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Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/traveleves/fichlect/lebaron1c.htm
Au travers d'une enquête sur le marché de la maison
individuelle dans le Val-d'Oise, le sociologue s'attaque à
la «théologie» économique qui gouverne
le monde et Frédéric Lebaron apporte sa pierre à
l'édifice.
pointg.gif (57 octets) Ce serait assurément s'exposer à
déconvenue que d'attendre d'une enquête sur la vente-achat
des maisons individuelles dans le Val-d'Oise qu'elle fût excessivement
sexy. Si Pierre Bourdieu en fait cependant l'ossature de son dernier
livre, les Structures sociales de l'économie, c'est qu'une
telle étude doit avoir, sinon des charmes, du moins des enjeux
cachés, théoriques et, évidemment, politiques.
Le professeur du Collège de France ne s'est pas, en effet,
reconverti dans l'immobilier. D'un pas décidé, par
tous les temps —chacune de ses interventions suscitant ou
rejet haineux ou engouement passionné—, il continue
son chemin, sacrifiant «élégance» et effets
de manche aux démonstrations austères, et préférant
se montrer plutôt lourd qu'imprécis : au point que,
parfois, au vu de quelques graphiques et diagrammes, on le dirait
atteint de ce morbus mathematicus qu'il reproche aux autres d'exhiber
pour gagner en scientificité et en capital symbolique. Après
la société kabyle, le système d'enseignement,
la «noblesse d'Etat», le champ littéraire, le
journalisme, les échanges linguistiques, le jugement esthétique,
les musées d'art, la science, la domination masculine, et
autres, Bourdieu use donc des concepts qu'il a forgés (habitus,
illusio, capital culturel, social, symbolique, etc.) pour explorer
«le marché de la maison».
pointg.gif (57 octets) Des maisons, Maisons Bouygues, Maisons Phénix,
GMF et Bruno-Petit, lotissements, services de l'urbanisme, prêts
aux logement, POS, Socotec et ZAC, il est ici réellement
question, et dans le détail. Mais la «cible»
du sociologue est bien plus large. Il utilise en effet les «armes
de la science sociale» pour construire en dur la «critique
des présupposés de l'économie». Or, pour
ce faire, et pour éviter les «mises en cause»
génériques, devenues légion, il lui fallait
un objet d'étude typique, qui pût, de façon
«brute», révéler la «vision anthropologique
que la plupart des économistes engagent dans leur pratique»,
un objet, donc, qu'on impartit généralement à
la seule économie: la production et la commercialisation
de maisons individuelles, justement.
pointg.gif (57 octets) L'économie est devenue la «théologie»
d'aujourd'hui, qui oriente le monde, lui donne son ordre et sa langue,
confère à ses désordres l'inéluctabilité
de faits «naturels», conditionne de part en part le
discours politique, l'obligeant à n'être plus que la
«couverture» ou l'accompagnement musical de son propre
discours, offre enfin aux hommes, sous formes d'indicateurs, indices
boursiers, taux d'intérêt, cours du dollar, CAC 40,
les baromètres de leurs actions, de leurs espoirs, de leurs
craintes. Aussi est-ce paradoxal qu'elle fasse pour ainsi dire «comme
si rien n'était», s'efforce même d'apparaître
de plus en plus objective, autonome, installée dans «un
univers séparé, régi par ses lois propres»,
un «cosmos» mathématique dont les modélisations
créent l'illusion d'une «universalité anhistorique»,
et qu'elle s'interroge assez rarement sur l'origine de sa puissance.
pointg.gif (57 octets) Dans la Croyance économique (qui
paraît conjointement au livre de Bourdieu, dans la collection
que celui-ci dirige), Frédéric Lebaron appelle précisément
à une telle réflexion, à l'examen des procédures
par lesquelles l'économie peut s'inscrire dans le champ scientifique,
et à l'étude, complexe, de la production, de la reproduction
et de la diffusion des croyances qu'elle fait naître, véritables
forces collectives agissant comme des faits sociaux. «Il s'agit
de faire de la construction sociale des croyances économiques
sous toutes leurs formes, écrit-il, une étape fondamentale
dans la construction d'une sociologie économique, dans laquelle
les agents sociaux sont au cœur de l'analyse, parce que leurs
mobiles, leurs croyances, leurs anticipations sont indissociables
des croyances qui les animent, elles-mêmes liées à
leurs caractéristiques sociales.»
pointg.gif (57 octets) Le propos de Bourdieu, dont Lebaron utilise
les catégories et les concepts, est évidemment similaire.
Il vise lui aussi à casser «le préjugé
antigénétique d'une science dite pure, c'est-à-dire
profondément deshistoricisée et deshistoricisante,
parce que fondée (...) sur la mise entre parenthèses
initiale de tout l'enracinement social des pratiques économiques»,
et à reconstruire d'une part la «genèse du champ
économique lui-même», d'autre part «la
genèse des dispositions économiques de l'agent économique,
tout spécialement de ses goûts, de ses besoins, de
ses propensions ou de ses aptitudes». On comprend que le marché
immobilier soit à cet égard particulièrement
intéressant à observer. D'abord parce que la «double
construction sociale» dont il est le résultat, et à
laquelle l'Etat contribue de manière décisive, y est
très visible : construction de la demande, par les diverses
«aides au logement» mais aussi la production plus idéologique
de valeurs et de systèmes de préférences, construction
de l'offre, par la politique étatique en matière de
crédit aux constructeurs. Ensuite, parce qu'il est évident
que la simple détermination économique de la vente/achat
(calculs, disponibilités, prêts...) ne peut guère
y être scindée —l'idée même de «maison»
étant très chargée du point de vue symbolique—
de «dispositions» irréductibles à l'économique,
familiales, morales, psychologiques, religieuses, politiques, en
tout cas enracinées dans une tradition.
pointg.gif (57 octets) Peut-être ne voit-on pas aisément
les enjeux théoriques de ce bras de fer entre la sociologie
et les sciences économiques. Les traduire en termes politiques
aide quelque peu. Si la sociologie tente de la raccrocher à
son socle social et historique, c'est que, laissée à
ses propres lois, la sphère économique privilégie
vite celles «du calcul intéressé et de la concurrence
sans limite pour le profit». Si la sociologie tient à
percer l'illusion de l'«universalité anhistorique»,
c'est que, par la libéralisation, la déréglementation,
le développement des techniques informatiques de communication
et d'échange monétaire, se réalisent l'autonomie
et l'unification du «champ mondial de l'économie et
de la finance», cette mondialisation qui profite aux dominants
et qui, en définitive, ne laisse aux Etats comme aux responsables
politiques que la tâche de «surveiller les fluctuations
de la Bourse». On le disait : il ne dévie pas de son
chemin, Pierre Bourdieu.
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