"Pacifisme" : réponse à André Glucksmann,
par René Major
LE MONDE | 10.04.03
Le gouvernement américain s'allie aux dictateurs quand cela lui
chante. Il l'a fait avec l'Irak contre l'Iran, avec le Pakistan contre
l'Afghanistan.
Mon cher Glucksmann,
Dans votre article paru dans la page Horizons Débats du samedi
5 avril, vous vous en preniez au "camp de la paix"et à
ceux qui défendent le droit international contre la force.
Vous ne manquez certes pas d'arguments. Il est en effet choquant de
voir la France et l'Allemagne affublées de la Russie et de la
Chine dans leur opposition à l'intervention américaine
en Irak.
Mais s'agit-il bien d'une entente de Paris et Berlin avec "le postmoderne
Poutine plutôt qu'avec le fondamentaliste Bush", comme vous
le prétendez ? En ce cas, il ne faudrait pas passer sous silence
l'entente cordiale, l'an dernier, entre Poutine et Bush, pour couvrir
à la fois l'invasion de l'Afghanistan et le massacre des Tchétchènes
auquel vous êtes si justement sensible.
Vous invoquez Carl Schmitt qui, dans les années 1930, affirmait
que la souveraineté reste liée au privilège de
suspendre le droit et de décider de l'Etat d'exception. Vous
imputez aux démocrates "pacifistes" de participer à
"ce culte de la souveraineté" lorsqu'ils s'insurgent
contre ce que les juristes internationaux qualifient comme une guerre
d'agression et qui n'est, pour vous, qu'un droit d'ingérence
- pourtant décidée souverainement et menée avec
une véritable guerre d'intoxication pour faire croire à
l'Amérique et au monde que l'Irak disposait d'armes de destruction
massive prêtes à être utilisées contre le
peuple américain.
Question de souveraineté, "la junte fascisante" (j'emprunte
l'expression à Bruno Latour, dans l'article jouxtant le vôtre),
qui est actuellement au pouvoir aux Etats-Unis, est loin d'être
la dernière à revendiquer la souveraineté. Elle
la veut même absolue. Non seulement sur son propre territoire,
mais dans le reste du monde.
"The Rest of the World" est une expression du département
d'Etat américain pour parler de pays qui, depuis la fin de la
guerre froide, refusent de s'aligner sur le "modèle"
de société et de gouvernement qui a réussi à
concentrer, à s'approprier ou à confisquer la majeure
partie des ressources naturelles et des pouvoirs technoscientifiques.
Déjà, en 1998, ces faucons avaient rédigé
une lettre ouverte au président Clinton pour lui signifier que
la politique de "containment" -endiguement- de l'Irak était
un échec, et que le limogeage de Saddam Hussein était
devenu "la priorité de la politique étrangère
américaine".
Ce n'était pas pour libérer le peuple irakien. Parmi les
signataires : Paul Wolfowitz, Richard Perle, Donald Rumsfeld. Ce dernier,
vous le savez comme moi, venait pourtant de fournir à l'Irak
une bonne partie de l'armement chimique qu'on lui reproche aujourd'hui
de détenir. C'était bien avant le 11 septembre 2001, bien
avant qu'on pût imputer, même de mauvaise foi, quelque lien
entre Ben Laden et Saddam Hussein. Ce même Rumsfeld défendait
en mai 2002 à l'OTAN que l'administration américaine s'accorderait
elle-même une sorte de carte blanche pour mener toutes les interventions
militaires qu'elle jugerait nécessaires, sans solliciter une
quelconque approbation à l'extérieur "chaque fois
que leurs intérêts vitaux seraient en jeu".
Aussi injustifiable qu'ait été l'attaque du 11 septembre
2001, aus si indéfendable que soit le régime de Saddam
Hussein, il ne faut tout de même pas oublier que cette politique
était décidée de longue date et que les plus fallacieux
prétextes n'ont cessé d'être invoqués en
se substituant l'un à l'autre de façon aussi grotesque
que ridicule.
Vraiment, Glucksmann, croyez-vous que le peuple irakien se sente libéré
par ces bombardements intempestifs jour et nuit, qui auront tué
et estropié avec des bombes à fragmentation des milliers
de civils, qu'il se sente libéré par cette "charité"
qui empêche les approvisionnements en eau, médicaments
et nourriture d'arriver à la population, quand ils sont acheminés
par les ONG plutôt que par l'armée américaine ?
Deux cent mille enfants irakiens risquaient de mourir ces derniers jours,
comme le déclare le président de l'Unicef, à cause
de cette bêtise. Je ne vous parle même pas des 500 000 déjà
morts à cause de l'embargo. Vous vous souvenez de la réponse
de Mme Albright interrogée à ce sujet, en mai 1996 : "Il
s'agit là d'un choix difficile, mais le prix en vaut la peine".
Croyez-vous vraiment que ce gouvernement américain soit un modèle
de démocratie - et de respect des droits de l'homme - qui, le
11 septembre 2001, arrêtait et maintenait en détention
1 200 immigrants arabes et musulmans, et annonçait en juin de
la même année qu'il avait demandé à des dizaines
de milliers de détenteurs de visas arabes de se faire enregistrer
auprès du gouvernement avec photo d'identité et relevé
d'empreintes digitales ? Et ces prisonniers de Guantanamo, privés
de tout droit, qui n'ont comme espoir que le suicide ? On peut craindre
le pire pour l'administration de demain en Irak. Sans compter les traumatismes
psychologiques graves infligés à tant d'enfants et leurs
effets à long terme.
Le gouvernement américain s'allie aux dictateurs quand cela lui
chante. Il l'a fait avec l'Irak contre l'Iran, avec le Pakistan contre
l'Afghanistan (sans apporter en quoi que ce soit la liberté et
la paix au peuple afghan), etc. La liste serait longue. Vous la connaissez.
Et si le fonctionnement onusien a été souvent bloqué,
ce fut plus qu'à son tour par le gouvernement américain.
Les multiples résolutions concernant Israël et la Palestine
qui ne furent pas appliquées n'ont jamais mobilisé l'armada
de la superpuissance.
Quant à l'amour de ce gouvernement pour la démocratie,
je vous rappelle seulement qu'il existait une démocratie au Chili,
sous Allende, qui fut renversée un autre 11 septembre - c'était
en 1973 - par le bras armé des Etats-Unis pour y installer la
dictature de Pinochet.
Les dix millions de personnes qui ont protesté dans soixante
pays contre l'intervention en Irak - et qui ne sont pas forcément
des "pacifiques" - ont peut-être aussi une mémoire
et une raison, même si ce n'est pas la vôtre.
René Major est président de la Société
internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.04.03