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Origine : http://www.religiologiques.uqam.ca/recen/17recmaffesoli.html
Dans son précédent ouvrage, Michel Maffesoli assignait
à l'intellectuel la tâche de «savoir unir la
mise en place de grands codes d'analyse à la description
emphatique des situations concrètes», pour évoquer
«ces idées mobilisatrices, ces mythes incarnés
à l'oeuvre dans la structuration sociale» (Éloge
de la raison sensible, Grasset, 1996, p. 266).
Lui-même a déjà puissamment contribué
à cette tâche dans plusieurs de ses ouvrages et notamment
dans L'ombre de Dionysos (1982) et Le Temps des Tribus (1991).
Sa réflexion culmine incontestablement avec Du nomadisme,
où la fulgurance de l'analyse sociale ne le cède en
rien à la rigueur d'une recherche qui incarne, dans son écriture,
les catégories de la pensée paradoxale. Il nous amène
insensiblement, comme l'implique le donné social qu'il examine,
à percevoir cette nouvelle logique annoncée par Gilbert
Durand «qui n'est ni celle de l'identité, ni son inverse,
celle de l'antithèse, mais celle de l'antiphrase» (Les
Pluriels de Psyché, Paris: Denoël, 1980, p. 173).
Antiphrase, donc, dans l'opposition complémentaire inscrite
dès les premières lignes de l'ouvrage entre une «logique
du devoir être, aux contours des plus rigides» et «le
puissant relativisme populaire enraciné dans un monde d'une
divine beauté»; et Maffesoli de dénoncer le
drame de cette fin de siècle où viennent «s'opposer
ceux qui disent le monde ou pensent agir sur lui et ceux qui le
vivent», fossé «où s'engouffrent les discours
de la haine, du racisme et de la xénophobie».
De ce point de vue, l'ouvrage de Michel Maffesoli possède
une vertu radicale, celle de s'inscrire contre les pseudo évidences
du siècle, qu'il nomme individualisme, chômage, productivisme,
fantasme de l'Un, en nous amenant à lire le construit social
dans toute son épaisseur; discours optimiste sans doute,
car fondé sur «une acceptation du monde tel qu'il est».
L'errance lui en fournit la métaphore - Cornélius
Castoriadis dirait «la signification imaginaire sociale»
- qui lui permet de décrire les tensions sociales et leurs
lignes de fuite, nous renvoyant, et ce n'est pas le moindre des
mérites de cet ouvrage, à l'inverse d'une pensée
héritée, «à la pureté des commencements,
[...] au souvenir d'une jeunesse archétypale des choses et
du monde».
Et de décliner «ce rêve prégnant du nomadisme»
dans trois directions:
1) l'étrange et l'étranger, lorsqu'ils viennent troubler
la quiétude du sédentaire, représentent le
déferlement, le débordement, dans leur fonction instituante
à l'encontre des conformismes et de toutes les bureaucraties.
Michel Maffesoli nous montre ici comment et pourquoi la figure du
juif errant a pu apparaître comme archétype de cette
ambivalence qui fascine en même temps qu'elle les révulse
nos sociétés modernes;
2) avec la notion de territoire flottant, Michel Maffesoli décrit
la dialectique qu'il voit resurgir de façon très actuelle
au travers de figures de la porte et du pont entre enracinement
et mobilité, nommant «enracinement dynamique»
cette opposition «sans conciliation entre la fermeture de
l'enclos et l'indéfini de la liberté».
Il rappelle à ce sujet à quel point la modernité
a exacerbé l'usage du territoire individuel en même
temps qu'elle stigmatisait le nomadisme dont elle redoutait les
atteintes à l'identité propre aux individus sédentarisés,
toujours inquiétés par l'errant.
Et de citer (l'on n'en attendait pas moins du Président
du réseau des centres de Recherche sur l'Imaginaire) quelques
formes symboliques du carrefour:
- le prophète dont le discours est «toujours à
la limite, un défi face à l'institué»,
- le peuple juif, à nouveau, en tant que passeur, à
la fois bouc émissaire et mémoire vivante d'une nostalgie
jamais étouffée,
- la ville de Venise et son incroyable aventure qui s'inscrit «dans
un imaginaire de l'errance ou dans celui d'un voyage immobile»;
3) prenant résolument partie pour une sociologie de l'Aventure,
il décrit alors ce qu'il perçoit comme une «renaissance
du désir de l'ailleurs». Elle se manifeste dans le
polythéisme des valeurs, le métissage, la récurrence
de l'extase, lesquels permettent «d'échapper tout à
la fois à l'enclosure du temps individuel, au principe d'identité
et à l'assignation à résidence sociale et professionnelle».
L'homme, dans cette perspective, «est un exote, voyageur
né dans des mondes pluriels et acceptant les multiples saveurs
de ce qui est par essence, divers».
Cette vie errante, jubilatoire à plus d'un titre, est celle
d'une nouvelle Quête du Graal, dont l'ambiance passionnelle
sert de matrice à la vie politique. À l'encontre d'une
conception progressiste d'un monde en perpétuelle évolution,
elle fait l'expérience du tragique et de la tension permanente,
celle de l'être toujours en devenir, ce «vrai voyageur»
dont nous parle le poète, qui «sans savoir pourquoi
dit toujours: allons».
Ce plaidoyer pour l'errance et le nomadisme s'achève sur
la visite d'un archétype, celui de l'exode, décliné
par l'auteur à travers nombre de comportements contemporains
où le corps comme l'intellect sont également mis à
contribution. L'exode est là finalisé par la rencontre
de l'Autre, lequel «dans sa différence est ce qui stimule,
excite, met en mouvement».
Ainsi l'ouverture à l'autre, à l'étranger,
est aussi «une manière d'accueillir l'étrange,
de jouir de lui et de l'intégrer dans la vie quotidienne.
Cela fut la fonction de l'errance.» Et Michel Maffesoli de
justifier ainsi deux de ces formes: la panégyrie, à
la fois pèlerinage et foire, et le cosmopolitisme, lesquels
favorisent la circulation, l'aventure individuelle et son animation
en profondeur.
«Médication de l'âme, l'errance permet de se
perdre afin de se retrouver», elle est, comme l'avait vu Saint
Augustin, peregrinatio, soit «expression de la distance s'achevant
en une expérience intérieure», d'où le
recours observé par l'auteur au thème de l'initiation,
lequel abonde aujourd'hui.
Michel Maffesoli conclut sur ce constat d'une société
vivant aujourd'hui la dialectique de l'exil et de la réintégration
entre les formes du statique et de la dynamique, les figures de
l'unité et de la pluralité, du territoire et de l'errance.
Pour en faire l'expérience, le voyage est aujourd'hui nécessaire,
il en est le passage obligé pour saisir la valeur essentielle
d'une société en gestation.
Nous souscrivons à cette mise en évidence de la dimension
archétypale de l'errance aujourd'hui socialisée, car
nous la voyons également renaître dans le succès
très actuel, parmi d'autres, des romans à la diffusion
très populaire de Paulo Coelho (L'Alchimiste, le Pélerin
de Compostelle); mais elle était également présente
dans l'oeuvre d'un Henri Vincenot (Le pape des escargots, Le chemin
des étoiles, pour ne citer que ceux-là) comme elle
le fut au siècle dernier dans l'oeuvre d'un Dickens (The
Pickwick's papers). Nous en apercevons les prémisses à
l'oeuvre, aux XIIe-XIIIe siècles, dans les romans de la Quête
du Graal eux-mêmes hérités des navigatios des
saints irlandais, lesquels christianisaient des récits bardiques.
C'est toute la très riche littérature qui s'origine
dans les récits des voyages vers le Sid des héros
celtes partis à la recherche d'un monde unique, profond et
indifférencié. Au terme de leur errance, n'y rencontraient-ils
pas la femme de l'Autre Monde, la Messagère, venant à
eux sous l'aspect d'un oiseau et dont le chant faisait disparaître
toute souffrance en détruisant toute perception du Temps?
Nous la retrouvons ici même dans l'éternel présent
du nomadisme que nous décrit Michel Maffesoli «où
tous les mots se valent» et où «l'existence est
toute entière présente dans chacun de ses fragments».
Dans ces figures de l'errance, comme dans le mythe de Dionysos
le vagabond - l'unique dieu dont les parents ne sont pas tous deux
divins -, qui unissent Orient et Occident, réalisent la coïncidence
des opposés, de la mort et de la renaissance, Michel Maffesoli,
qui excelle à rassembler ce qui est épars, sait nous
montrer la gestion vitale et vitaliste d'un paradoxe, celui-là
même que Messire François Rabelais énonçait
par la voix de Pantagruel à qui l'on demandait de quel côté
il mettait ceux qui naviguent sur mer, signifiant subtilement que
«ceux qui naviguent sont si près du continuel danger
de mort qu'ils vivent morts et meurent vivants».
C'est tout le mérite de l'oeuvre de Michel Maffesoli que
de nous faire partager cette fascination de l'errance, de la fuite
«devant la mort inéluctable ou l'angoisse devant le
temps», à l'oeuvre dans l'imaginaire du nomadisme.
Il nous donne ainsi de nouvelles clefs pour penser les codes de
notre post-modernité, elles reposent assurément dans
les impératifs d'une démarche symbolique sachant se
tenir aux carrefours de la connaissance des arcanes du surréel
et de la reconnaissance de ce qui fonde la solide trame de notre
environnement social et culturel; et ceci, jusque dans ses accomplissements
pratiques.
Au delà, comme le prescrivait Roger Caillois, cette oeuvre
contribue à «chasser le mal, la vieillesse et l'usure».
Georges Bertin
Université Catholique de l'Ouest
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