|
Origine :
http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=904
Tout d'abord un constat, sous forme d'évidence dont, il
est nécessaire de rappeler l'efficacité : notre société,
toutes les sociétés sont organisées, je devrais
dire enserrées dans des réseaux de domination où
les dominés, hommes et femmes, doivent se soumettre aux structures
sociales qui président à leurs actes et déterminent,
en partie, leur mode de pensée. L'objectivation des rapports
de pouvoir est tellement intégrée à la vie
courante que la réalité des multiples formes d'assujettissement
est voilée, voire rendue invisible. Il importe d'en saisir
les mécanismes afin de libérer une pensée souvent
prisonnière des déterminismes qui la commandent, déterminismes
qui se reproduisent insidieusement. D'un certain point de vue, le
marxisme, dans sa version instrumentale et donc appauvrie, au même
titre que l'idéalisme libéral, a contribué
à renouveler les modes de pensée contraints. Par l'interprétation
réductrice, an-historique d'une pensée en mouvement,
il a empêché que se développe la réflexion
critique, seule à même de permettre un processus de
subjectivation de l'individu - Processus nécessaire à
l'expression d'une liberté, au sens autonome du terme, dont
l'apprentissage doit être réinventé, tant l'habitude
de la liberté soumise s'est inscrite dans le mode d'être
de la plupart des individus.
Le travail, condition d'existence des sociétés, fut
très tôt objet d'analyse. La domination universelle
de la "valeur d'échange" sur les hommes, nous dit
Adorno, empêche les sujets libres d'être des sujets,
rabaisse la subjectivité elle-même à un simple
objet. L'universalité devient précisément le
lieu de la non-vérité, lieu privilégié
où s'exercent toutes les formes de contraintes : contraintes
physiques, morales, contraintes visibles mais aussi contraintes
inculquées, contraintes intériorisées. Le travail
n'est cependant qu'un des domaines où s'exerce la domination.
"Le travail ne doit être hypostasié sous aucune
forme, que ce soit celle du labeur manuel ou celle de la production
intellectuelle. Une telle hypostase ne fait que répéter
l'illusion de la prédominance du principe productif. [1]"
Compte tenu de la prédominance théorique de la "valeur
d'échange" dans la pensée critique, on a longtemps
cherché à penser la domination des femmes du point
de vue de leur exploitation économique, exploitation qui
les visait en tant que catégorie soumise et doublement assujettie.
Les travaux pionniers de Christine Delphy sur le travail domestique
s'inscrivent dans cette continuité critique. Ceux de Colette
Guillaumin sur l'identité des comportements sexistes et racistes
mettent en lumière l'invisibilité du travail des femmes
comme de celui des esclaves. Enfin, ceux de l'anthropologue, Paola
Tabet [2], trop peu connus encore, à propos de "la production
d'enfant" et de "la reproduction forcée" mettent
l'accent sur un domaine de contrainte qui est resté dans
l'ombre de l'anthropologie traditionnelle. Ces approches ont, en
quelque sorte, soumis à la question les rôles sociaux
perçus jusque-là comme des avatars du système
ou pour le moins des effets de la division naturelle des sexes.
Ils ont ouvert la voie à la construction sociale des genres
et permis de saisir la catégorie "femmes" comme
une catégorie construite qui, d'un certain point de vue,
précède ou en tout cas accompagne la partition des
rôles et donc l'assujettissement des femmes au système
de pouvoirs en général et à la domination économique
en particulier.
Cet assujettissement singulier s'étend à tous les
domaines de la vie dont, il faut le rappeler, le travail n'est qu'un
des aspects. C'est pourquoi il me semble utile de revenir à
cette construction sociale. L'existence même de cette singulière
catégorie, qui n'a de réalité que par la négation
dont elle fait l'objet, ou si l'on veut par les privilèges
négatifs qui la constituent, préside à l'expression
du pouvoir à l'œuvre. Elle est, si j'ose dire, consubstantielle
des pratiques sociales de pouvoir. Les rapports sociaux, dont la
domination de sexes est l'élément clé du système,
au cœur de la hiérarchie sociale, ne perdurent et ne
se reproduisent qu'à partir de ce socle fondateur. Ne perdons
jamais de vue que le pouvoir s'exerce de l'un sur l'autre. Et l'existence
de l'autre en tant qu'autre est pensée le plus souvent comme
condition de possibilité de la liberté de l'un. A
partir de ce constat - banal, mais oh ! combien déterminant
pour comprendre la plupart des présupposés qui sous-tendent
la naissance de l'État moderne, l'idée de souveraineté,
l'extension de citoyenneté - l'universel peut être
repensé, dans son utilisation, voire son instrumentalisation,
dans sa non-vérité. Jusqu'alors, les analyses historiques
et théoriques n'ont guère permis de penser la tension
entre universel et particulier. Son emploi commode évite,
dans la plupart des cas, d'interroger le référent
qui jamais n'est neutre mais toujours masculin. L'appropriation
de la liberté par les uns au détriment des autres
s'accompagne toujours d'une production qui échappe à
l'économie, celle de l'autre qui est de fait masquée
par l'analyse d'ensemble des sociétés, à l'intérieur
desquelles on ne distingue plus mais on englobe les uns et les autres,
de peur de rater l'essentiel de la reproduction du système,
ou de sa permanence. Or, cet évitement, calqué sur
le système lui-même, est au cœur des erreurs d'analyse
des rapports de domination.
Mise en lumière par les anthropologues, la force sociale
des rapports inégaux entre hommes et femmes est apparue comme
essentielle pour comprendre le socle sur lequel reposent la plupart
des civilisations. Mais, malgré le renouvellement dont ils
font l'objet, et dont la visibilité est perceptible au chercheur
rigoureux, trop présents, ces rapports sont identifiés
le plus souvent à des invariants. Non historicisés,
ils sont vus comme des conservatoires de civilisation ou des nécessités
sociales. Une partie des anthropologues de renom s'est ralliée
au concept d'englobement forgé par Louis Dumont [3]. Entre
la hiérarchie et le conflit, l'auteur a adopté la
hiérarchie parce que, dans sa structure, la hiérarchie
impliquerait l'"inversion", c'est-à-dire permettrait
d'échapper à la domination globale sous la forme de
l'assujettissement par exemple, le pouvoir civil des uns serait
compensé par le pouvoir domestique des autres, le pouvoir
public de l'un serait compensé par le pouvoir privé
de l'autre. Comme nouvelle façon de valoriser la complémentarité
des sexes dans l'inégalité, ce point de vue ne devrait
susciter de commentaires que dans le cadre restreint où il
est émis, si ce n'est que cette opinion particulière,
empreinte de présupposés politiques non avoués,
théorisée par des spécialistes, est très
largement partagée par les différents courants de
pensée qui participent à l'élaboration de l'opinion
commune, hâtivement classée dans la catégorie
des mentalités.
Par la non-prise en considération de la hiérarchie
fondatrice et donc conservatrice des sociétés inégales,
un certain nombre de marxistes, même les plus critiques, ne
se distinguent guère de cette vision libérale du monde
dont l'objectif, presque énoncé, est la conservation
de l'ordre social. Réduisant la domination de sexe à
sa dimension économique, ces derniers manquent l'analyse
critique de la construction de l'autre. Or, cette construction,
à laquelle participent les dominés eux-mêmes,
est la garante de la reproduction du système. En éludant
cette forme de domination, ils s'interdisent, en fait, de subvertir
fondamentalement le système économique et politique
qu'ils combattent. Ainsi, par exemple, la reproduction de la domination
de sexes, dans les partis ou groupes assimilés, sera perçue
comme secondaire, au même titre que les rapports privés
des militants qui, par leurs pratiques quotidiennes autant que par
leurs élaborations théoriques, permettent de renforcer
le socle même de l'ordre et de la hiérarchie sociale
contre lequel ils s'insurgent.
A ce stade de la réflexion, il importe d'être précis
sur la signification et l'usage des mots.
Entre l'exercice du pouvoir et la perpétuation d'une domination,
inscrite dans la structure sociale et reconduite dans les institutions,
entre le fait d'agir et l'acte de soumettre, toute une gamme de
distinctions est perceptible et nécessaire à analyser.
Je me rallierai volontiers à la définition de Michel
Foucault selon qui, l'exercice du pouvoir est un mode d'action des
uns sur les autres, mode d'action qui agirait sur les actions propres
des individus. C'est là qu'intervient la domination.
Le pouvoir est inséré dans des rapports inter-individuels
ou l'autorité et/ou la force interviennent. Ce rapport est
en acte dès l'enfance. L'enfant est agi et, pour se distinguer,
il doit, dans un processus d'abord d'identification, puis d'individuation,
enfin de subjectivation devenir lui-même. Mais, très
tôt ou très vite, ces rapports de pouvoir se muent
en rapports de domination qui s'inscrivent ou sont inscrits dans
les institutions. Les rapports humains sont ainsi transformés
en rapports inhumains et l'agir des hommes devient force des choses.
C'est ainsi que l'exercice du pouvoir passe de l'acte humain, évolutif
et transformable, à la pratique du règne : les individus,
pris dans un dispositif de relations intangibles, sont soumis à
une domination donnée comme une invariance.
Dans l'acte de dominer, il n'y a plus d'action de réciprocité
; les rapports inter-individuels sont figés dans des identités
sociales dont la conceptualisation masque la réalité
des dominés. Aujourd'hui, la multiplicité des identités
collectives contribue à rigidifier les rapports et à
pérenniser la domination dans des inégalités
construites à travers des représentations culturelles
modelées dans un esprit de contrainte et dans un but d'enfermement.
La résistance à l'uniformité et à la
soumission, qui ne manque pas d'être signifiée, n'est
souvent pensée qu'à l'aune de la catégorie
dont l'hétéronomie est écartée. Aussi
la réalité des individus multiples, qui se meuvent
dans une configuration plurielle, s'efface-t-elle devant ces entités
collectives dont la figure détermine le comportement des
individus placés dans l'incapacité de devenir sujets
de leurs propres actes.
Si j'ai voulu élargir la réflexion au-delà
du fonctionnement social, fondé sur le contrôle du
travail des hommes et des femmes, c'est, on l'a compris, afin de
mettre au jour un processus systématiquement occulté
par ignorance ou par mesure conservatoire. Par incapacité
à penser les rapports de pouvoirs qu'ils subissent ou qu'ils
transforment en domination, des hommes, et aussi des femmes, contribuent
à pérenniser le système en le renouvelant.
La pérennité apparente du système est favorisée
par le comportement social des individus, hommes et femmes. Dans
le fonctionnement hiérarchique des rapports sociaux, les
uns ont tendance à s'identifier au leader, au chef, au responsable,
à l'homme de pouvoir, les autres, par nécessité
d'être reconnu(e)s, peuvent s'adapter aux normes et aux modèles
sociaux dont l'efficacité est requise pour le maintien de
l'ordre établi.
Pour l'essentiel et pour aller vite, le monde, les rapports humains
se pensent à partir d'outils voire de modèles théoriques
et en fonction d'une pratique politique. Un constat s'impose : les
individus, même les plus critiques, ceux qui rejettent l'universel
comme non-vérité, pensent, s'identifient, analysent,
instrumentalisent ce monde à partir de concepts ou d'un penser
philosophique qui n'ont cessé d'occulter l'existence même
des femmes en tant qu'êtres humains. Visibles en tant qu'êtres
sexués, les femmes sont placées dans l'ombre de l'humain,
totalement rempli par le genre masculin qui se l'approprie. La pensée
abstraite, dans son concept, renvoie toujours à un neutre
singulièrement masculin. Pendant des siècles, l'accès
à l'individualité pleine et entièrement humaine
fut rendue possible aux femmes, que ce soit par le discours ou par
la pratique politique. La femme ne fut pas pensée comme individu
humain, au même titre que l'homme, mais comme être sexué.
La différence sexuelle servit de bâti à la différenciation
sociale. Longtemps le discours d'une gemme, --discours politique,
discours philosophique - fut perçu comme un non-sens, ou
plus précisément entendu comme propos émis
par un être sexué qui se logeait dans le discours d'un
autre. Le maître à penser n'était jamais une
femme mais toujours UN maître. De l'ombre, les femmes pouvaient
être mises en lumière, voire vivement éclairées,
posées sur un piédestal, par nécessité
de construire une culture en opposition à la nature qu'elles
représenteraient. Elles devenaient cette "autre",
garante de l'existence de la civilisation. La nature, toujours redéfinie,
à laquelle le devenir des femmes était identifié,
était alors la condition d'existence de la structure politique.
En l'absence de cette assignation de l'autre à une place
souhaitée immuable, à la fois lieu de conservation
et condition de possibilité de l'épanouissement de
l'un, la civilisation, au sens ou l'entendait Fourier, s'effondrait
ou risquait de ne pas être. Dans ce mode de penser le monde,
où la distinction "implicite ou marquée"
est introduite entre le général - au référent
toujours masculin - et le particulier sans cesse redéfini,
les femmes n'ont accédé au monde social que comme
filles, épouses ou mères, et uniquement comme telles,
statut particulier qui n'est pas propre aux civilisations modernes.
Ainsi souligne Nicole Loraux : la distinction est bien lisible entre
"théos" et "théa", le "dieu"
en sa généralité et la déesse en sa
"sexuation" [4].
Objets de connaissance, les femmes furent rarement sujets de discours.
Mieux que d'autres théoriciens, les psychanalystes ont perçu
cette occultation vécue comme tension par les "individues"
qui la subissent : "Aucun des piliers de la théorie
n'est donc en elles. Et elles sont cependant le pilier (en tant
que cause de l'ensemble) de tout le mouvement des pensées
et des actes, au sens ou l'analyse elle-même ne s'est pas
fomentée autrement [5]."
Or, le travail théorique qui ne se donne pas les moyens
de prendre en compte l'analyse des rapports de domination s'interdit
la critique d'ensemble. De fait, il est réfléchi de
l'intérieur du système auquel il participe et non
de la place de l'observateur extérieur qui s'est refusé
à l'entretenir. C'est l'extériorité conquise
qui établit la distance nécessaire à l'analyse
d'un système qui assujettit. Cela suppose, il est vrai, de
lire et relire les classiques de ce point de vue. Par exemple, comment
est-il possible de concevoir un numéro spécial "Hegel",
en l'absence d'une réflexion sur le mépris entretenu
par le philosophe à l'égard des femmes en général
et de leurs incapacités publiques en particulier ? Cet interdit
participe de la totalité de la pensée du maître
influent qui a marqué le mode de penser la liberté...
des hommes, exemple parmi tant d'autres, dont l'analyse critique
a été largement mise au jour. L'invisibilité
des femmes ou leur instrumentalisation ne peut être mise à
l'écart d'une pensée critique pas plus qu'elle ne
peut être abstraite du renouvellement de l'épistémologie.
Mais, dans la plupart des cas, il est pensé possible de faire
l'économie des travaux des féministes pour renouveler
un mode de pensée ou subvertir les rapports sociaux existants
(mais s'agit-il d'un penser ou est-ce une pratique impensée
?). Le changement actuel ou plutôt l'inflexion perceptible
dans des travaux comme ceux de Bourdieu ne doivent pas faire illusion.
Le médiatique sociologue peut encore se permettre d'emprunter
outils conceptuels et analyse critique aux féministes, sans
les citer. Le travail théorique des féministes, en
France ou à l'étranger, reste, pour l'essentiel, dans
la clandestinité. Le savoir normatif comme l'élaboration
de la pensée critique est, avec le pouvoir politique, un
des bastions masculins. Comment s'en étonner ? Mais les intellectuels,
qui se voudraient intellectuels non-organiques, au sens gramscien
du terme, devraient méditer cet état des choses et
des hommes s'ils veulent participer à un quelconque dépassement
du système qu'ils dénoncent.
De même que le savoir théorique, le pouvoir politique
t réservé à "une communauté de
semblables". Je l'ai montré ailleurs, comme d'ailleurs
beaucoup d'autres chercheuses, que ce soient Joan Landes ou Carole
Pateman, la construction d'une catégorie particulière,
dans les principes libératoires, à la fois exclue
et incluse du langage conceptuel censé prendre en compte
le genre humain, la construction de l'autre ut la condition d'existence
des républiques ou des démocraties modernes dites
représentatives. La liberté n'a jamais été
pensée dans sa réalité publique à partir
de l'autonomie de la personne humaine, mais a toujours été
élaborée par rapport à une dépendance.
L'homme était le représentant naturel de sa famille
dont les membres étaient inégalement libres, mais
également dépendants. A chaque élargissement
du corps civique, il était ainsi nécessaire d"'inventer"une
nouvelle dépendance, un nouveau rapport de domination : les
femmes, les juifs, les noirs, les étrangers, les immigrés,
comme si la construction sociale d'individus dépendants était
la condition de la liberté de celui qui accède à
son exercice public par la pratique de la domination ; comme si
la domination était le principe actif de l'accès à
la liberté des uns au détriment des autres : ceux-ci,
toujours identifiables et identifiés hors du corps politique.
Le modèle libéral s'est imposé à tous
les partis dont la structure organisationnelle fut fondée
sur la même hiérarchie, pas toujours du même
type, mais dont la finalité, non explicitée mais pratiquée,
était identique : préparer, former une élite
éclairée à laquelle pourraient s'identifier
les autres, les masses ou les individus rares des groupuscules.
Dans ce processus, l'"appropriation des femmes" comme
le souligne Nicole-Claude Mathieu fut un "coup de force permanent",
appropriation souvent non violente, mais toujours dans une stratégie
d'englobement, par un dispositif de contraintes. Cette appropriation
fut la condition d'existence des sociétés politiques.
C'est pourquoi, sachant "qu'il est difficile d'expliquer que
les armes sont destructrices quand les armes imposent la loi",
il faut savoir que tout individu conscient des réalités
du monde auquel il est assujetti devrait se saisir de ce rapport
fondateur pour le dépasser en se donnant les moyens de sortir
de la communauté théorico-politique qui l'emprisonne
plus sûrement que le travail auquel il est astreint.
De cette "violence existentielle" (Nicole-Claude Mathieu)
et de cette "double contrainte" (Colette Guillaumin) [6],
il est difficile de sortir.
L'assignation autoritaire à chaque personne d'une identité
dont les principes lui sont extérieurs est vraie pour tous,
mais l'hétéronomie de l'identité "femmes"
est renforcée par les organisations d'hommes qui lui refusent,
de fait, l'accès à l'individualité pleine et
entière. Il n'y a pas d'équivalence entre les organisations
d'hommes et les organisations de femmes : dans ce rapport de domination,
les rapports inter-individuels sont plus forts que les rapports
collectifs. Les femmes sont à la fois dans l'histoire des
hommes et hors de cette histoire. Il n'est pas possible de penser
la transformation de ces rapports dans les mêmes termes que
la domination économique ou les conflits de classes. Le rapport
de force est mis hors de ce jeu où s'entremêlent volonté
d'être et nécessité d'être aimé.
Or, se penser femme assujettie à un système auquel
on veut mettre un terme suppose une reconnaissance de soi par l'autre.
Il est impossible d'accéder à cette reconnaissance
dans l'isolement [7]. Les groupes de pression sont ponctuels, sans
structures permanentes et la conscience de genre est discontinue.
Quant à la conscience féministe, elle ne peut permanence
résister à la farouche contestation dont elle fait
l'objet par ceux qui sont considérés comme ses alliés.
Il est de notoriété publique que la promotion des
femmes dans les partis, dans les groupes ou dans les lieux où
savoir et pouvoir s'entremêlent est toujours inversement proportionnelle
à leur engagement féministe.
De fait, la catégorie femme, constamment minorée,
impose un déterminant aux "individues" femmes qui,
ponctuellement, les conduit à se situer par rapport à
ceux qui assujettissent l'ensemble. Danièle Kergoat a bien
montré, dans son étude sur les ouvrières, combien
l'identification à la catégorie femme était
difficile, voire impossible. Toujours le négatif l'emporte
sur le positif et, pour exister au regard de la communauté,
l'"individue" femme se doit de se distinguer de ces autres
à qui l'individualité pleine et entière est
déniée. Seul un large mouvement, celui des infirmières,
a permis l'émergence d'une conscience d'assujetties en tant
que femmes, mouvement qui a conduit à définir de nouvelles
formes de luttes [8].
Nous sommes aujourd'hui au tournant d'une réflexion critique
et dans la capacité de mettre en oeuvre un renouvellement
épistémologique et politique, tournant possible si
nous acceptons de réinterroger concepts et outils théoriques
du point de vue de la part restée dans l'ombre de la pensée
dominante. Il ne peut être possible d'envisager l'émergence
d'un mouvement à même de s'engager dans une démarche
de désassujettissement des multiples formes de pouvoirs à
l'œuvre qu'à la condition de prendre en compte le rapport
de domination des uns sur les autres dans une pratique qui met en
jeu l'individu un par rapport à l'individu autre. De cette
pratique, la domination des hommes sur les femmes est la figure
emblématique. Mais cela suppose que les théories féministes
cessent d'être marginalisées et soient partie intégrante
des théories politiques renouvelées. A défaut,
les hommes de savoirs, même les plus marginaux par rapport
aux pouvoirs en place, se condamnent à l'incomplétude
et donc à une certaine forme d'inefficacité.
[1] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, critique de
la politique, Paris, Payot, 1978, p. 142.
[2] Paola Tabet, "Fertilité naturelle, reproduction
forcée, L'Arraisonnement des femmes", Essais en anthropologie
des sexes réunis par Nicole-Claude Mathieu, Cahiers de L'homme,
Paris, Hautes Études, 1985.
[3] Voir à ce propos Mary Douglas, Hiérarchie et
voix de femmes (Angleterre, Afrique), Philosophie et Anthropologie,
Espace international, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992.
[4] Nicole Loraux, Qu'est-ce qu'une déesse ? Histoire des
femmes, dir. gén. Georges Duby et Michèle Perrot,
5 vol., L'Antiquité, sous la dir. de Pauline Schmitt Pantel,
vol. I, Paris Plon, 1991.
[5] Wladimir Granoff, La pensée et le féminin, Paris,
Minuit, 1976, p. 287.
[6] Voir Nicole-Claude Mathieu, L'anatomie politique, catégorisations
et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991.
Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, L'idée
de nature, Paris, Côté-femmes, 1992.
[7] Voir Mary Douglas, op. cit.
[8] Voir à ce propos Danièle Kergoat, Françoise
Imbert, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier,
Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, Paris Lamarre,
1992.
|