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Origine : http://www.article11.info/spip/spip.php?article683
10 février 2010
Figure de la gauche israélienne et inlassable pourfendeur
de l’occupation, Michel Warschawski a accordé un entretien
à notre envoyé spécial à Jérusalem,
Grogain. Le fondateur du Centre d’Information Alternatif y
critique à mots très durs la politique israélienne,
tout en revenant longuement sur son propre parcours. Ou quand l’histoire
d’une vie recoupe celle d’un engagement.
Tout visiteur en Israël devrait impérativement se rendre
au Centre d’Information Alternatif (AIC). Pour comprendre
ce que signifie réellement la « propagande d’État
» et ce que les médias israéliens occultent.
Et, surtout, pour discuter avec son créateur, Michel Warschawski
[1].
Juif né en France, Michel Warschawski est venu s’installer
à Jérusalem à l’âge de 15 ans.
Très vite, il s’est lui-même défini comme
un militant anti-colonialiste, un engagement qui fait tâche
dans la société israélienne : « Nous,
on aime bien ce qui est ou blanc ou noir. Ce qui nous dérange
chez vous, c’est que vous n’êtes ni l’un
ni l’autre », lui a un jour déclaré un
policier. Ainsi : rencontre avec un homme gris.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?
Je suis né à Strasbourg, sur la frontière
franco-allemande. Mon père était le grand rabbin de
la ville. À cette époque, l’Alsace était
un lieu particulier : en raison du Concordat, les institutions religieuses
appartenaient à l’espace public ; mon père était
donc fonctionnaire.
Pendant les quinze premières années de ma vie, je
n’ai fréquenté que des Juifs. Toute ma vie se
tenait dans le cadre de la communauté, entre la maison, l’école
juive, le centre communautaire juif, la synagogue et mes copains
juifs. La première personne non-juive que j’ai rencontré
était un Arabe israélien qui avait une chambre dans
la même cité U que moi, à Jérusalem.
Il a fallu que je vienne en Israël pour rencontrer un non-juif
pour la première fois !
J’ai donc grandi dans un milieu extrêmement fermé
; mais pas intellectuellement ni culturellement. Nous étions
même très attachés aux valeurs de la République
et à l’histoire française ; à la laïcité
aussi, tout en étant très pratiquants. Le domaine
de la foi devait rester dans l’espace privé –
ce qui est un comble pour Strasbourg – et n’avait rien
à voir avec les valeurs philosophiques et politiques qui
nous ont marqué mes frères, mes sœurs et moi.
Mes parents étaient très progressiste et l’anticolonialisme,
l’antifascisme, l’antiracisme étaient des évidences
pour nous. Mon père a même eu un blâme de l’État
pour être sorti de son devoir de réserve le jour où
il a publiquement soutenu l’indépendance de l’Algérie
dans un sermon à la synagogue.
Mes parents ont vécu l’occupation. Mon père
était résistant dans un maquis du Sud-Ouest. Ma mère,
qui était juive, portait l’étoile pendant la
guerre mais elle a pu étudier à Paris parce que son
père était un ancien combattant. Elle a bénéficié
d’un numerus clausus, droit accordé aux Juifs jusqu’en
44.
Les souvenirs de l’occupation étaient ainsi omniprésents
dans notre enfance : on en parlait tout le temps. Ça a eu
une grande influence sur mes choix, lorsque j’ai été
confronté à l’occupation en 67. J’étais
venu dans la "ville sainte" pour étudier le Talmud
et je n’avais aucune conscience politique. J’ignorais
l’histoire récente d’Israël, qui ne m’intéressait
pas. Je savais qu’il y avait un conflit avec les Arabes, sans
plus. Et voila que je me trouvais confronté à une
occupation… Ce mot, "occupation", a tout de suite
résonné en moi, même si, à cette époque,
je pensais qu’Israël était la victime. [2]
Pourquoi étiez-vous venu en Israël ?
J’étais un élève indiscipliné
et je n’aimais pas le milieu bourgeois de Strasbourg. J’étais
sous le regard permanent de la communauté, car j’étais
le fils du rabbin. Et puis Jérusalem comptait les meilleures
écoles talmudiques…
Surtout, ma famille et moi étions déjà venus
- trois ans plus tôt - pour une année sabbatique. Nous
étions tous tombés amoureux fous de Jérusalem.
Une véritable épidémie ! Dès ce moment,
j’ai su que je partirais un jour pour Jérusalem. Pas
en Israël, à Jérusalem ! Là, il y avait
toute une histoire, toute une spiritualité. Avant 1967, c’était
une ville très différente d’aujourd’hui
: très isolée, entourée d’ennemis, peu
israélienne finalement. Elle ressemblait davantage à
un agglomérat de bourgades juives d’Europe de l’Est
et du Maghreb qu’à une ville moderne comme Tel Aviv.
Aujourd’hui encore, Jérusalem est une ville qui se
projette dans le passé et dans l’avenir mais pas dans
le présent.
Aviez-vous l’intention de rester longtemps à Jérusalem
?
Pas du tout : je pensais rester quelques années pour étudier
le Talmud puis rentrer en France. Mais l’amour de cette ville
m’a retenu, et l’année 1967 m’a "naturalisé"
israélien. Je me sentais partie prenante de la peur qui avait
précédé la guerre, de l’émotion
qui a suivi la victoire « miraculeuse » – j’y
croyais à l’époque.
Quelle impression vous a fait la société israélienne
à votre arrivée ?
J’ai véritablement rencontré la société
israélienne à Tel Aviv. Je m’y promenais en
1965-66 avec mon cousin, un Israélien typique né dans
cette ville. À l’époque, il n’y avait
pas beaucoup d’activités culturelles : le grand sport
consistait à faire des allers-retours sur l’allée
principale et, à la rigueur, à s’acheter une
glace. On appelait ça « se dizengoffer » –
du nom de la rue Dizengoff. Il y avait beaucoup de monde, les gens
se cognaient et je m’excusais à chaque fois. Tout d’un
coup, mon cousin m’a dit : « Arrête de te conduire
comme un youpin ». C’est-à-dire : comme un Juif
de la diaspora, pas macho, trop poli. Ça a été
très net pour moi : il m’a montré ce que je
ne devais pas être, soit le "nouvel Israélien",
l’antithèse du Juif de la diaspora.
Quels sont les évènements qui vous ont marqué
?
Juin 1967, d’abord, plus précisément une quinzaine
de jours après la fin de la guerre. Mon père était
venu avec une délégation de sa communauté pour
se recueillir sur les lieux saints. Un jour, il m’a demandé
de le remplacer et j’ai emmené son groupe à
Hébron, en Cisjordanie. Je négociais une camelote
quelconque avec un commerçant âgé qui me parlait
comme un occupé parle à un occupant, alors que j’agissais
comme le propriétaire des lieux… Je me suis regardé
faire, et ça a été un véritable coup
de poing dans le ventre.
Le même soir, je suis allé voir mon père. Et
je lui ai dit qu’il y avait une occupation, et que c’était
nous les occupants, alors que toute notre histoire avait été
celle des occupés, des exclus, des réprimés,
des victimes du racisme. Tout d’un coup, j’étais
de l’autre côté… Et ce n’était
pas une place que je pouvais assumer : être le pouvoir, le
dominant était quelque chose que je n’arrivais pas
à digérer.
Les premiers jours de la guerre du Liban, en 1982, m’ont
également profondément marqué. Jusqu’alors,
notre militantisme se situait à la marge : sur la question
palestinienne, il y avait dans la société israélienne
un large consensus, sans opposition ni mouvement de la paix. Jusqu’à
ce qu’émerge - à ce moment - un mouvement plus
ample, que nous sortions de la marginalité.
En 1982, j’ai refusé de rejoindre mon unité
et j’ai fait de la prison militaire - comme beaucoup d’autres.
Ça a été ma nouvelle naturalisation israélienne.
Je me suis senti enfin capable d’être membre de cette
société comme opposant, et non pas comme exclu ou
marginal. Parce qu’il y avait un mouvement de masse en développement,
qui rentrait dans une dynamique. Parce que je pouvais m’exprimer
en tant que soldat, en tant que citoyen, et pas seulement en tant
que gauchiste marginal.
Mais le moment que je considère comme sans doute le plus
émouvant de ma vie s’est déroulé quand
j’étais inculpé pour soutien à une organisation
illégale. Mon procès durait depuis un certain temps.
Un jour, un de ces militants palestiniens dont j’ai parlé
auparavant, celui pour qui j’avais le plus d’amitié,
qui avait une grande rigueur morale – il avait refusé
deux fois d’être libéré car, selon lui,
d’autres le méritaient plus que lui – est décédé,
peu après après avoir été libéré
en raison d’une grave maladie. Il était très
aimé et respecté à Jérusalem. A l’enterrement,
il y a eu une manif monstre et tous mes copains ont déserté
le procès pour la rejoindre. Je suis resté avec les
juges, mon père et ma femme (qui était aussi mon avocat)
et on a demandé une interruption d’audience. C’est
ainsi qu’on a pu participer à la manifestation qui
passait sous les fenêtres du tribunal.
Quels souvenirs gardez-vous de votre expérience dans
l’armée ?
En 1968, mon unité a été envoyée à
côté de Bethléem, dans les Territoires occupés.
Il y avait un couvre-feu qui durait depuis des semaines, mais des
missiles avaient été envoyés sur Jérusalem
depuis le côté palestinien. Le colonel nous a alors
dit : « On est là pour faire craquer la ville, pour
obtenir des informations sur ceux qui ont lancé ces missiles.
». Et ce jour-là, pour la première fois, j’ai
refusé. Je suis allé voir mon colonel et je lui ai
dit que je n’étais pas fait pour ça. Il m’a
mis en détention pour deux heures, avant de me charger de
la cuisine… J’ai finalement été réformé,
ça m’a pris deux ans.
Comment avez-vous vécu le fait de vivre en marge ?
La meilleure manière de répondre à cette question
est de parler de mes enfants. Mon fils est né en 1972, il
a grandi dans l’ostracisme et l’isolement. Il était
même honteux de nous avoir comme parents à cause de
la pression sociale : dans la rue, dans les journaux, on était
traité de fous dans le meilleur des cas, de traîtres
dans le pire. D’autant que ma femme était très
médiatisée parce qu’elle était une avocate
défendant les Palestiniens. Elle était surnommée
"la pute des Palestiniens" ou "la pute des terroristes".
Quand il avait sept-huit ans, mon fils ne marchait jamais sur le
même trottoir que sa mère… Depuis, il est devenu
très bagarreur, il a appris à se défendre.
Ma fille est née en 1982, elle a grandi avec le sentiment
que tout le monde était à gauche. 1982 a été
une renaissance pour nous tous : nos manifestations drainaient du
monde, on avait l’impression d’être devenus normaux.
La période d’isolement qui a précédé
n’était pas problématique pour moi, mais elle
l’était pour mon environnement. Même à
Strasbourg, on disait à mon père : « Votre fils
est un terroriste ! » Ce à quoi il répondait
: « Je respecte toutes les valeurs de mon fils. Je ne regrette
qu’une chose : c’est qu’il ne le fasse pas en
tant que Juif pratiquant », parce que je n’étais
plus religieux. Mon père a émigré en Israël
à sa retraite, car ses enfants étaient ici. Il n’a
pas loupé une session de mon procès. Interviewé
par un journaliste sur ma supposé traîtrise, il a répondu
: « Et nous, dans la résistance, on n’était
pas des traitres ? »
Comment êtes-vous entré en relation avec la société
palestinienne ?
Au sein du petit groupe que j’ai intégré en
1968, la première chose qu’on a faite après
le début de l’occupation a été d’y
chercher des partenaires qui pensaient comme nous. On les a vite
trouvés et, avec le temps, des liens se sont tissés.
On avait des contacts réguliers, on menait des actions communes
pour protester contre la répression, pour manifester notre
solidarité avec les prisonniers politiques. Il y avait aussi
l’échange. Nous voulions comprendre. Et eux aussi voulaient
savoir comment fonctionnait notre société. Dès
le début de mon militantisme, ça a donc été
la chose la plus naturelle.
Pendant mon procès, très médiatisé,
les gens se sont étonné : « Qui sont ces gens
? Ils ne sont pas des terroristes, c’est bizarre. »
À l’époque, une association israélo-palestinienne
semblait invraisemblable… Lors d’une interview, alors
qu’on venait de rencontrer l’OLP, le journaliste nous
même a présentés comme les précurseurs
du dialogue israélo-palestinien…
Mais ce n’était pas un évènement pour
nous, c’était la normalité. On rencontrait les
Palestiniens comme on le faisait avec les militants de mai 68 en
France ou avec les révolutionnaires du Guatemala. On était
des camarades, pas des Juifs conduisant une rencontre officielle.
Nous n’avions pas de sentiment historique. Le seul moment
particulier a été ma rencontre avec Arafat. Paradoxalement,
je suis un des derniers militants israéliens à l’avoir
rencontré. Non pas parce que j’avais quelque chose
contre lui, mais parce que je n’ai jamais été
très "rencontre formelle, poignée de mains et
photo". Je trouvais que c’était une perte de temps…
Mais quand il a été enfermé à la Muqata,
j’y suis allé pour la première et dernière
fois. Parce qu’il ne s’agissait plus de rencontrer un
président mais un prisonnier. C’était un acte
de solidarité. C’était triste. Très triste.
Quel regard portez-vous sur la société palestinienne
?
Depuis quarante ans, je pense être un des Israéliens
qui la connaisse le mieux. À une époque, je dormais
davantage en Cisjordanie que chez moi…
Pendant les réunions, les Palestiniens me disaient : «
Reste avec nous, tu es l’un des nôtres. ». Mais
j’ai toujours voulu montrer que j’étais un invité,
et pas l’un d’eux. Mon choix était de militer
en tant qu’Israélien, c’est là que je
me sentais le plus utile. Et je n’aime pas faire semblant
d’être Palestinien. C’est peut-être –
avec la fainéantise – l’une des raisons pour
lesquelles je ne parle pas arabe, même si je l’ai étudié
pendant longtemps.
J’ai aussi été toujours conscient du regard
colonial condescendant de celui qui a le pouvoir sur celui qui n’en
a pas, même chez les gens de gauche. On peut facilement tomber
dans le paternalisme ou - au contraire - dans le suivisme. J’essaie
donc de rester modeste : je ne suis pas le mieux placé pour
juger et apprécier. Je suis trop conscient de la mentalité
coloniale qui nous touche tous, y compris les plus "pro-palestiniens".
Mais je ne vais pas éluder la question. J’ai évidemment
un certain regard sur la société palestinienne : celle-ci
est en mauvais état. À mon avis, on a sous-estimé
l’impact néfaste de l’opération "Rempart"
de Sharon dans les Territoires. On a vu le sang, les morts, les
maisons détruites, mais il y avait beaucoup plus "grave"
que ça : l’effet "Knock-Out". Les morts sont
morts : c’est triste, mais c’est comme ça. Par
contre, ceux qui restent sur pieds sont plus atteints que les morts.
C’est une société cognée, groggy.
On sent quand même que cette société se reprend
en main aujourd’hui, même si la reconstruction du mouvement
national va prendre du temps. Nos camarades de la gauche palestinienne
sont au début d’une réflexion sur la nouvelle
donne, notamment par rapport à Obama. Et ils sont pour l’instant
davantage réactifs - aux initiatives internationales et arabes
- qu’actifs.
Mais si je devais faire un ultime bilan, je mettrais en avant la
capacité de résilience. La société palestinienne
n’est pas à genoux, elle fait le dos rond. Même
les plus réalistes des cadres politiques, qui réalisent
que l’avenir proche ne sera pas radieux, ne sont pas abattus.
Qu’est-ce qui n’a pas marché, au départ
?
Le sionisme se définit comme un mouvement de colonisation.
Ce sont les mots qu’il utilise lui-même : "Yichouv",
utilisé aujourd’hui pour "localité",
se traduit littéralement par "colonie". Le sionisme
s’est donné pour objectif d’établir un
projet colonial de peuplement. Comme ce fut le cas en Australie
ou en Amérique, là où on estimait qu’il
s’agissait de terres sans peuple. Au 19e siècle, l’Europe
voyait le tiers-monde comme une grande jungle, avec des indigènes
certes, mais aussi des autruches, des chameaux et des palmiers.
Cela faisait partie de l’environnement… En cela, le
sionisme n’est pas différent des autres mouvements
coloniaux.
Mais comme cette terre n’était pas sans peuple, il
y a eu conflit. Au début, l’immigration ne gênait
pas les Arabes sauf qu’ils ne comprenaient pas qui étaient
ces Juifs avec une culotte courte, un chapeau idiot et parlant yiddish,
si différents de ceux qu’ils connaissaient. C’est
pour cela qu’ils dissociaient Juifs et sionistes. Les Juifs
étaient ceux de Palestine. Il n’y avait donc pas de
regard négatif au départ comme souvent au départ
dans le monde colonial. Il y avait de la place pour tout le monde.
Et puis, d’un coup, il y a eu ce projet agressif : «
Pousse-toi que je m’y mette. » Le cœur du conflit,
c’est la colonisation.
Vous avez dit qu’en arrivant en Israël, vous étiez
« sûr de votre bon droit ». Pouvez-vous détailler
?
A l’époque, je ne savais pas qu’il y avait des
Arabes. Enfin, je le savais vaguement. Pour moi, il y avait l’État
d’Israël comme il y avait la France, l’Espagne…
Je ne voyais pas le problème. À l’époque,
on ne connaissait pas la dimension coloniale de ce conflit.
En 1967, est sorti un numéro spécial de la revue Les
Temps modernes animé par Sartre lui-même. J’étais
allé à l’une de ses conférences, comme
un groupie fanatique. Dans ce numéro, il donnait la parole
à des Juifs et des Arabes – à l’époque,
le mot « Palestinien » ne s’était pas encore
imposé. Il y avait, je crois, un article sur les tous premiers
feddayins. Et surtout une introduction de Maxime Rodinson sur Israël
et le fait colonial. Ce qu’il disait il y a 40 ans est encore
pertinent aujourd’hui ; il n’y a pas à changer
une ligne, c’est une excellente grille de lecture.
Quel est votre avis sur la question des réfugiés
?
C’est une question fondamentale, les réfugiés
sont au cœur de ce conflit. Il n’y aura pas de solution
tant que ce ne sera pas réglé, juste des trêves
ou des cessez-le-feu.
Sur cette question, je reste très marginal, y compris dans
le mouvement de la paix. Pour moi, il ne s’agit pas de reconnaître
formellement le droit au retour, ni de seulement reconnaître
nos torts pour qu’en échange ils ne reviennent pas.
Tant qu’on n’aura pas réouvert nos portes aux
Palestiniens, nous ne serons pas une société normale.
Nous ne serons pas débarrassés des démons de
la naqba [3].
Il y a cette peur dans l’inconscient collectif qui, fondamentalement,
n’est pas tournée vers le nucléaire iranien
ou les armées arabes. Nous existons par la négation
de l’autre. Et l’autre est vivant. Ce n’est pas
l’Indien d’Amérique. On ne peut pas supprimer
les cauchemars qui hantent nos nuits avec des accords politiques.
Cette angoisse existentielle sera présente tant que les Palestiniens
ne pourront pas revenir. Il faut une véritable possibilité
du retour et pas seulement la reconnaissance d’un droit. Évidemment,
ça remet en cause la notion d’État juif…
Un an après la guerre à Gaza, l’objectif
de cette intervention reste obscur. Qu’en pensez-vous ?
Honnêtement, je ne comprends pas le fossé gigantesque
entre la brutalité des moyens mis en œuvre et la réalité
de la menace. Personne ne pourra me convaincre que les quelques
"pétards" envoyés depuis Gaza expliquent
quoi que ce soit. Les dirigeants politiques et militaires israéliens
n’ont jamais pris ça au sérieux et se foutent
de Sderot : ils n’ont jamais vu une quelconque menace existentielle
là-dedans.
Au fond, il peut y avoir plein de raisons… Nous nous étions
cassés les dents au Liban et, comme à chaque fois,
nous avons voulu faire croire qu’il s’agissait d’une
erreur de parcours, que nous gardions notre pouvoir de dissuasion.
Mais en agissant contre des citoyens, on a simplement montré
notre brutalité…
L’intervention se situe aussi dans le cadre de la stratégie
israélienne – qui n’est plus la stratégie
américaine – de guerre globale et permanente néoconservatrice.
Nous avons élu le père penseur de cette stratégie,
Netanyahu, et nous sommes comme sous l’ère Bush, à
estimer qu’il faut imposer l’hégémonie
israélo-américaine sur le Moyen-Orient sans passer
par des négociations. Qu’importe si cela s’est
soldé par des échecs au Liban ou à Gaza…
C’est pour ça que le discours du Caire d’Obama
a fait transpirer les dirigeants israéliens, en raison des
paroles d’apaisement vers l’Islam et de la fin de cette
vision centrée sur "l’axe du mal". En Israël,
c’est un avis largement partagé qu’Obama est
une parenthèse. C’est un manque de respect envers le
président d’un pays dont on est entièrement
dépendant. Et c’est un mauvais calcul car même
les Républicains n’aiment pas ça…
Quelles sont vos impressions quant à l’avenir
du conflit israélo-palestinien ?
Gaza et les dernières élections sont un indicateur
terrible d’un glissement vers l’extrême-droite.
Israël est désormais une société néoconservatrice
ayant subi un énorme recul par rapport à la période
1982-2000. Cette période correspondait à une phase
d’ouverture, avec une société assez forte pour
se décrisper. Il y avait une volonté de normalité,
le processus d’Oslo était largement soutenu. Ce n’était
pas seulement une ouverture politique, c’était aussi
culturel : tout d’un coup, on parlait de 48, des réfugiés,
de notre responsabilité. Ce n’était pas marginal,
une grande partie de la société participait à
ce débat. C’était un mouvement très majoritaire
parmi les intellectuels, les médias, les universitaires.
Et puis, en 2000, il y a eu une rupture historique.
Il ne faut pas sous-estimer le discours de Barak après Camp
David stigmatisant la soit-disant ingratitude d’Arafat. Ce
qui a été dévastateur, c’est la deuxième
partie de ce qu’il a dit, lorsqu’il a « démasqué
» les véritables intentions des Palestiniens et le
plan diabolique d’Arafat derrière son prix Nobel, la
modération de ses propos et le processus de paix. Dire qu’Oslo
était l’antichambre d’Auschwitz était
la manœuvre non-militaire la plus intelligente du point de
vue de Barak. Il se posait en Zorro arrivant au bon moment pour
nous sauver ! La reconquête ! En faisant ça, il a détruit
ce que les Palestiniens avaient acquis en souveraineté et
légitimité. Son discours a aussi mis à bas
ce qui faisait la substance du mouvement de la paix qui cherchait
le dialogue. On est revenu à la menace. Dans ces conditions,
il fallait faire une guerre préventive, construire un mur,
se protéger contre les barbares. Il y a eu un glissement
du terrorisme qui est devenu terrorisme islamique. Le problème
n’était plus Arafat mais les pays arabes, l’ensemble
de la civilisation musulmane qui menaçait le monde libre.
Voilà comment nous sommes revenus en plein choc des civilisations.
Tout le monde n’était pas d’accord avec cette
vision des choses. Mais il y a eu le 11 septembre et tout le monde
a dit : « Ils veulent nous massacrer ». Le retour à
la normalité, vers la paix, s’est refermé. On
est revenu à une société de droite.
Je partage malheureusement ce qu’a écrit le chroniqueur
Gideon Levy dans Haaretz : la gauche est morte pour les vingt années
à venir. J’espère qu’il se trompe et que
ça ne durera que dix ans, mais j’ai peu d’espoir
à court terme d’un retour à une période
d’ouverture comme dans les années 1980. Maintenant,
rien ne bouge. Il n’y a pas eu de mouvement pour la paix pendant
Gaza. Ce n’est pas une surprise, mais une tristesse. A part
un noyau dur, ce qui était un mouvement d’opinion pacifique
modéré ne s’est pas exprimé. Le mouvement
de la paix a cautionné la guerre, l’a justifiée.
Et quel est votre point de vue sur l’avenir de la société
israélienne ?
L’ouverture de la politique va de pair avec l’ouverture
de la société et vice-versa. Dans les années
1980, il y avait une réelle ouverture sociale. A l’époque,
je commençais le journal par les pages culturelles. Il y
avait une volonté de modernité. A cette époque,
la cour suprême a entrepris un processus de rééquilibrage
entre démocratie et sécurité, entre un peu
moins de juif et un peu plus de démocratie, en terme de droits
maritaux, d’homosexualité...
Depuis 2000, la société est devenue beaucoup plus
raciste. Dans les années 1980, les jurisprudences de la cour
étaient courageuses. Par exemple, la torture avait été
interdite et les consignes étaient respectées. Depuis
2000, on ferme les yeux. On est en guerre et la cour suprême
a changé ses jurisprudences. Maintenant, certaines formes
de pression physique et modérée ( !) sont tolérées.
Notes
[1] Qui avait déjà accordé un entretien à
Article11, ici
[2] A droite, Max Warschawski, le père de Michel.
[3] La "Catastrophe". Terme utilisé par les Palestiniens
pour parler des événements de 1948, notamment la défaite
militaire.
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