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Origine : http://www.la-science-politique.com/revue/revue2/papier5.htm
Tribalisme postmoderne De l'identité aux identifications
Michel Maffesoli
" A chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve
d'avenir "
(R. CHAR)
1) Un archaïsme juvénile L'époque n'est pas sans intérêt.
En tout cas pour ceux qui s'amusent à en observer les convulsions.
La figure d'ensemble en est très simple. On la retrouve, d'ailleurs,
dans toutes les périodes de profondes mutations. D'un côté quelques
propriétaires de la société ; ceux qui ont le pouvoir de dire et
de faire. Ils ronronnent dans leurs habituels organes d'expression
et autres " centres de décision , et se répondent les uns les autres
dans leurs divers bulletins paroissiaux où ils consultent, en priorité,
une information essentielle : la rubrique nécrologique. De l'autre,
la vie sauvage, quelque peu anomique, en tout cas désordonnée. Le
plus grand nombre. En bref, le pouvoir institué, sous ses diverses
formes : culturelle, religieuse, sociale, économique, contre la
puissance instituante.
La dichotomie est, certes, trop tranchée et mérite d'être nuancée.
Mais il faut, parfois, " philosopher au marteau ". La caricature
est utile en ce qu'elle rend attentif à ces évidences bien trop
évidentes pour que l'on en prenne conscience. Disons le mot : le
roi est nu. En son dernier avatar : la génération des " soixantehuitards
" ayant pris tous les pouvoirs, l'élite moderne ne " représente
" plus qu'elle même. Elle s'est, littéralement, abstraite d'une
réalité sociale qui ne la reconnaît plus comme telle. Ayant vendu
son âme pour un plat de lentilles, cette génération au pouvoir se
retrouve, d'une manière plus ou moins consciente, aigrie, triste
et inféconde. Elle se contente de rabâcher les recettes philosophico-politiques
qui l'ont portée au pouvoir. Recettes élaborées en un XIXe siècle
venant à peine de s'achever, et dont la pertinence n'est plus évidente.
Recettes républicaines, citoyennes, démocratiques : la liste des
incantations est fort longue, et qui culmine dans cette " pensée
unique " conformiste, moralisante, disant et redisant, ad nauseam,
ce qu'il conviendrait de faire, ce qu'il faudrait que les choses
soient. C'est sur cette logique du " devoir être " que se fonde
le ressentiment et la hargne du policier, du juge et du curé sommeillant
chez tous ceux qui veulent, ou affirment vouloir, faire le bonheur
des autres à leur place et, parfois, contre eux.
Aigris ai-je dit, tristes, ceux qui ont trahi un beau rêve. Ils
sont devenus notaires à la place des notaires qu'ils conspuaient.
D'où le mécanisme, habituel, de la projection consistant à voir
ce monde plus misérable qu'il n'est, afin de pouvoir le prendre
en charge et le sauver. Mais peut-il l'être par ces vieux grincheux
faisant, à longueur d'articles, d'émissions et livres d'édification,
la morale aux " gens " afin qu'ils ne deviennent pas ce qu'eux-mêmes
sont devenus : des esprits mesquins, essentiellement soucieux de
leurs privilèges, symboliques ou matériels, nouvellement acquis.
" Sans objectivité, ni subjectivité ". C'est ainsi, qu'en son temps,
G. Lukacs définissait les journalistes. Cette formule peut, certainement,
être appliquée à l'ensemble de l'élite moderne. C'est cela même
qui constitue son abstraction, son déracinement. C'est cela même
qui fonde son arrogance, son cynisme aussi. Toutes choses sécrétant
des pensées convenues, suscitant des bons sentiments et autre "
moralisme " qui sont le propre des " belles âmes " tenant le haut
du pavé social. La médiocrité de la médiocratie est, maintenant,
chose évidente. La Roche Tarpéienne est, on le sait, proche du Capitole
et les tenants du savoir établi y seront, sous peu, précipités.
Laissons donc les choses se faire d'elles-mêmes.
Il n'est pas inutile, par contre, de participer à ce vrai travail
inventif auquel chaque époque est confrontée : trouver les mots
les moins faux possible qui s'emploient à dire ce qu'elle est.
Trouver les mots pour dire notre temps. Voilà l'ambition, la prétention
qui est la mienne depuis trois décennies. Je m'y suis employé avec
constance, bravant la conspiration du silence et l'hostilité, sournoise
ou affichée de ceux qui, maintenant, reprennent à leur compte, escrocs
à la petite semaine, ce qu'ils avaient négligé, nié ou réfuté. Le
quotidien et ses rituels, les émotions et passions collectives,
symbolisées par l'hédonisme de Dionysos, l'importance du corps en
spectacle et de la jouissance contemplative, la reviviscence du
nomadisme contemporain, voilà tout ce qui fait cortège au tribalisme
postmoderne.
En effet, il y a une quinzaine d'années, en une époque où cela n'était
pas de mode, j'ai proposé la métaphore de la " tribu " pour prendre
acte de la métamorphose du lien social, pour rendre attentif à la
saturation de l'identité et de l'individualisme qui en est l'expression
.. Le terme est, largement, repris. Les mercenaires s'en sont emparés.
Certains intellectuels (parfois ce sont les mêmes) consentent à
lui accorder l'importance qui est la sienne. Les journalistes, bien
sûr, en font un usage immodéré. Ils ne peuvent pas faire autrement.
La réalité du tribalisme est là, aveuglante, pour le meilleur et
pour le pire. Réalité incontournable qui n'est pas limitée à une
aire géographique particulière. Encore faut-il la penser.
Oui, le tribalisme, en tous les domaines, sera la valeur dominante
pour les décennies à venir. D'où la nécessité, pour reprendre une
expression de Durkheim, d'en dégager les " caractères essentiels
". J'entends, au plus près de son étymologie : ce qui risque de
laisser une empreinte durable. Cela ne peut se faire à la va-vite.
Je me suis astreint, dans tous mes livres, à éviter un double écueil
: celui de la complication à outrance par laquelle le clerc de tous
les temps assure son pouvoir, et celui de la superficialité pressée
qu'un certain journalisme tend à privilégier. Si le tribalisme est
une tendance de fond il faut, au-delà d'une sociologie des circonstances,
élaborer une pensée qui soit appelée à durer. Il y a là, je le reconnais,
un vrai paradoxe : indiquer une direction assurée avec des " mots
" n'ayant, en rien, l'assurance du concept. Peut-être faut-il savoir
accepter, et vivre, ce paradoxe. Plutôt que le rabâchage, l'incantation
dont il a été question : redire, sempiternellement, les maîtres
mots du XIXe siècle, il faut savoir se contenter des métaphores,
des analogies, des images, toutes choses vaporeuses, qui seraient
les moyens les moins mauvais possible pour dire " ce qui est ",
ce qui est à l'état naissant. Il est, en effet, aisé de " pousser
la chansonnette " démocratique ou républicaine. Et c'est ce à quoi
s'emploient la plupart des intellectuels, journalistes, hommes politiques,
travailleurs sociaux et autres belles âmes, se sentant " responsables
" de la société. Quelle que soit la situation, quels que soient
les protagonistes, ils n'ont que les mots de citoyenneté, de République,
d'Etat, de contrat social, de liberté, de société civile, de projet
à la bouche. C'est tout à fait honorable et même c'est fort gentil.
Oui, mais voilà des mots qui semblent venir de la planète Mars pour
la plupart des jeunes qui n'ont que faire de la politique et même
du social. L'abstention, lors des votations, est, à cet égard, éclairante
en ce qu'elle montre bien en quoi le mécanisme de représentation
n'a plus aucun rapport avec ce qui est vécu.
Pour éviter de me répéter (quoique la redondance soit inhérente
au mythe, et les " idées obsédantes " le sont pour les œuvres
créatrices) je synthétiserais les " mots " nouveaux au travers de
deux grands axes essentiels : d'une part, celui mettant l'accent
sur les aspects à la fois " archaïques " et juvéniles du tribalisme.
D'autre part, celui soulignant sa dimension communautaire et la
saturation du concept d'Individu et de la logique d'identité . Voilà,
me semble-t-il, les deux racines du tribalisme postmoderne. Voilà,
donc, ce que doit prendre en compte une pensée radicale. Se méfier
du grouin des penseurs établis. Ils salissent tout ce qu'ils touchent.
Il vaut mieux, avec légèreté, participer à ce que j'ai appelé une
" connaissance ordinaire " : savoir des interstices. Interstices
dans les mots et dans les choses. À certains moments, le vrai savoir
est dans le bougé, dans l'aspect tremblant et frémissant de ce qui
vit. C'est là que se niche le peu de vérité, la vérité approximative
à laquelle il est possible prétendre. Il y a dans ce paradoxe une
vraie exigence intellectuelle, celle allant à la rencontre de l'esprit
du temps, celle s'employant à prendre au sérieux les rêves collectifs,
sans, pour autant, enfermer ceux-ci dans le carcan des préjugés
théoriques. Bergson l'a bien montré, il y a toujours une intuition
au fond de toute pensée créatrice. Celle-ci peut, d'ailleurs, être
considérée comme telle si elle est en congruence avec l'intuition
créatrice d'une époque donnée. Je le rappelle l'intuition est cette
" vision interne " qui voit, au plus proche, l'énergie propre à
un individu, une situation ou un ensemble social donné. Pour ma
part l'intuition qui m'a poussé dans toutes mes analyses est celle
de la puissance sociétale (1). Je l'ai appelée socialité, centralité
souterraine ; peu importe le terme. Il s'agissait de rendre attentif
à cette force interne, précédant et fondant le pouvoir sous ses
diverses formes. Il me semble que c'est cette " force " qui est
à l'œuvre dans le néo-tribalisme contemporain et dans les multiples
identifications qu'il ne manque pas d'impulser. Après la domination
du " principe du logos ", celui d'une raison mécanique et prédictible,
celui d'une raison instrumentale et, strictement, utilitaire, on
assiste au retour du " principe de l'éros ". Éternel combat d'Apollon
et de Dionysos !
En ce sens, avant d'être politique, économique ou social, le tribalisme
est un phénomène culturel. Vraie révolution spirituelle. Révolution
des sentiments mettant l'accent sur l'allégresse de la vie primitive,
de la vie native. Révolution exacerbant l'archaïsme en ce qu'il
a de fondamental, de structurel et de primordial. Toutes choses,
on en conviendra, qui sont fort éloignées des valeurs universalistes
ou rationalistes, propres aux tenants des pouvoirs actuels.
Mais ce sont ces valeurs natives qui sont, certainement, à l'origine
de ces rébellions de la fantaisie, de ces effervescences multiformes,
de cette bigarrure des sens dont les multiples affoulements contemporains
donnent des illustrations éclatantes . Tout cela ne peut pas se
penser avec un esprit de sérieux sûr de ses préjugés et de la vérité
de son point de vue. On ne peut penser l'aspect natif du tribalisme
que si l'on part des " choses mêmes ". Dès lors dans une posture
phénoménologique, dont la méditation de Heidegger nous donne de
nombreux exemples, la vérité réside dans le dévoilement de ce qui
est déjà là.
J'ai souvent indiqué que l'on pouvait caractériser la postmodernité
par le retour exacerbé de l'archaïsme. C'est, certainement, ce qui
choque le plus la sensibilité progressiste des observateurs sociaux.
Au Progrès linéaire et assuré, cause et effet d'un évident bien
être social, est en train de succéder une sorte de " régrès " caractérisant
le " temps des tribus ". Là encore, il faut trouver le mot opportun
décrivant un état de fait n'étant pas, simplement, régressif. On
peut parler, à cet égard, de " régrédience " , retour spiralesque
de valeurs archaïques conjointes au développement technologique
(2). Je propose, actuellement, un autre terme : " ingrés " qui à
l'image de ce que l'on trouve dans certaines langues romanes (espagnol,italien,portugais),
met l'accent sur le fait que peut exister un chemin qui n'ait pas
de but, une marche ne se finalisant pas. Entrer (in-gressa) sans
progresser (pro-gressa). Voilà ce qui me semble être en jeu pour
nos tribus contemporaines. Elles n'ont que faire du but à atteindre,
du projet, économique, politique, social, à réaliser. Elles préfèrent
" entrer dans " le plaisir d'être ensemble, " entrer dans " l'intensité
du moment, " entrer dans " la jouissance de ce monde tel qu'il est.
Il est des thérapies reposant sur le principe de régression. Pourquoi,
avec la correction sémantique que je viens d'apporter, ne pourrait-on
pas envisager une même procédure pour ce qui concerne la vie sociale.
Écoutons l'Ecclésiaste : " les fleuves retournent à leur source
pour couler à nouveau " (1,7). Il y a, parfois, civilisationnellement,
des attitudes " d'ingression " favorisant une nouvelle reviviscence
sociale. Ce qui nous incite à opérer une véritable plongée dans
l'inconscient collectif. Je veux dire prendre au sérieux les fantaisies
communes, les expériences oniriques, les manifestations ludiques
par lesquelles nos sociétés redisent ce qui les rattache au substrat
archétypal de toute humaine nature. Cela ne manquerait pas, peut-être,
d'étonner les protagonistes de la musique techno, des parades urbaines
ou des " raves parties ". Mais il y a dans ces hystéries communes
quelque chose qui est à mettre en rapport avec le processus de réminiscence
platonicienne. Réminiscence allant de pair avec reviviscence. C'est
cela le natif, le barbare, le tribal : il dit et redit l'origine
et par là redonne vie à ce qui avait tendance à se scléroser, s'embourgeoiser,
s'institutionnaliser. En ce sens le retour à l'archaïque dans nombre
de phénomènes contemporains est signe de vitalisme et exprime, la
plupart du temps, une forte charge de vitalité.
Ainsi que je l'ai souvent indiqué, on peut repérer ce vitalisme
dans les effervescences musicales, mais on peut, également, l'observer
dans la créativité publicitaire, dans l'anomie sexuelle, dans le
retour à la nature, dans l'écologisme ambiant, dans l'exacerbation
du poil, de la peau, des humeurs et des odeurs, en bref dans tout
ce qui rappelle l'animal dans l'humain. Ensauvagement de la vie
! Voilà bien le paradoxe essentiel de la postmodernité, mettant
en scène l'origine, la source, le primitif et le barbare. Et, ainsi,
en redynamisant, d'une manière pas toujours consciente, un corps
social quelque peu vieillissant, la fidélité aux sources est gage
d'avenir. En ce sens le tribalisme est l'expression d'un enracinement
dynamique. Liaison de l'archaïsme et de la vitalité, voilà bien
le premier paradoxe de la postmodernité. Même si je ne l'indique
ici qu'allusivement, on retrouve le mythe du " puer aeternus ".
Cet enfant éternel, ce vieil enfançon que l'on retrouve à l'œuvre
dans certaines cultures. Enfant n'ayant pas d'identité précise,
mais jouant des identifications multiples Je dis bien mythe ou encore
figure emblématique en ce que cette jeunesse n'est pas, simplement,
un problème d'état civil. Certes, les jeunes générations vivent
d'une manière paroxystique ces valeurs hédonistes. Mais, par un
processus de contamination, c'est l'ensemble du corps social qui
est concerné.
Certains de mes critiques ont considéré que le tribalisme, que l'on
ne peut plus, empiriquement, contester était le fait d'une tranche
d'âge, celle d'une adolescence prolongée. C'est encore, à mon avis,
une manière de dénier le profond changement de paradigme qui est
en train de s'opérer. Le parler jeune, le s'habiller jeune, les
soins du corps, les hystéries sociales sont, largement, partagés.
Tout un chacun, quel que soit son âge, sa classe, son statut est,
peu ou prou, contaminé par la figure de " l'enfant éternel ". D'un
mot puisque cela fait l'objet de ma réflexion actuelle, il me semble
qu'à la structure patriarcale, verticale est en train de succéder
une structure horizontale, fraternelle. La culture héroïque, propre
au modèle judéo-chrétien puis moderne, reposait sur une conception
de l'individu actif, " maître de lui ", se dominant et dominant
la nature. L'adulte moderne est l'expression achevée d'un tel héroïsme.
G. Durand y voit là le vieil " archétype culturel constitutif de
l'Occident " (3). Il faut, là encore trouver le mot adéquat pour
désigner la vitalité non-active des tribus postmodernes. Vitalité,
donc, de " l'enfant éternel ", un peu ludique un peu anomique. Pour
reprendre une expression de Guy Debord cette " prodigieuse inactivité
" quelque peu menaçante pour l'ordre établi, ne concernait que quelques
groupes avant gardistes, bohêmes, marginaux ou exclus volontaires.
Ce n'est plus le cas. Toute occasion est bonne pour vivre, en groupe,
cette perte de soi dans l'autre, dont ce perpétuel enfant qu'est
Dionysos, et les bacchanales qu'il impulse, sont les exemples achevés.
Évoquant le Tour de France et ses montagnes, Alain Pessin parle
d'une " remontée vers l'enfance ". L'expression est judicieuse et
caractérise bien, en général, l'imaginaire de cette compétition
sportive avec ce qu'elle charrie, d'une manière plus ou moins baroque,
de fantaisies, de rêves, de joie d'être-ensemble et de ludisme partagé.
Mais une telle " remontée " peut être appliquée à l'ensemble des
affoulements contemporains. Ceux-ci ne sont qu'une succession de
tribus exprimant, à cœur joie, le plaisir de l'horizontalité,
le sentiment de fraternité, la nostalgie d'une fusion pré-individuelle.
J'entends ici les " vertuistes " de tous poils poussant leurs cris
d'orfraie. Je vois les psychanalystes, toutes chapelles confondues,
invoquer la " loi du père ". Ils n'ont, peut-être, pas tort. Le
" puer aeternus " est quelque peu amoral. Il est même, parfois,
carrément immoral, mais cet immoralisme peut être éthique en ce
qu'il soude ensemble et fortement les divers protagonistes de ces
effervescences. La " remontée vers l'enfance " n'est pas qu'individuelle.
Elle fait culture. Elle induit un autre rapport à l'altérité, à
cet autre qu'est le prochain, à cet autre qu'est la nature. Rapport
qui n'est plus héroïque, mais qui s'accommode de ce que l'altérité
est pour ce qu'elle est. Il y a chez le " vieil enfançon " une tolérance,
une générosité indéniables puisant leur force dans cette mémoire
immémoriale de l'humanité qui " sait ", de savoir incorporé, qu'au-delà
ou en deçà des convictions, des projets de tous ordres, des buts
plus ou moins imposés, il y a la vie et son inépuisable richesse,
la vie sans finalité ni emploi, la vie tout court.
En bref, l'essence du judéo-christianisme est la formidable tension
vers la " Cité de Dieu ", que celle-ci soit le Paradis stricto sensu,
ou la société parfaite ne change rien à l'affaire. Cette tension
religieuse et/ou moralistico-politique nécessitait, comme acteur,
un adulte fort et rationnel. C'est cet archétype culturel que le
néo-tribalisme postmoderne met à mal. Son acteur est donc un " enfant
éternel " qui, pour ses actes, ses manières d'être, sa musique,
la mise en scène de son corps, réaffirme, avant tout, une fidélité
à ce qui est. Que l'on ne s'y trompe pas, une telle fidélité n'est,
en rien, une acceptation d'un statu quo politique, économique ou
social. Loin de là ! Je rappelle que dans mon propre travail j'ai
établi une liaison structurelle entre Dionysos, le tribalisme et
le nomadisme. Toutes choses anomiques, toutes choses qui mettent
l'accent sur l'aspect païen, ludique, désordonné de l'existence.
Ainsi, c'est dans nos sociétés rationalisées à outrance, sociétés
aseptisées s'il en est, sociétés s'employant à bannir tout risque
quel qu'il soit, c'est dans ces sociétés là que le barbare revient.
C'est cela, aussi, le sens du tribalisme.
D'ailleurs, pour peu qu'on sache le comprendre en profondeur, ce
retour du barbare n'est pas une mauvaise chose. Souvenons nous Le
Play : " les sociétés parfaites restent incessamment soumises à
une invasion de "petits barbares" qui ramènent sans relâche tous
les mauvais instincts de la nature humaine ". Laissons de côté la
qualification morale, elle ne présente aucun intérêt. Par contre
le phénomène est récurrent qui, régulièrement, voit revenir les
forces vives au sein même de ce qui s'est par trop institutionnalisé.
Les " petits barbares " de Le Play, les " petites hordes " de Charles
Fourier ne sont pas sans rappeler nos " loubards " de banlieues
et autres " sauvageons " qui nous font souvenir, pertinemment, qu'un
lieu où l'on a racheté le fait de ne pas mourir de faim par celui
de mourir d'ennui, ne mérite pas le nom de " cité " (4). Face à
l'anémie existentielle suscitée par un social trop rationalisé,
les tribus urbaines soulignent l'urgence d'une socialité empathique
: partage des émotions, partage des affects. Je le rappelle le "
commerce ", fondement de tout être-ensemble, n'est pas, simplement,
l'échange de biens ; il est aussi " commerce des idées ", " commerce
amoureux ". Pour le dire en d'autres termes un peu plus anthropologiques,
il est des moments où l'on observe un glissement d'importance, le
passage de la " Polis " à la " Thiase ", celui d'un ordre politique
à un ordre fusionnel. C'est ce passage que décrit ce que j'ai appelé
le " temps des tribus " marquant la saturation de la logique de
l'identité . On est loin de l'universalisme moderne, celui des Lumières,
celui de l'Occident triomphant. Universalisme qui n'était, en fait,
qu'un ethnocentrisme particulier généralisé : les valeurs d'un petit
canton du monde s'extrapolant en un modèle valable pour tous. Le
tribalisme rappelle, empiriquement, l'importance du sentiment d'appartenance,
à un lieu, à un groupe, comme fondement essentiel de toute vie sociale.
2) L'idéal communautaire
Une autre clef ou " caractère essentiel " du néo-tribalisme postmoderne
est bien la dimension communautaire de la socialité ou la mise en
scéne d'identifications multiples . Il est important d'insister
là-dessus, tant il est fréquent de lire, et d'entendre, que l'individu
et l'individualisme seraient la marque essentielle de notre temps.
Il s'agit, là encore, d'un indice du déphasage de l'intelligentsia
par rapport à la réalité. En la matière, elle ne fait que projeter
ses propres valeurs sur l'ensemble social. Il suffit de voir l'importance
de la mode, de l'instinct d'imitation, des pulsions grégaires de
tous ordres, des multiples hystéries collectives, des affoulements
musicaux, sportifs, religieux dont j'ai souvent parlé, pour se convaincre
du contraire. La chose est d'autant plus amusante, qu'emportée par
l'esprit du temps, cette même intelligentsia, d'une manière inconsciente,
fonctionne sur un tribalisme à toute épreuve. Le monde universitaire
en est un exemple achevé en ce qu'il est constitué d'un ensemble
de clans, chacun se reconnaissant autour d'un héros éponyme, clans
maniant à loisir l'exclusive, l'exclusion, le mépris ou la stigmatisation.
Et celui qui n'a pas l'odeur de la meute est, immanquablement, rejeté.
Il en est de même pour la presse qui découvre, périodiquement et
dans un conformisme étonnant, " le " penseur du siècle, " la " génération
représentative, l'auteur incontournable, l'artiste génial, et l'on
pourrait, à l'infini, continuer une liste en ce sens.
Dans tous ces cas,on voit bien le rôle du copinage, l'importance
des réseaux d'influence . En bref la dimension subjective, dans
ces " découvertes " n'est plus à démontrer. Processus endogamique,
justifiant, très souvent, la relation " médiacratie-médiocrité "
dont on est loin de mesurer l'importance. En fait l'expression "
bulletins paroissiaux " que l'on applique, de plus en plus, à la
presse censée faire l'opinion, ne fait que traduire une réalité
tribale qui n'a rien à envier au monde des voyous ou autres mafias
constituées. Que dire du monde politique et syndical, où les courants
et sous-courants, les tendances et autres clubs de pensée traduisent,
de facto, la fragmentation de ces organisations homogènes sur lesquelles
s'était fondée la modernité. Là encore, par la force des choses,
le tribalisme triomphe. Gauche et droite confondues, ce qui prévaut
est une politique de clans luttant les uns contre les autres, et
où tous les moyens sont bons pour abattre, soumettre ou marginaliser
l'autre. Dans cette lutte sans merci, les différences doctrinales
sont minces voire inexistantes. Seuls importent les problèmes de
personne, l'allégeance au leader. C'est cela qui suscite un sentiment
d'appartenance, ouvrant la voie aux postes convoités. Que le chef
soit charismatique ou, au contraire banal, peu importe . Pour reprendre
une expression triviale, " l'on est d'un tel ", un point c'est tout.
C'est-à-dire qu'on lui appartient, et que l'on suivra en tous points
ses consignes.
Université, presse, politique, syndicat, on pourrait poursuivre
la liste : administration, clubs, formation, travail social, patronat,
églises etc… le processus tribal a contaminé l'ensemble des
institutions sociales. Et c'est en fonction des goûts sexuels, des
solidarités d'écoles, des relations amicales, des préférences philosophiques
ou religieuses que vont se mettre en place les réseaux d'influence,
les copinages et autres formes d'entraide dont il a été question
et constituant le tissu social. " Réseaux des réseaux ", où l'affect,
le sentiment, l'émotion sous leurs diverses modulations jouent un
rôle essentiel. Il n'est pas question de dire si c'est bien ou mal.
Il vaut mieux reconnaître, qu'à l'encontre d'un social rationnellement
pensé et organisé, la socialité n'est qu'une concentration de petites
tribus s'employant, tant bien que mal, à s'ajuster, à s'accommoder,
à composer entre elles. Hétérogénéisation, polythéisme des valeurs,
structure hologrammatique, logique " contradictorielle ", organisation
fractale ? Peu importe le terme employé. Ce qui est certain c'est
que ce n'est plus à partir d'un individu, ayant une identité forte,
individu étant au fondement du contrat social, de la citoyenneté
voulue ou de la démocratie représentative que l'on défend en tant
que telle, que se fait la vie en société. Celle-ci est, avant tout,
émotionnelle, fusionnelle, grégaire. Grégarité qui ne manque pas
d'être choquante, mais qu'il convient de penser. En fait, dans toutes
les institutions dont il vient d'être question, le tribalisme, plus
ou moins masqué, est de mise. Plutôt que nous seriner, d'une manière
hypocrite, les bienfaits de l'universalisme, peut-être vaudrait-il
mieux reconnaître que chacun est membre d'une tribu, et qu'ils se
comportent en tant que tels. On a tout à gagner à ce que les choses
soient claires. Le libre examen, la critique individuelle sont loin
d'être les valeurs contemporainement actives. La pensée et l'action
sont, avant tout, claniques. C'est cela le grand changement de paradigme.
En effet, dans tous les exemples que je viens de donner, et dans
tous ceux, fort nombreux qui, empiriquement, constituent notre vie
quotidienne, l'on peut dire que l'Individu, et l'Individualisme
théorique lui servant de support théorique, ne sont plus de mise.
Il y a saturation, en son sens le plus fort, de l'élément fondamental
de tous les systèmes théoriques occidentaux. Le " temps des tribus
" est le révélateur d'une telle saturation. C'est cela la leçon
de " l'archaïsme " postmoderne : l'on est en train de rejouer, en
tous les domaines, la passion communautaire. L'on peut s'en défendre,
s'en offusquer, le dénier, s'en protéger, peu importe, la tendance
est là qui nous pousse vers l'autre, qui nous incite à l'imiter.
Devenir mode du monde : je suis pensé là où je crois penser, je
suis agi là où je crois agir. Dans le fond c'est cela la revanche
du " dionysiaque ", c'est cela l'ambiance érotique de la vie sociale,
c'est cela l'importance accordée à la " proxémie quotidienne ",
c'est cela qui est en jeu dans le mythe du " puer aeternus ". A
l'impératif catégorique kantien, impératif moral, actif et rationnel
succède, pour reprendre une expression d'Ortega y Gasset, un " impératif
atmosphérique ", que l'on peut comprendre comme une ambiance esthétique
où seule importe la dimension trans-individuelle, collective, voire
cosmique. C'est cela la saturation du sujet, la subjectivité de
masse, ce que j'ai appelé le " narcissisme de groupe " et autres
formes de " l'urgrund " collectif. C'est-à-dire ce qui est le fond,
on pourrait aussi dire le fonds, de tout être-ensemble : ce qui
lui sert de support, ce qui est son capital de base. C'est là le
point nodal philosophique du tribalisme. Il faut bien l'avoir à
l'esprit, car les conséquences sociales en sont, encore, insoupçonnées.
Pour renvoyer à une analyse de Gilbert Simondon, je dirai que ce
qui est en jeu est le " PLUS QU'UN ". Ce qui fait que tout un chacun
participe à une sorte de pré-individuel. Le monde et l'individu
ne peuvent plus dès lors être pensés à partir de la " reductio ad
unum " dont A. Comte a dressé le schéma et qui, volens nolens, est
à la base des divers systèmes sociologiques qui lui ont succédé.
Il faut reprendre le mécanisme de participation magique : aux autres
(tribalisme), au monde (magie), à la nature (écologie). Dans chacun
de ces cas, il n'est plus question d'enfermement dans la forteresse
de son esprit, dans une identité (sexuelle, idéologique, professionnelle)
intangible mais, bien au contraire, dans la perte de soi, dans la
dépense et autres processus de déperdition mettant l'accent sur
l'ouverture, le dynamisme, l'altérité, la soif de l'infini.
Le tribalisme, plus profondément, est une déclaration de guerre
au schéma substantialiste qui a marqué l'occident : l'ÊEtre, Dieu,
l'État, les Institutions, l'Individu, on pourrait poursuivre, à
loisir, la liste des substances servant de fondement à toutes nos
analyses. Qu'on le veuille ou non, que l'on en soit ou pas conscient,
l'ONTOLOGIE en est le point de départ. En bref seul ce qui dure,
est stable, consistant, mérite attention. L'INDIVIDU en est le dernier
avatar. Il est le Dieu moderne, l'IDENTITE son mode d'expression.
Mais d'autres cultures ne reposent pas sur de tels fondements. Elles
sont passées à l'orient, l'orient est passé sur elles. Ce n'est
pas simple jeux de mots. L'orientalisation diffuse qui contamine
notre vie quotidienne (5) : syncrétismes religieux ou philosophiques,
manières de se vêtir, de se nourrir, techniques du corps,tout cela
est de l'ordre de l'ONTOGENESE . Peut-être est-ce cela le " Plus
qu'un " dont il a été question . Peut-être est-ce cela le retour
de " l'enfant éternel ", peut-être est-ce cela l'accent mis sur
l'importance du présent . Une forme de durée reposant sur l'impermanence
des gens et des choses, le dynamisme du devenir, la prévalence des
situations.
Il s'agit là, avec les conséquences sociologiques que cela ne manque
pas d'avoir, du glissement de l'individu à l'identité stable exerçant
sa fonction dans des ensembles contractuels, à la personne, aux
identifications multiples,jouant des rôles dans des tribus affectuelles.
Voilà bien la participation magique à quelque chose de pré-individuel,
ou encore le fait que l'on n'existe que dans le cadre d'un inconscient
collectif. Dès lors la souveraineté de l'ego cogito n'est s sociologiques
que cela ne manque pas d'avoir, du glissement de l'individu à l'identité
stable exerçant sa fonction dans des ensembles contractuels, à la
personne jouant des rôles dans des tribus affectuelles. Voilà bien
la participation magique à quelque chose de pré-individuel, ou encore
le fait que l'on existe que dans le cadre d'un inconscient collectif.
Dès lors la souveraineté de l'ego cogito n'est plus de mise. Il
en est de même du sujet agissant, tout comme du citoyen acteur volontaire
d'un contrat social rationnellement régulé. L'universalisme, du
sujet, de la raison, avatars d'un Dieu transcendant laisse la place
à des raisons et des affects locaux, particuliers, en situation.
En bref, ce n'est plus la verticale du cerveau qui prévaut, mais
l'éveil de la personne en son entièreté. Ce qui en appelle, ainsi
que je l'ai déjà indiqué (L'Instant éternel) à une " pensée du ventre
". Une pensée qui sache prendre en charge les sens, les passions
et les émotions communes.
Il y a, dans cette perspective, un fond archétypal de joies, de
plaisirs, de douleurs aussi, qui s'enracinent dans la nature (nature
naturelle, nature humaine, nature sociale). " L'âme de la brousse
" (C.G. Jung) que le judéo-christianisme, puis le bourgeoisisme
n'ont pas totalement effacée, résonne à nouveau. Elle reprend force
et vigueur dans les jungles de pierre que sont nos villes, mais
aussi dans les clairières des forêts lorsque, d'une manière paroxystique,
les tribus techno, lors des " raves ", foulent, en extase, cette
boue dont nous sommes pétris. On est là au cœur du tribalisme
postmoderne : l'identification primaire, primordiale à ce qui dans
l'humain est proche de l'humus.
Il se trouve que cette prise en compte du sensible, de l'humus,
du corps est chose courante dans nombre de cultures. C'est ce qui
peut faire dire que le millénaire qui s'inaugure sous nos yeux ne
sera pas aussi catastrophique que certains le prédisent. Mais il
marque, à coup sûr, la fin d'une époque. Celle d'un monde organisé
à partir du primat de l'individu. Individu, je le rappelle, capable
d'être maître de son histoire et donc de faire, avec d'autres individus
ayant la même caractéristique, l'Histoire du monde. Le retour en
force du destin, dont on est tributaire, est corrélatif de celui
de la communauté. Destin communautaire, communautés de destin, voilà
bien la " griffe " du tribalisme. Cela ne manque pas de faire peur,
car nous étions habitués à la mécanique de la société, telle qu'elle
s'était mise en place depuis le début des temps modernes. C'est
cette peur qui suscite le catastrophisme ambiant, et qui voit dans
le tribalisme le retour de la barbarie. Mais, d'une part, la barbarie
a souvent été l'occasion de régénérer un corps social languissant
et alangui après une longue période d'endogamie. Et, d'autre part,
en quoi un idéal communautaire serait-il plus nocif que l'idéal
sociétaire ? On peut, en tout cas, constater qu'il est occasion
de chaleur humaine. La proxémie conforte les affects. L'horizontalité
fraternelle, qui est celle du tribalisme, est cause et effet de
ce que j'ai appelé " l'érotique sociale ".
Se serrer les coudes, trouver de nouvelles formes de solidarité,
de générosité, mettre en place des occurrences caritatives, voilà
autant d'occasions de vibrer ensemble, d'exprimer bruyamment le
plaisir d'être-ensemble, ou, pour reprendre une expression triviale
fréquente chez les jeunes générations, de " s'éclater ". Expression
judicieuse en ce qu'elle met bien l'accent sur la fin de la forte
identité individuelle. L'on s'éclate dans l'effervescence musicale,
dans l'hystérie sportive, dans la chaleur religieuse, mais également
à telle occasion caritative ou, encore, dans telle explosion politique.
L'on serait, d'ailleurs, bien inspiré d'être attentif à ces explosions
que l'on qualifie, hâtivement, de politiques. En effet, à l'encontre
de la logique politique, logique moderne s'il en est, où tout est
programmé, où l'action s'inscrit dans un processus tactique et stratégique,
sinon prévu du moins préparé, les explosions sociales contemporaines
sont aussi violentes que soudaines. Elles sont, aussi, éphémères.
Ce n'est pas, ici le lieu de les analyser, il suffit d'indiquer
qu'elles expriment, d'une manière paroxystique, le rôle des passions,
l'importance des émotions partagées. Il s'agit d'une mise en scène
où c'est moins un individu rationnel qui agit en conscience, qu'une
personne jouant, théâtralement, un rôle dans le cadre d'une théâtralité
communautaire.
De bons esprits se sont attachés à montrer l'importance de " l'idéal
communautaire " (6). Il revit de nos jours. Et plutôt que de dénier
ou de diaboliser une telle renaissance, peut-être vaut-il mieux
en accompagner les divers soubresauts. Renaissance des " communautés
spirituelles " (G. Tarde), peut-être même peut-on parler avec G.
Bachelard de " narcissisme cosmique ", en tout cas de quelque chose
qui dépasse et de beaucoup les individus qui en font partie . Quelque
chose reposant sur la contagion et l'inflation du sentiment. Quelque
chose qui, à partir d'un enracinement spécifique intègre dans une
reliance cosmique. À l'encontre de l'universalisme abstrait propre
aux philosophies modernes, le tribalisme met en jeu un processus
complexe fait de participations magiques, d'interactions multiples,
d'accordance aux gens et aux choses. C'est ce bouillonnement là,
qui rend l'époque si attachante ! En effet, ainsi que le conseille
Leibniz, et dans l'esprit qui est le sien, il s'agit de " ne mépriser
presque rien ". En tout cas pas ces choses naissantes qui, au-delà
des préjugés, des pensées paranoïaques et autres simplismes moraux,
font nos sociétés. C'est toujours dans ce même esprit non judicatif
et non normatif, qu'il faut savoir revenir aux choses mêmes. Sage
adage phénoménologique (zu den Sachen selbst) qui permet de saisir
la logique interne d'un phénomène, son essence intime. C'est bien
ce dont il s'agit, concernant les tribus postmodernes. Elles sont
là et ce, comme je l'ai souvent indiqué, pour le meilleur et pour
le pire.
Leur complexité, leur aspect compliqué nécessite une complication
dans l'approche. D'où la nécessité de penser, d'une manière organique,
les sédimentations successives constituant la socialité à savoir,
le sentiment d'appartenance, la mise en réseau horizontale, la symbiose
affectuelle, et les processus de contamination que tout cela ne
manque pas de susciter. Voilà quel est son ordre ou sa raison interne.
Mais pour les saisir, ou à tout le moins pour les comprendre, ne
sert à rien ce que, malicieusement, Sainte Thérèse d'Avila appelait
" tout le bois réuni des discours ". Nous pourrions dire, aussi,
la langue de bois des systèmes théoriques, toutes tendances et toutes
variances réunies. C'est pour cela qu'il est important, tâche collective
s'il en est, de " trouver les mots " les moins faux possible. Quand
il y a changement de paradigme il faut savoir, paradoxalement, creuser
profond et s'attacher à la surface des choses. C'est cela la pensée
radicale : repérer les racines pour mieux apprécier la croissance
qu'elles permettent Ainsi que le dit, plus bellement, Rainer Maria
Rilke
" Avec plus d'art il courberait les rameaux
des saules,
Celui qui, des saules, eût appris
les racines "
(Sonnets à Orphée, I, 6)
ce sont les choses elles-mêmes qui nous apprennent ce qu'elles
sont. Et, très souvent, les penser convenablement nécessite que
l'on sache prendre le contre-pied des pensées conformes .Cela ne
se fait pas sans mal. Quitter, pour la haute mer, la tranquille
certitude des théories établies, est toujours éprouvant. De même
creuser pour chercher les racines demande un effort. Il s'agit là
cependant d'effort de pensée qui, sans jugement a priori, sans esprit
préconçu, peut permettre de voir dans l'étonnant mimétisme tribal,
dans le glissement de l'identité forte aux identifications labiles,
une autre manière de vivre le rapport à l'altérité. Revenons à une
banalité de base : la vie, malgré tout, perdure. Et cette vitalité
se sont, volens nolens, les tribus contemporaines qui le prennent
en charge. . C'est bien cela le défi que nous lance la socialité
postmoderne .
Michel Maffesoli Professeur à la Sorbonne
ACADÉMIE DE PARIS SORBONNE
UNIVERSITÉ RENE DESCARTES PARIS V
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U.E.R. DE SCIENCES SOCIALES 12, rue Cujas 75230 CEDEX 05
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Tel/fax : 43.54.46.56 Mail ceaq@univ-paris5.fr
CENTRE D'ÉTUDE SUR L'ACTUEL ET LE QUOTIDIEN -------- C.E.A.Q.
(1) Je renvoie ici à mon livre, M. Maffesoli, La Violence totalitaire
(1979) réed. Desclée de Brouwer 1999 ch. 1 " Pouvoir-Puissance ",et
au Temps des Tribus ( 1988) réed La Table Ronde 2000
(2) Cf. F. Casalegno, Les Cybersocialités, CEAQ-Paris 5, juin 2000.
(3) Cf. Chaoying Sun et Gilbert Durand. Du côté de la montagne de
l'Est in Montagnes imaginaires, dir. A. Siganos et S. Vierne, Ellug.
Grenoble, 2000, p. 69. Cf. aussi A. Pessin, La Montagne des géants
de la route, Ibid., p. 255.
(4) Cf. P. Tacussel, Charles Fourier, le jeu des passions, Paris,
Desclée de Brouwer, 2000.cf aussi M.Maffesoli L'Ombre de Dionysos,
contribution à une sociologie de l'orgie (1982) Le Livre de Poche
1991
(5) Cf. P. Le Quéau, La tentation bouddhiste, Paris, Desclée de Brouwer,
1998, et M.Maffesoli L'Instant Eternel, le retour du tragique dans
les sociétés postmodernes.Paris Denoël 2000.
(6) Je renvoie aux références et aux analyses que j'ai donné in M.
Maffesoli, La Transfiguration du politique, la tribalisation du monde,
Paris, Grasset, 1992 et dans Au Creux des Apparences (1990) Le Livre
de poche 1995.
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