "Mais qu’est-ce
que tu veux que ça me foute, espèce de connard !".
C’est une agression de dire à un créateur qu’il
est heureux... Parfois il peut être d’un bonheur total,
parfois dans un malheur absolu, mais c’est autre chose qui
oriente sa vie. Notre société est dans l’incapacité
totale de comprendre que, dans l’amour comme dans l’art,
le bonheur est de surcroît.
Place publique : Vous critiquez les illusions de l’Occident
sur l’amour. Comment se passe, de ce point de vue, la rencontre
avec les jeunes issus de l’immigration ?
Miguel Benasayag : Je suis convaincu que l’érotisme
est une "boucle autonome" (d’un point de vue physiologique,
cela veut dire un élément qui - comme les cellules
photosensibles d’un papillon qui le poussent à aller
vers la lumière - fonctionne de façon autonome par
rapport à l’ensemble). On passe notre temps à
chercher à théoriser pourquoi on bande, pourquoi on
mouille, pourquoi on s’excite... à vouloir expliquer
cela par le "plus" ou "moins" d’amour...
alors que l’érotisme s’explique très bien
par l’observation des comportements animaux : on se reconnaît
à tous les coups quand on voit une femelle qui bouge les
fesses, ou bien un mâle dominant malheureux s’il y en
a une qui ne le regarde pas... Les sociétés traditionnelles
arrivent assez bien à "gérer" ces boucles
autonomes en les réprimant pour qu’elles ne désorganisent
pas trop la société. Gérer assez bien, attention
: cela veut dire aussi l’excision ou l’enfermement des
femmes... En Amérique latine, c’est autre chose : cette
boucle autonome est acceptée, et les gens savent quoi faire
avec. A Buenos Aires, par exemple, tous les trois pâtés
de maisons, il y a un "hôtel de passe" pour les
couples illégitimes ! Il y a le discours officiel qui dit
"Nous sommes fidèles", mais tout le monde couche
avec tout le monde... Il y a une sorte d’acceptation de la
chose, qui vient du mélange entre les noirs africains, les
indiens, les européens...
L’Occident, lui, a fait le pari de l’émancipation
des femmes. C’est un pari ontologique : une société
qui a 100 % de ses corps et de ses cerveaux libérés
est plus puissante qu’une société qui n’en
a que 25 % (il faut compter qu’un homme qui soumet une femme
est lui-même à moitié soumis) ! Cette déterritorialisation
des boucles autonomes a produit une puissance énorme, mais
l’Occident cherche a posteriori à se donner de bonnes
raisons : c’est pour la liberté, c’est pour l’amour.
Résultat : les gens culpabilisent tout le temps parce qu’ils
s’excitent là où il ne faudrait pas s’exciter...
On voit ainsi apparaître trois modèles de gestion de
la boucle autonome érotique : celui de la répression,
dans les pays du Maghreb ou d’Orient ; celui de la banalisation,
en Amérique latine ; et celui de l’Occident, où
l’on ne sait pas trop quoi faire avec ça... Ici, un
devenir amoureux peut coïncider avec la boucle autonome érotique,
mais il peut aussi ne pas coïncider. Or, on continue à
faire comme si le pas en avant qu’avait fait l’Occident
sur cette question était au nom de l’amour et de la
liberté. Quand les gens venus d’Orient trouvent chez
nous cette déterritorialisation, d’abord ça
les excite beaucoup, ça leur plait mais ça leur fait
aussi très peur...
Nous sommes arrivés à un point où la déconstruction
des liens est beaucoup trop forte. Le fait historique majeur, aujourd’hui,
c’est que l’être humain, du fait de la puissance
de la technique et de la science, est à la veille de pouvoir
modifier son espèce... alors même que nous sommes plus
enfantins que jamais, parce que plus déboussolés que
jamais !
Place publique : N’est-ce pas ce qui explique la ré-émergence
du droit ?
Miguel Benasayag : Oui, mais seulement comme nécessité.
Le droit arrive comme quelqu’un d’essoufflé,
quand les choses importantes se sont déjà passées.
Le droit ne peut pas créer du lien. Le problème, aujourd’hui,
c’est qu’il n’y a plus rien de sacré. Au
sein du conseil national d’éthique, quand les représentants
des religions interviennent, ils parlent de choses qui ne renvoient
à rien. Ils s’expriment "au nom du sacré
de la vie", et les scientifiques se disent : "Mais de
quoi tu me parles, à moi qui travaille sur des molécules
?" Notre société ne sait plus au nom de quoi
orienter ou limiter ces pratiques. Notre société ne
connaît plus les "au nom de quoi ?" C’est
pourquoi beaucoup de jeunes se tournent vers les intégrismes
de tous poils : ils cherchent un totem qui établisse des
tabous.
Je crois qu’il faut vraiment tout faire pour résister
à la démolition utilitariste et marchande du monde.
Il faut répondre à l’appel, ne pas dévier
le regard. Il faut vraiment s’oublier, même plus que
ce que l’on souhaiterait. Non pas dans une vision ascétique
- l’ascétisme est puant parce que c’est moral
-, mais dans une recherche d’une vie qui ne soit pas simplement
cette merde ! Qui doit faire cela ? Chacun de nous est appelé,
à la façon d’un oiseau migrateur, et doit partir.
Chacun de nous, à travers une infinité d’affinités
électives, entend cet appel-là. Cet appel, on peut
l’oublier, l’écraser, ou on peut l’entendre,
mais c’est une question d’exercice quotidien. Dans son
Phédre, Platon dit : "Les hommes sont des anges déchus.
Mais il y en a parmi eux qui sentent encore la démangeaison
des ailes." A 50 ans, malheureusement (je dis malheureusement
parce que toute ma vie j’ai lutté contre cela), je
suis convaincu que Platon a raison quand il parle de "certains"
seulement.
Il faut renoncer à vouloir "éveiller" les
gens. Ni l’art, ni la science, ni l’amour, ni la résistance
politique n’ont besoin d’une masse de gens pour exister.
C’est pourquoi j’adhère à l’idée
de "devenirs minoritaires" chère à Deleuze
: nous n’avons pas à devenir majoritaires, nous avons
à créer de multiples devenirs minoritaires. C’est
là que réside mon optimisme, mais il est freiné
par le fait que tout le monde aujourd’hui, y compris à
gauche ou à l’extrême gauche, tente de tenir
une parole majoritaire. Le devenir minoritaire - en amour comme
en politique - consiste à écarter tout modèle
global. Les devenirs minoritaires n’ont qu’à
faire l’effort d’exister. Et au milieu de la jungle,
au milieu de l’oubli, au milieu de la tristesse... des liens,
des appels, des réponses, des échos se font. Les choses
se font comme ça : tout à coup, au fond du trou, il
y a comme un appel. On peut l’entendre, ou ne pas l’entendre.
Ce qui est sûr, c’est que plus on commence à
entendre, plus on a l’oreille fine...
Place publique : Cette démangeaison des ailes peut-elle
devenir contagieuse ?
Miguel Benasayag: Je ne suis pas un pédagogue mais un passeur.
La première responsabilité d’un passeur, c’est
de sentir là où il y a quelqu’un qui sent les
mêmes choses que lui. Je me promène comme un martien
sur la terre, et c’est un profond bonheur chaque fois que
je trouve un autre martien ! C’est pour ça, par exemple,
que je m’investis dans le mouvement alternatif, même
si j’y suis très minoritaire. Soit on est dans les
miradors, soit on est en bas : dans les miradors, il peut y avoir
des positions de gauche ou même d’extrême gauche,
mais cela reste des miradors... Et ceux qui sont là-haut
détestent ceux qui ne veulent pas monter parce qu’ils
savent très bien que ces contestataires continueront de les
emmerder... Etre un passeur, c’est n’être jamais
du côté du pouvoir, donc se moquer de la notoriété
et s’installer dans la durée.
Place publique : L’art, la recherche scientifique ou la politique
libertaire ont leurs propres finalités. Mais l’amour
? Qu’est-ce qui fait que ça vaut le coup d’y
aller ? Qu’est-ce que ça produit pour le genre humain
?
Miguel Benasayag : Personne n’est obligé de vivre,
ne serait-ce qu’un seul jour, dans l’une de ces quatre
procédures-là. On peut vivre dans des procédures
de l’immédiat, de l’individu, sur le mode "Après
moi, le déluge !". Mais il nous est donné la
possibilité de déborder cette forme un peu fermée,
qui n’est qu’une illusion. Même sur un plan physiologique,
c’est une illusion de penser que je finis là où
finit ma peau. Nous sommes dans un bouillon d’atomes et d’énergies
: il y a des singularités, mais elles sont incompréhensibles
si elles ne font pas partie d’un tout...
Alors, qu’est-ce qu’on a à gagner ou à
perdre ? Le problème, c’est qu’il y a deux modes
de pensée concernant le "gagner" ou le "perdre".
Il y a un mode individualiste, utilitariste, qui consiste à
parier sur son existence en tant qu’individu. Mais il nous
est donné la possibilité de déborder cela en
nous intéressant à des questions profondément
scientifiques pour lesquelles tout cela est un mystère total.
Ces questions-là, ça fait appel chez certains, et
chez d’autres non... Personnellement, je pourrais mourir plutôt
que d’arrêter ces recherches-là.
L’amour est une autre de ces procédures à travers
lesquelles on éprouve la joie existentielle de participer
à un tout. Spinoza parle de ces expériences à
travers lesquelles on éprouve cette vérité
que ce qui existe en nous a toujours existé et existera toujours,
donc on réalise qu’on est éternels. Non pas
immortels, dit Spinoza, mais éternels. C’est-à-dire
qu’à travers des questions scientifiques, à
travers l’art, à travers certains gestes libertaires
et à travers l’amour, les hommes et les femmes (et,
j’en suis convaincu, les bêtes) expérimentent
cet "au-delà" de notre personne.
Place publique : Vous dites que la passion nous tombe dessus :
nous n’avons donc aucune possibilité d’en être
acteur ?
Miguel Benasayag: L’Occident s’est construit sur une
culture qui croyait que, pour être libre, il fallait dominer.
Dominer la nature, ses instincts, ses passions... Les gens qui viennent
s’allonger sur le divan ne viennent pas chercher autre chose
: apprendre à maîtriser des boucles autonomes qui échappent
de tous les coins pour être libres. L’Occident pense
que tout destin est fatalité. Le grand défi de notre
époque, c’est de réarticuler l’idée
de liberté, non comme libre-arbitre mais comme assomption
du destin. Car qui n’assume pas son destin se le reçoit
sur la gueule comme fatalité. Le destin, c’est l’appel
: ce n’est pas moi qui décide de tomber amoureux, ce
n’est pas moi qui décide que telle couleur va me travailler
toute ma vie ou que le théâtre me happe.
Nous sommes tous une résultante - au sens physique - de
données multiples. Parmi ces données, le "moi"
n’est pas ce qui dirige, c’est juste un élément
de plus. Ce que nous nommons, d’un point de vue scientifique,
"essence" ou "destinée" n’a rien
à voir avec la transcendance. Les appels que nous ressentons
ont à voir avec une multitude de données (notre histoire,
notre peuple, les climats, l’écologie, les étoiles...).
Le problème de l’Occident, c’est qu’il
croit que la conscience devrait orienter la résultante, alors
qu’elle n’est qu’un élément de plus.
Quand nous sommes happés, nous expérimentons que nous
sommes une multiplicité qui ne s’identifie pas avec
notre personne ou notre carte d’identité. Les romantiques
allemands avaient parfaitement compris cela.
Cette résultante, mouvante et changeante bien sûr,
c’est ce qu’on appelle le "destin" de quelqu’un.
Alors, plus je veux être moi, moins j’existe puisque
je m’identifie avec un seul élément de la multiplicité.
Un toxicomane identifie sa multiplicité à une seule
boucle, et il en souffre. Mais l’homme d’affaires est
dans la même impasse, puisqu’il identifie sa multiplicité
à une seule boucle : gagner des sous. Et l’homme de
pouvoir, idem.
Dans l’amour, on est happé, au milieu de sa tranquillité,
par un devenir amoureux qui vient déranger l’équilibre
qu’on peut avoir. Alors qu’est-ce qu’on peut demander
à l’amour ? Rien, car ce n’est pas notre partenaire.
On peut juste essayer de l’assumer en apprenant petit à
petit - et c’est un chemin lent et infinitésimal -
à ne pas tout détruire ou à se suicider ou
à casser tous les liens parce que la passion est trop forte.
C’est un apprentissage, à l’instar du peintre
: celui qui est happé au début par deux ou trois couleurs
et quelques formes, il doit apprendre petit à petit. Si tu
es happé, et bien tu dois te mettre à travailler.
Ca peut sembler aberrant, mais l’amour c’est exactement
le même devenir. Il s’agit d’explorer, comme le
peintre, les nouveaux sentiments, les nouveaux liens, les nouveaux
rapports... Si on crie "ça y ’est !", on
tue l’amour. C’est la fainéantise du monde qui
refuse de passer par le chemin de dépouillement qu’a
suivi un Miles Davis, par exemple. Le désir, ce n’est
que de l’appel au travail.
Propos recueillis par Philippe Merlant (à partir d’une
intervention au Théâtre de Chelles,
devant la compagnie NAJE, le 23 novembre 2003)
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