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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/1998-11-28/1998-11-28-367570
L’utopie dit la multitude des espoirs inachevés Michèle
Riot-Sarcey :
ENTRE "la perception du quotidien des relations sociales et
la projection d’une autre réalité, jugée
possible, se joue, me semble-t-il, une large part du mouvement de
l’histoire"... Cette phrase, l’une des toutes premières
de son livre intitulé "le Réel de l’utopie"
(1), dit assez bien la démarche de Michèle Riot-Sarcey,
professeur d’histoire contemporaine à l’université
de Paris-VIII, qui interroge à la fois les "doctrines",
leur perception, leur rôle, ce qu’elle peuvent dire
de la politique elle-même. Et pas seulement au passé...
Avec ce livre, vous entendez notamment mettre en évidence
combien, dans les années 1830-1840, la pensée de Fourier
ou celle de Saint-Simon ont rencontré le champ social et
politique, et combien peut être féconde la lecture
de ce mouvement comme force concrète de changement. Pour
quelles raisons avez-vous entrepris ce travail de réévaluation
?.
J’ai essayé de rendre compte de l’historicité
de l’utopie, autrement dit du fait qu’on ne peut en
comprendre le sens hors des normes à l’éuvre
dans les rapports sociaux. Si l’on veut réfléchir
à ce qui a été considéré alors
comme "dissonant", il faut se reporter, précisément,
à ce qu’étaient les valeurs fondamentales prévalant
à cette époque. Ce qui m’a frappé, de
ce point de vue, c’est d’abord la place prise par l’histoire
qui, remplaçant la théologie d’antan, devient
première et sert à légitimer les pouvoirs.
Avec elle, il y a aussi le rôle joué par la "philosophie
du progrès" et par la morale Ä devenue de gouvernement
et n’ayant donc plus rien à voir avec la charge critique
qu’elle portait au XVIIIe siècle. Dans le même
temps, tous les courants politiques se réfèrent à
la notion de "doctrine", pour tenter d’asseoir leur
point de vue dans un discours de vérité. Dès
lors, il m’est apparu possible de penser différemment
l’utopie, à commencer par ceci que les utopistes Ä
notamment Saint-Simon et Fourier Ä ne se considèrent
pas comme tels, mais se pensent plutôt comme de véritables
réformateurs, ayant pour objectif de bouleverser les normes
sociales...
Précisément, vous expliquez avoir voulu, non plus
analyser les utopies saint-simoniennes et fouriéristes comme
des "idées anticipatrices", mais tenter de "les
confronter à tous ceux qui s’en sont approprié
le contenu"...
Si l’on examine de près les "doctrines"
de Saint-Simon ou de Fourier, on s’aperçoit qu’elles
sont assez proches des autres "doctrines" politiques.
Là n’est donc pas l’utopie. Ce qui est dit "utopie"
se situe dans la conjonction entre l’événement
et la perception de cet événement. Un exemple : la
révolte des Canuts, en 1831, a constitué un véritable
traumatisme. C’est à ce moment-là Ä et
à la suite de cet événement Ä que toute
une série d’hommes et de femmes ont entrepris d’interpréter
les "doctrines" utopiques pour penser la transformation
des rapports sociaux en fonction de cette révolte. Ce qui
est étonnant Ä par exemple à la lecture des milliers
de lettres adressées alors aux saint-simoniens Ä, c’est
de découvrir que l’exploitation de l’homme par
l’homme, qui est présente dans la "doctrine"
de Saint-Simon, est pourtant considérée par celui-ci
comme étant en voie d’extinction. L’utopie est
donc bien à rechercher dans la convergence entre un événement
et les idées qui naissent des interprétations de telle
ou telle doctrine par rapport à ce que commandait cet événement...
Cela a-t-il été perçu à l’époque
?
Après les grèves de 1840, les libéraux ont
considéré que l’utopie était véritablement
l’ennemie. Ils ont même décrété
"subversives" les idées des utopistes du XVIIIe
siècle. C’est à ce moment-là aussi qu’ils
ont créé l’utopie comme un "non-lieu",
c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être
accompli, et qui porte le risque, par l’interprétation
qui en est donnée, de subvertir les rapports sociaux. On
observe que, si les femmes et les hommes de la classe ouvrière
n’étaient pas considérés alors comme
étant des individus à part entière, les libéraux
étaient attentifs au fait qu’une partie de la classe
moyenne était sensible à la situation sociale existante.
C’est sans doute aussi de ce côté-là qu’il
faut rechercher l’une des clés de la séparation
entre le "social" et le "politique". Dès
le moment où les gens du peuple sont intervenus publiquement,
on a voulu se persuader Ä et persuader Ä qu’il ne
s’agissait pas d’une révolte à caractère
politique...
Vous notez que cette séparation a longtemps été
considérée comme "une donnée de l’histoire",
et que sa formation n’a été que peu interrogée.
Quelles explications proposez-vous ?
On a voulu séparer le "politique" du "social"
au nom de l’idée qu’il n’y avait qu’un
seul chemin de la liberté possible, celui ouvert au XVIIIe
siècle par les hommes de "raison" et continué
par les révolutionnaires de 1789, chemin qui suppose d’être
homme "éclairé" et donc propriétaire.
On a aussi établi alors des catégories sociales, certaines
"inachevées" Ä le peuple en faisait partie
Ä qui ne pourraient accéder à la liberté
politique qu’à partir du moment où elles disposeraient
de la raison, celle-ci ne pouvant être acquise que par l’école.
On a donc pensé l’école comme le chemin vers
la citoyenneté, mais aussi comme le moyen d’inculquer
ce mode d’être libre qui appartient aux hommes libres
qui gouvernent ces "non-libres" que sont les hommes du
peuple. Cette utopie comme "non-lieu" a donc eu pour finalité
de ne pas restituer au politique toutes les luttes sociales. Or,
en 1848, pour la population ouvrière, existait l’idée
Ä ou la croyance, ou l’illusion Ä que la République
serait sociale : d’autant qu’à partir des années
1840, les républicains s’étaient mobilisés
autour de l’idée que la situation sociale ne pouvait
pas se régler dans le système politique existant...
Au-delà des déceptions qui ont suivi, vous évoquez
les réflexions produites par quelques-uns des acteurs de
la Révolution de 1848...
Il est intéressant en effet de noter qu’au moment
où le discours de "vérité" des républicains
a été remis en cause, un certain nombre de personnes
très engagées dans la Révolution de 1848 Ä
Rolland, par exemple Ä ont expliqué que la solution
est d’"organiser le gouvernement direct". Or, ces
mots-là sont tombés dans l’oubli, dans le silence
: on n’a retenu que la "vérité" politique
que j’évoquais tout à l’heure. Dans "la
Question juive", Karl Marx note, à propos de ce qu’il
a appelé "la sophistique de l’Etat politique"
: "L’annulation politique de la propriété
privée, non seulement ne supprime pas la propriété
privée, mais la présuppose"... Quoi qu’on
pense de la pertinence de cette critique, la séparation entre
le "politique" et le "social" a profondément
marqué le mode d’écriture de l’histoire
et il me semble qu’elle est toujours à l’éuvre
aujourd’hui. Malgré des apports théoriques récents,
l’histoire politique se confond toujours avec celle de la
démocratie, de la République, de la citoyenneté.
Or, ce "politique"-là impose un discours, mais
ne répond pas aux situations, tant est si bien que ceux qui
se révoltent et qui réclament leur part du "souverain"
n’ont pas de mots pour dire le "politique" tel qu’ils
l’entendent. Si l’on veut comprendre les luttes actuelles,
il faut d’abord comprendre d’où vient le discours
politique qui s’est imposé à tous les partis,
et du même coup, essayer de saisir qu’à travers
les combats sociaux émerge un nouveau mode d’être
politique, soucieux de traduire, au fond, la volonté que
cesse la séparation dont je parlais.
Vous affirmez, en effet, avoir voulu aussi "interroger le
processus de formation du mode de penser la démocratie représentative".
Qu’avez-vous à dire sur sa crise ?
Ce qui est en train de mourir, c’est une République
d’ordre et de hiérarchie. Il ne s’agit pas à
mon sens de réinventer la République, comme certains
propos ou écrits le suggèrent, mais de fonder Ä
enfin Ä la démocratie, avec tout ce que cela implique
: repenser la liberté pour toutes et pour tous, et aussi
la prise en charge de cette liberté par chacun, ce qui est
sans doute la chose du monde la plus difficile. Au fond, il s’agirait
de concevoir que la représentation soit enfin représentative.
Si je reviens d’ailleurs au "politique" avec ce
livre, après avoir fait un détour par la réflexion
sur la domination dont les femmes sont victimes (2), c’est
précisément parce que ce travail m’a permis
de saisir quelques- unes des impasses dans lesquelles se trouve
aujourd’hui la démocratie représentative, et
la façon dont elle a engendré l’exclusion de
toutes celles et tous ceux qui n’étaient pas conformes
à ce modèle du "même", à la
fois éclairé et propriétaire...
Vous vous interrogez aussi longuement sur ce que peut être
"l’écriture de l’histoire du politique"...
Cette réflexion historique sur l’utopie des années
1830-1840 m’a permis de comprendre l’importance de l’espoir
utopique pour penser le devenir humain, au sens le plus concret
et le plus large du terme. Du même coup, j’ai vu là
matière à pouvoir réfléchir sur la façon
dont l’histoire s’est écrite, en redonnant vie
à l’utopie concrète. Je me suis rendu compte
que l’histoire avait été écrite en continuité
Ä du présent au passé Ä pour renouer un
fil, qui est en fait constamment défait par les événements.
Je crois qu’il importe de penser l’histoire, non plus
en continuité, mais par les discontinuités Ä
ce que Michel Foucault avait parfaitement saisi Ä et de voir
en quoi celles-ci sont importantes, pour rétablir, en quelque
sorte, la multiplicité des espoirs perdus. Ainsi, on comprendra
peut-être un peu mieux la multiplication de ces aspirations
inachevées qui réapparaissent aujourd’hui, d’une
autre façon. Les espoirs inachevés restent inachevés,
mais ils subsistent. Et ils avancent dans "le souterrain"
des choses, pour reprendre la belle formule de Walter Benjamin...
Entretien réalisé par JEAN-PAUL MONFERRAN
(1) Sous-titré : "Essai sur le politique au XIXe siècle".
Editions Albin Michel. 316 pages. 140 francs.
(2) Voir notamment "la Démocratie à l’épreuve
des femmes", paru en 1994 chez Albin Michel.
Article paru dans l'édition du 28 novembre 1998.
http://www.humanite.presse.fr/journal/1998-11-28/1998-11-28-367570
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