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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-04-12/2004-04-12-391801
Sigmund Freud écrit, en 1930, dans Malaise dans la civilisation
: " Faute de bonheur, les hommes se contentent d’éviter
le malheur. " Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste,
affirme, en 2004, dans la Fragilité, que, de ce fait, les
hommes sont " condamnés à une vie centrée
sur l’inquiétude, l’insécurité
et la peur, autrement dit, au malheur même que nous souhaitons
éviter ". C’est l’ère de la précarité
étendue à l’existence. Il s’agit là,
pour l’auteur, d’une sorte de messianisme inversé.
Un pessimisme symétrique a remplacé l’optimisme
des époques passées. L’horizon s’est assombri
dès lors que la pensée de Heidegger a mis l’accent
sur le fait que l’homme est un " être-pour-la-mort
", étant " le seul animal à savoir qu’il
va mourir ", et que cette pensée s’est intégrée
au climat intellectuel planétaire des lendemains d’Auschwitz
et de Hiroshima. Certes, l’héritage spinoziste selon
lequel l’être de l’humain est un " être
pour la vie " est demeuré. Mais l’humanité
est désormais à distance de sa puissance d’agir.
Le sentiment d’impuissance va de pair avec les pires rêves
de pouvoir et les renoncements morbides qu’ils engendrent.
Miguel Benasayag développe l’analyse de Gilles Deleuze
dans son séminaire,
Sur Spinoza, qui affirmait que " : Le tyran a besoin de la
tristesse des âmes pour réussir, tout comme les âmes
tristes ont besoin du tyran pour subvenir et propager. Ce qui les
unit de toute manière, c’est la haine de la vie, le
ressentiment contre la vie. " Perte de confiance en nos propres
désirs, désenchantement vis-à-vis de la liberté,
de l’amour, de la fraternité ne sont pas les fruits
gâtés d’une illusion idéologique, mais
une réalité qui va de pair avec la fascination quasi
générale qu’exerce le monde virtuel avec ses
" guerres prétendues chirurgicales ". Le "
tout est possible " est devenu l’accompagnement obligé
de la virtualisation de la vie. Par voie de conséquence,
on peut craindre que le rapport entre le sujet et l’événement
- par essence imprévisible - ne s’obscurcisse au moment
même où il devient manifeste que les déterminismes
- scientifiques ou non - doivent être modulés et réfléchis
sous la catégorie philosophique d’aléatoire
: " Tout se passe comme si désormais les mots ne servaient
qu’à témoigner de l’inévitabilité
des choses ", écrit Miguel Benasayag. Le monde tel qu’il
est, est devenu un horizon indépassable pour la quasi-totalité
des pays occidentaux.
L’accélération des modifications du savoir
scientifique (notamment les apports récents de la neurophysiologie
de la perception) entraîne pourtant les femmes et les hommes
de ce début de XXIe siècle à inventer de nouvelles
formes d’action collective et d’être-ensemble.
Les forces de virtualisation sont ainsi mises parfois en échec.
Est-il possible de construire à partir de là une pensée
de la décision ? L’efficacité passée
des " vieux schémas de lutte et d’organisation
" tire en arrière ceux qui rêvent d’être
les révolutionnaires de demain. L’époque n’est
plus à conquérir le pouvoir pour ensuite transformer
la société. C’est sans attendre qu’il
faut s’atteler à changer le monde : se mettre dans
" une position où le destin n’est plus l’ennemi
de la liberté ", c’est - pour le philosophe psychanalyste
- assumer la fragilité qui est devenue la condition même
de l’existence humaine. Le lien avec autrui et l’environnement
ne va pas de soi. Ce qui est donné est un lien ontologique,
et l’assumer dans sa durée jusqu’à le
faire exister est, pour l’auteur, le véritable défi
de la modernité lancé à chacune et à
chacun. Une nouvelle enquête sur les fondements de l’ontologie
moderne de l’agir.
Arnaud Spire
Article paru dans l'édition du 12 avril 2004 du journal
l'Humanité
Parcours, engagement et résistance, une vie
Michel Benasayag
Résistant en Argentine, emprisonné et torturé,
Miguel Benasayag s’est réfugié à Paris
en 1978. A travers Parcours - une série d’entretiens
avec Anne Dufourmantelle -, le philosophe et psychanalyste argentin
tient à merveille le rôle d’un Socrate. Il s’agit
ici d’approcher ce qu’il nomme, en référence
à Phèdre, la « démangeaison des ailes
». « Ce qui importe, affirme-t-il, ce sont les hypothèses.
» A plusieurs reprises, il reprend une citation de Spinoza,
toujours la même : « on ne sait jamais ce qu’un
corps peut ». Parcours se lit comme une leçon de sagesse
sur l’être en devenir (« un idéal de construction
quotidienne de travail et de fidélité »). Un
dialogue platonicien menant une réflexion sur cette «
douce certitude du pire » qui caractérise les épisodes
obscurs d’une époque qui ne fait qu’une chose
: « formater des individus qui évoquent ce qui a été
». S’élevant contre les leurres - « comprendre
ne sert à rien » -, Miguel Benasayag conclut toutefois
: « J’ai désiré montrer la joyeuse possibilité
de construire et imaginer des pratiques concrètes. »
Donald James.
* Calmann-Lévy, Petite bibliothèque des idées,
Paris, 2001, 245 pages, 95 F.
LE MONDE DIPLOMATIQUE juin 2001 |
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/06/JAMES/15286
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