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Origine : http://www.leravi.org/article.php3?id_article=87
Marseille, Buenos Aires, Nice, Porto Alegre, Toulon, Chiapas :
l’activisme militant, les expressions d’une nouvelle
radicalité, les formes émergentes, souvent balbutiantes,
parfois éphémères, de la contre-culture et
de l’engagement citoyen, n’ont pas partout le même
visage ni la même ampleur. Mais ils ne connaissent pas de
frontières. Miguel Benasayag, philosophe, psychanalyste,
ancien compagnon de la guérilla guévariste, tente
de définir les contours de la nébuleuse des contre-pouvoirs.
Jugé « trop partisan », il vient d’être
privé d’antenne sur France Culture, où il tenait
pourtant depuis plus d’un an une chronique hebdomadaire. Le
Ravi lui donne la parole.
Du contre-pouvoir
Exercer un contre-pouvoir, ce n’est pas être contre
le pouvoir. Il s’agit plutôt de développer des
expériences, des engagements, qui n’ont pas pour objectif
de prendre le pouvoir mais d’initier concrètement des
transformations radicales. Que les militants qui participent à
ces mouvements soient nouveaux ou pas, jeunes ou vieux, peu importe.
La nouveauté est ailleurs. Autrefois, on croyait qu’il
fallait d’abord s’emparer du pouvoir pour espérer
pouvoir changer la vie. Aujourd’hui, il s’agit avant
tout « d’agir local, penser local ». Lorsqu’on
agit local mais qu’on pense global, on est toujours en train
de réfléchir ailleurs que là où l’on
se trouve. Le libéralisme, la mondialisation, le capitalisme,
tout ce que vous pouvez vouloir combattre ou réguler, n’existent
jamais dans un lieu abstrait. Leurs effets s’expriment toujours
dans une multitude de situations et d’endroits bien concrets.
C’est là qu’il est possible d’avoir prise.
Dialectique de l’impuissance
Vouloir s’emparer du pouvoir, c’est se condamner à
l’impuissance. Nous sortons d’un siècle dans
lequel les révolutions ont toujours réalisé
le contraire de ce qu’elles voulaient mettre en place. Avec
les sociaux démocrates qui sont parvenus au pouvoir plus
pacifiquement, la déception a été aussi grande.
Après l’échec des grandes utopies révolutionnaires,
après la sinistre époque des années fric, de
la post-modernité, du chacun pour soi, il y a comme un frémissement,
comme une recherche. Des militants, les mouvements de « sans
» en France (AC !, DAL, sans-papiers...), les universités
populaires, les zapatistes, les paysans sans terre en Amérique
latine, les Centres sociaux en Italie, cherchent à transformer
le monde à la base. Ils auront le temps plus tard de s’interroger
sur comment articuler leurs pratiques aux lieux de gestions, aux
pouvoirs centraux. C’est finalement secondaire.
Entre dispersion et centralisation
Deux écueils sont possibles. Si chacun conduit sa petite
expérience chez lui sans aucun type de coordination, il y
a un risque de dispersion totale et le système reste inchangé.
L’autre danger pour ces mouvances plurielles, réside
à l’inverse dans la tentation de tout centraliser.
Les dirigeants d’Attac expriment dans les forums européens
et internationaux, une volonté très forte de tout
formater, de créer un néo-parti. Ce retour des vieux
démons risque d’étouffer l’initiative,
pourtant foisonnante, des comités locaux.
Le social est politique
La prise de pouvoir n’est pas hors champ, elle vient de surcroît.
Si le mouvement se développe à la base, il y aura
forcément des changements dans les pratiques de pouvoir.
Ce dernier est à la société ce que le thermomètre
est à la fièvre : un simple indicateur, le reflet
de la réalité. Les mouvements sociaux émergents
sont politiques au sens large, parce qu’ils créent
de nouveaux liens, de nouveaux modes de vie, de nouvelles aspirations.
Quand la vie sociale est très pauvre, il est impossible qu’apparaissent
des politiques émancipatrices. On a trop longtemps attendu
que d’une avant-garde politique surgisse la liberté.
On peut attendre longtemps encore.
L’idéologie spectaculaire
Résister à l’idéologie spectaculaire,
c’est ne pas croire que tout ce que l’on fait doit forcément
attirer les télés. La frontière est nette entre
les mouvements qui n’agissent que pour les médias et
ceux qui se structurent autour de pratiques concrètes tout
en sachant traiter avec les journalistes. Beaucoup s’expriment
selon des modes ludiques, en essayant de produire des petits courts-circuits
dans le système. C’est souvent drôle et pertinent.
Résister, c’est créer
La contestation est trop ancrée dans l’idée
qu’il faut être contre. Tout en assumant les rapports
de force, en refusant l’insupportable, il est bon d’essayer
de proposer quelque chose de mieux que ce qui existe. Démonter
un Mac Do, c’est utile, cela parle. Mais il faut aussi créer
des lieux de rencontres, de « bonne bouffe », où
les jeunes pourraient avoir envie de se retrouver plutôt que
dans un restaurant de restauration rapide. Il ne suffit pas de démonter
ce qui dysfonctionne dans le système, même si c’est
important, il est souhaitable d’imaginer des alternatives
plus désirables.
La tristesse est réactionnaire
Je ne veux pas dire que les mélancoliques sont des conservateurs
! Je reprends une idée de Deleuze inspirée par Spinoza,
la notion de « passions tristes » - c’est-à-dire
le désir de pouvoir, tout ce qui est le plus glauque dans
la vie. Spinoza affirme que le tyran a besoin des hommes tristes
car ils sont dans l’impuissance totale. Et les hommes tristes
ont besoin du tyran pour justifier leurs tristesses. C’est
un cercle vicieux...
Quelque chose bouge
L’époque est archi-triste, noire et menaçante.
Sur le plan médical, trente nouvelles souches de bactéries
apparaissent tous les mois, parce que nous avons trop consommé
d’antibiotiques. Dans trente ans, 50 % des formes de vie vont
disparaître sur la planète. Face à de telles
perspectives, sans parler des problèmes sociaux, les contre-pouvoirs
n’ont pas vocation à s’institutionnaliser. Il
est difficile de prévoir sur quoi ils vont déboucher.
Ils prouvent simplement que le corps social n’est pas tout
à fait mort. Ils expriment de nouvelles aspirations et de
nouvelles formes, qu’il ne s’agit ni d’idéaliser,
ni de nier. Quelque chose bouge, malgré tout.
Propos recueillis par Michel Gairaud
Miguel Benasayag vient de publier La Fragilité à
La Découverte. Il a également publié, aux mêmes
éditions, Du contre-pouvoir (en poche) avec Diego Sztulwark,
et Résister, c’est créer avec Florence Aubenas.
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