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Origine :
http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-03-08/2001-03-08-240753
" Écrire le souterrain de l’histoire " Michèle
Riot-Sarcey
Le féminisme, l’utopie, les " traces " d’espoirs
sans cesse effacés du " récit ordinaire de l’histoire
politique "... Entretien avec une historienne pour qui, au-delà
du " sens commun ", il importe de traquer " la multiplicité
des interprétations " possibles de tous les événements
passés.
Professeur d’histoire contemporaine à l’université
de Paris-VIII, Michèle Riot-Sarcey est à la fois une
spécialiste de l’histoire du féminisme et une
spécialiste de l’histoire politique des XIXe et XXe
siècles. Ses travaux, ses recherches - singulièrement
sur " l’utopie " (1) - l’ont amené,
depuis plusieurs années, à tenter de comprendre comment
" l’histoire s’écrit " et pourquoi,
ce faisant, elle tend à effacer toute trace des événements,
des espoirs, des points de vue qui échappent à son
" récit ordinaire ". " Je me suis rendue compte,
dit-elle, que l’histoire avait été écrite
en continuité - du présent au passé - pour
renouer un fil qui est en fait constamment défait par les
événements. " D’où l’idée,
dans le sillage des réflexions de Walter Benjamin et de Michel
Foucault, de penser l’histoire, non plus en continuité,
mais par ses " discontinuités ". Autant d’approches
que Michèle Riot-Sarcey a soumis au public du débat
organisé, le 15 février dernier, à l’espace
" Regards ", dans le cadre des " Rencontres philosophiques
", au moment même où paraissait l’Utopie
en questions, un ouvrage collectif dont elle a assuré la
direction (voir ci-contre). Entretien.
Contre une histoire " toujours reconstituée ",
toujours " réécrite ", dites-vous, vous
proposez de développer l’étude de ses "
discontinuités ". Qu’entendez-vous exactement
par là ?
Michèle Riot-Sarcey. Depuis quelques années déjà,
bon nombre d’historiens s’interrogent sur les différents
modes d’écriture de l’histoire. Personnellement,
je n’ai pas choisi délibérément de travailler
sur ce qu’il est convenu d’appeler les " discontinuités
". Ce qui m’a amené à interroger cet espace
- sur la base des travaux de Foucault et de Benjamin - c’est
la volonté de récupérer, dans le passé,
des événements, des " compréhensions perdues
", des espoirs, des points de vue, qui échappaient largement
au récit ordinaire de l’histoire politique. Aussi,
me suis-je efforcée d’élaborer une méthode
afin de réinsérer dans l’histoire ces "
discontinuités ". Cela supposait, au préalable,
de comprendre les différents processus d’écriture
par lesquels le passé était mis au jour, à
savoir interroger les " continuités ", en décrypter
les mécanismes : de l’interprétation des sources
à la construction des causes, toujours conçues à
partir des effets. Étant entendu que l’historien travaille
dans l’après-coup, et, comme tout un chacun, connaît
le devenir du passé...
Est-ce que l’on peut envisager sérieusement qu’il
en soit autrement ?
Michèle Riot-Sarcey. Comme tous les chercheurs, les historiens
travaillent avec les sources dont ils disposent. Or, ces sources
sont souvent considérées comme des données.
Il nous importe, me semble-t-il, d’en interroger les conditions
de possibilités, dans la mesure où la plupart d’entre
elles sont le produit des interprétations des " contemporains
". Certaines de ces interprétations sont rapidement
effacées ou oubliées, d’autres s’imposent
au point de devenir dominantes, en déterminant ce qu’on
dira être le " sens commun ". La rigueur de l’analyse
historique suppose de saisir la mise en ouvre de ce " sens
commun " en amont de son imposition. Or, la plupart du temps,
les interprétations des autorités - celles qui s’imposent
- ont pour but de reconstituer le lien entre passé et présent
afin d’effacer la discontinuité introduite par des
événements, des idées, des actions, qui entrent
en contradiction avec les intérêts ou les besoins d’une
" cause " qui triomphe sur toutes les autres. Par là,
est écarté tout ce qui n’entre pas dans la "
linéarité " de la saisie d’un temps à
un autre. Aussi, une méthode différente doit être
inventée (la micro-histoire n’y suffit pas) pour récupérer
les multiples écarts, fragments, aspérités
qui subsistent dans le " souterrain des choses " - pour
reprendre des expressions chères à Walter Benjamin
qui se définissait lui-même comme un " chiffonnier
de l’histoire "...
Comment repérer, justement, les " écarts ",
les " fragments " dont vous parlez, c’est-à-dire,
d’une certaine manière, la multiplicité des
espoirs perdus ou enfouis ?
Michèle Riot-Sarcey. Quand il essaie de mesurer tout ce
qui est en jeu au moment de tel ou tel événement,
l’historien peut alors entrevoir le passé en mouvement,
en rupture avec ce qu’il est convenu d’appeler le "
sens " de l’histoire. Mouvement dans lequel se présente
la multiplicité des interprétations possibles, y compris
celles qui vont être écartées. Au moment où
celles-ci adviennent, les débats conflictuels s’inscrivent
dans les faits, comme dans les mémoires. Les autorités
peuvent craindre alors la déstabilisation de l’ordre
ordinaire et des hiérarchies existantes : elles s’emparent
de l’événement pour lui donner un sens, qui
leur permette de reconstruire l’ordre défait. Toutes
les traces, y compris contradictoires, ne sont pas accessibles dans
leur globalité à l’historien, mais des fragments
subsistent, qu’il serait illusoire de vouloir reconstituer
dans leur pleine réalité. Plus simplement, la méthode
d’analyse, puis d’écriture, consiste à
mettre en rapport les tensions engendrées par un mouvement
de l’histoire avec la nécessaire remise en ordre qu’il
suscite. Cette approche m’est apparue d’autant plus
féconde que, si l’on regarde de près l’histoire
politique, les deux grands courants qui la traversent - libéral
et " marxiste " - sont également porteurs d’une
même vision téléologique, c’est-à-dire
qu’ils considèrent l’évolution du temps
historique en fonction d’un aboutissement ou d’un objectif.
Les libéraux vont ainsi parler de " la fin de l’histoire
" en magnifiant la chute du mur de Berlin pour célébrer
la faillite de " l’utopie communiste ", en évacuant
de l’histoire les " utopies " par l’invention
de filiations artificielles, et en jouant sur le sens même
du mot " utopie ", conçue comme un non-lieu.
N’y a-t-il pas, tout de même, un véritable problème
de définition, de statut même de ce que l’on
peut entendre par " utopie " ? " Carcérale
", pour les uns, " libertaire " pour les autres,
préfigurant les " totalitarismes du XXe siècle
", ou signalant, de chaque époque, le désir d’émancipation...
Comment vous situez-vous dans ces controverses ?
Michèle Riot-Sarcey. Les utopies, par définition,
sont intempestives. On ne peut pas se contenter du contenu des doctrines,
mais il importe de s’arrêter sur " l’aperception
" dont elles sont l’objet : appropriations, transgressions,
détournements... Leur devenir va à contresens de l’histoire
linéaire, y compris de l’histoire linéaire dite
" marxiste " : elle aussi repense les utopies, notamment
celles du XIXe siècle, à l’aune de l’esprit
révolutionnaire dont elles sont porteuses. Celles-ci vont
donc être classées en fonction de leur capacité
à poser la question de l’État ou celle de l’organisation
de la classe ouvrière. C’est le point de vue du devenir
d’une classe qui détermine le regard de l’analyste.
Un exemple : l’école " marxiste " a "
repensé " l’histoire communiste en construisant
une filiation idéologique de Babeuf à Marx, mais en
laissant sur le bord du chemin les mouvements réels, les
" écarts " non intégrables à cette
continuité. Or, pour ne pas perdre ces écarts, il
suffit de les mettre à l’épreuve de l’historicité
du sujet, singulier ou collectif, qui s’est emparé
des idées critiques, devenues de ce fait subversives...
Pour revenir à la question des " discontinuités
", ce terme n’est-il pas une autre façon de nommer
le fugace, " le fugitif " dont parlait Baudelaire, mais
aussi " l’épaisseur du temps " chère
à Stendhal ?
Michèle Riot-Sarcey. Si, aujourd’hui, le " sens
" de l’histoire est largement mis en cause, tout comme
la philosophie du " progrès ", cela ne change guère
la façon d’écrire l’histoire, et particulièrement
l’histoire politique. Les historiens, spontanément
- je dirais presque " naturellement " - ont tendance à
valoriser ce qui est, ce qui advient, ce qui triomphe. Par exemple,
ceux qui travaillent sur la république vont rendre compte
du point de vue majoritaire, à savoir celui des républicains
modérés. De ce fait, sont écartées les
autres significations données au mot " république
", dont il ne reste plus que l’abstraction du concept.
Sont ainsi oubliés la république comme " souveraineté
populaire " de 1792, la république " démocratique
et sociale " de 1848, ou " socialiste " de 1871.
Or, le contenu significatif de ce mot " baladeur " a mobilisé,
comme on le sait, des millions de personnes. Certes, elles furent
minoritaires, mais cette " minorité " a fait le
" mouvement de l’histoire " et a contraint les hommes
d’ordre à reconstituer les hiérarchies en utilisant
les valeurs dites " républicaines " à leur
profit.
En somme, vous dites : " Ce ne sont pas les doctrines qui
font l’histoire, mais, à la rigueur, les femmes et
les hommes qui les subvertissent à tel ou tel moment... "
Michèle Riot-Sarcey. Il s’agit, en fait, de "
récupérer " toutes sortes d’interprétations
de sujets de l’histoire, qui, un moment, ont songé
à améliorer leur sort, dans l’immédiat,
en transformant les rapports sociaux, ou simplement ont songé
à devenir autres. Ces multiples démarches, ces actions
participent de l’histoire au même titre que ceux qui
leur imposent un sens par leur " discours de vérité
" sur la " république ", le " socialisme
", la " liberté ", etc. Que l’on considère
seulement combien le mot " liberté " a été
investi de significations diverses - de la " liberté
bourgeoise " à " l’émancipation collective
". En privilégiant les significations dominantes, les
" doxa ", on manque les historicités du mot, on
manque par exemple la possible compatibilité entre "
socialisme " et " libertés individuelles ",
qui, un temps, furent étroitement liés. Dans le même
ordre d’idées, si le féminisme a été
mis à l’écart de l’histoire, c’est
qu’il a subi l’effacement de ce que j’appellerais
son originalité critique. Au cours des XIXe et XXe siècles,
les femmes en lutte pour l’égalité donnèrent
un sens au mot " liberté ", au mot " universalité
", qui, conjugués au féminin, restaient incompréhensibles
au " sens commun ". C’est ainsi que leur subversion
fut écartée de l’histoire. Comme le dit Benjamin,
tout événement qui n’est pas directement visé
par l’historien est définitivement perdu par l’histoire
dans la mesure où il n’est pas récupéré.
Ponctuellement, le mouvement féministe a été
victime de cet effacement : voilà pourquoi, dans les années
soixante-dix, a pu être publié, sans aucune arrière-pensée,
ce numéro de Partisans intitulé : " Année
zéro du féminisme "...
Cet " autre sens des mots " n’interroge-t-il pas
tout le processus de formation et de perpétuation de la démocratie
représentative elle-même ?
Michèle Riot-Sarcey. Pour qu’il y ait dialogue, il
est nécessaire que chaque interlocuteur conçoive un
même référent, en donnant aux mots une signification
identique. Si l’ambiguïté du sens subsiste, le
dialogue devient un dialogue de sourds. C’est ainsi qu’un
certain nombre de femmes (ou d’hommes) peuvent s’exprimer
sans être entendus. Ces individus, ou groupes, sont alors
minorés car ils investissent la langue dans un sens contradictoire
à l’opinion dominante. Littéralement, on ne
" comprend " pas ce qu’ils disent. Par exemple,
pendant 150 ans, l’universalité a été
comprise au sens masculin, sans que cela ne gêne quiconque,
à l’exception de quelques-unes. Lorsqu’en 1944,
le vote est devenu effectivement universel, on n’a pas vu
la nécessité de changer de mot : les historiens n’ont
pas fait grand cas du fait qu’un même mot pouvait signifier
deux choses radicalement différentes. Et la même question
se pose à propos de la substitution du mot " parité
" à celui d’" égalité "...
Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran
(1) Voir notamment, le Réel de l’utopie, Albin Michel,
1998 et la Démocratie à l’épreuve des
femmes, Albin Micle, 1994.
Article paru dans l'édition du 8 mars 2001.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-03-08/2001-03-08-240753
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